VAN GENNEP (A.)
Il suffirait à la gloire d’Arnold Van Gennep d’être l’auteur de l’ouvrage Les Rites de passage. Mais il fut paradoxalement l’homme d’un seul livre et l’auteur d’une œuvre innombrable. Sans ses travaux méthodiques, en effet, l’ethnographie de la France n’existerait pas. Sur les matériaux collectés au hasard par les folkloristes du XIXe siècle, il se livra à un travail comparable à celui de Linné en botanique, travail auquel sa théorie des rites de passage servit de principe classificateur. On voit, en outre, dans le filigrane de son œuvre, les contours des théories modernes de l’anthropologie, qui apparaissent à maintes reprises sous la forme d’ébauches thématiques et spéculatives.
D’une formation inhabituelle aux études sur le totémisme
En dépit de l’importance de son œuvre, Van Gennep resta toujours en marge de l’Université française, qui ne lui accorda jamais de place en son sein. Dès ses années d’études et de primes recherches, il refusa de s’inféoder à l’école sociologique française qui, avec Émile Durkheim, tenait alors le haut du pavé.
Il est né à Ludwigsburg, en Allemagne, d’un père descendant d’émigrés français. Sa mère, divorcée alors qu’il avait six ans, revint en France avec lui et épousa un laryngologue qui exerçait, l’été, à la station thermale de Challes-les-Eaux. C’est de cette époque que date son attachement pour la Savoie, qu’il considéra comme sa patrie d’adoption et qu’il parcourut entièrement, commune après commune. Sa formation universitaire ne devait pas passer par la Sorbonne, qui n’offrait pas d’aliments suffisants à son appétit de savoir. Il apprit l’arabe à l’École des langues orientales, la linguistique générale, l’égyptologie, l’arabe ancien à la section des sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études, et les religions des peuples non civilisés et islamiques à la section des sciences religieuses de cette même institution. À cette formation inhabituelle concourut le don hors du commun qu’il avait pour les langues. Connaissant six langues dès sa jeunesse, il était capable d’en acquérir d’autres appartenant à la même famille linguistique, passant par exemple sans difficulté du polonais au russe. Comme peu de gens à cette époque, il était averti de la richesse culturelle que constituent la variété et la diversité linguistiques. Après avoir passé sept années au ministère de l’Agriculture comme chef des traductions, il abandonne ce poste pour se consacrer à ses travaux de recherche personnels, assurant sa subsistance et celle de sa famille grâce à des chroniques régulières (au Mercure de France et à la Revue des idées principalement), à des traductions et à des conférences. Dès lors, sa vie se confond totalement avec son œuvre. Il le reconnaît lui-même en 1912: «Faire des recherches d’ethnographie et de folklore, ce n’est déjà plus un travail, ou une occupation, ou une distraction: c’est une nécessité organique, à laquelle je dois céder sous peine d’être, sinon malade, du moins déséquilibré de ma vie normale.»
Avant la publication de l’ouvrage capital que sont Les Rites de passage en 1909, Van Gennep est préoccupé, comme les sociologues de son temps, par les problèmes posés à l’origine par l’école anthropologique anglaise: le totémisme en tout premier lieu, et aussi les formes originelles de la religion, le tabou, les rapports du mythe et du rite, la magie. Cette période de son œuvre est définitivement close avec son livre L’État actuel du problème totémique , étude critique des théories sur les origines de la religion et de l’organisation sociale (1920), qui se voulait un bilan provisoire des travaux sur le totémisme, mais qui fut, comme le dit Claude Lévi-Strauss, le «chant du cygne» d’une telle recherche.
La notion décisive de «rite de passage»
«Livre capital», disions-nous des Rites de passage. Capital, en effet, dans l’œuvre de Van Gennep, pour qui, de son aveu même, c’était «comme un morceau de sa chair et le résultat d’une sorte d’illumination interne qui mit subitement fin à des sortes de ténèbres où je me débattais depuis près de dix ans». Capital surtout parce qu’il met au jour un concept d’une très grande importance dans l’étude des sociétés humaines et de leur fonctionnement. Sans doute convient-il de se demander d’abord ce que sont les rites de passage.
Les rites de passage sont les rites qui accompagnent les changements de lieu, d’état, d’occupation, de situation sociale, d’âge. Ils rythment le déroulement de la vie humaine, «du berceau à la tombe». Et, puisque cette vie humaine s’inscrit dans une périodicité naturelle, d’autres rites marquent les passages d’une année à l’autre, d’une saison à l’autre et d’une lunaison à l’autre. Ils comportent toujours trois stades successifs: de séparation, de marge, d’agrégation. Cette séquence se retrouve invariablement, en dépit du fait qu’un de ces stades puisse être plus ou moins marqué. On sait que Van Gennep insista toujours beaucoup sur la similitude des rites de passage et des passages matériels. Il entendait par passage matériel un col en montagne, un cours d’eau, le seuil d’une maison ou d’un temple, un portique, la frontière entre deux territoires ou pays, etc. Les rites de passage non seulement comportent très souvent dans leur cérémonial le franchissement réel d’un passage matériel, mais ils ont, en outre, pour modèle ces passages matériels, ils sont calqués sur eux. C’est dire que les rites de passage, en plus de leur caractère temporel évident dans leur forme – la succession des trois stades – et dans leur fonction – la scansion de l’écoulement du temps –, possèdent aussi une dimension spatiale moins manifeste au premier abord. Ils sont, grâce à ce double caractère, véritablement coextensifs à la nature humaine, qui s’inscrit à la fois dans le temps et dans l’espace.
L’apparente simplicité du schéma des rites de passage, et en particulier de la succession obligée des trois stades (la séquence cérémonielle), ne doit pas cacher ni réduire la complexité et la richesse des faits eux-mêmes, mais permettre de les ordonner. Il arrive parfois qu’un des stades soit plus développé ou plus accentué que les deux autres (ainsi le stade de séparation dans les rituels de la mort) ou que le stade de marge s’étende sur un intervalle de temps assez considérable pour constituer à son tour unrite de passage secondaire, pourvu des trois stades successifs. Parfois aussi, il se trouve qu’un rituel de séparation devienne, si on le considère par rapport à un autre ensemble, un rituel d’agrégation. Ainsi, les rituels de la mort sont, certes, des rituels de séparation d’avec le monde des vivants, mais aussi des rituels d’agrégation au monde de l’au-delà, quel que soit le système religieux à l’intérieur duquel ils sont célébrés.
En dépit de la fulgurance apparente de l’apparition de la notion de rite de passage dans l’œuvre de Van Gennep, on ne peut pas ne pas établir un lien entre son émergence et la publication en 1907 d’un long article de Robert Hertz, jeune sociologue dont l’œuvre pleine de promesses fut brutalement interrompue par une mort prématurée durant la guerre de 1914-1918. Dans cet article, intitulé «Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort», R. Hertz étudiait la mort comme phénomène social nécessitant des rituels nombreux et complexes et comme représentation sociale d’un passage de la société visible des vivants à la société invisible des ancêtres – le deuil étant, à l’origine, la participation nécessaire des survivants à l’état mortuaire de leur parent. Dans ces rituels, et particulièrement dans ceux qui exigent une double inhumation, on observe une période intermédiaire, marquée par la sépulture provisoire et un séjour non encore définitif de l’âme, et une cérémonie finale, qui donne au cadavre une sépulture définitive et à l’âme l’accès au séjour des morts et libère les vivants. On peut y reconnaître des équivalents du stade de marge et du stade d’agrégation des rites de passage de Van Gennep. Mais R. Hertz ne systématise pas ces rituels, il ne les formalise pas, il ne les nomme pas; il n’en voit pas toute la généralité ni toute l’étendue. En revanche, il s’interroge plus que ne le fait Van Gennep sur les fonctions de ces rites, en particulier sur la nécessité d’intercaler du temps à chaque changement d’état d’un individu dans la société.
Au cours de l’année qui suit la parution des Rites de passage , Van Gennep publie un ouvrage, intitulé La Formation des légendes (1910), dans lequel il suggère une autre application de la notion de séquence. La séquence cérémonielle désignait, dans le premier ouvrage, l’ensemble des rituels d’une même cérémonie et leur sens par rapport à la place qu’ils occupent respectivement et par rapport aux relations qu’ils ont les uns avec les autres. De la même manière, l’étude isolée d’un thème de mythe, conte ou légende n’apporte aucune clé pour résoudre les problèmes de la littérature populaire. Seul le repérage de combinaisons de thèmes, de «séquences thématiques», permet de dégager des lois de formation. Ces lois ne sont, certes, pas celles de l’analyse structurale des mythes – et pour cause. Elles dessinent cependant les linéaments d’une étude formaliste. La première de ces lois est le principe de localisation et délocalisation: un thème sera, dans un récit, localisé et, dans un autre, non localisé. De la même manière, les protagonistes du récit sont ou bien personnalisés, individualisés, ou ne le sont pas. La loi de temporation/détemporation concerne la présence ou l’absence d’indications spatio-temporelles dans la narration. La dernière de ces lois est celle de la convergence/dissociation des thèmes: lorsqu’elle est empruntée, une séquence thématique peut perdre un ou plusieurs de ses thèmes, et la question se pose de savoir jusqu’où ces pertes (ou acquisitions) de thèmes lui permettent de rester un ensemble organique toujours identique. Van Gennep approche ainsi de très près le problème de la typologie des contes, problème qui – sans qu’il le sût, semble-t-il – était à la même époque en train de recevoir sa solution, loin dans le nord de l’Europe, en Finlande, grâce aux travaux d’A. Aarne.
Les travaux sur le folklore de la France
À partir de 1922, Van Gennep se consacre entièrement à l’ethnographie et au folklore de la France. Sans doute serait-il malvenu d’émettre un regret lorsqu’on mesure l’accumulation de matériaux et l’outil incomparable de travail que sont les six grandes monographies régionales et le Manuel de folklore français contemporain , sans parler d’articles nombreux. Il faut cependant avouer que, pris par l’urgence de la tâche à accomplir, Van Gennep ne manifeste plus, dans cette seconde partie de son œuvre, autant d’esprit d’invention et de curiosité, autant d’intérêts «tous azimuts». Il dispose, en effet, d’un schéma qui lui permet d’introduire un ordre et une intelligibilité dans la complexité des faits: le schéma des rites de passage. Il met cependant au jour des problèmes dignes d’intérêt. Celui des zones folkloriques le préoccupe à partir de 1930 environ.
L’exigence, qui est la sienne, de localisation géographique des matériaux permet de faire apparaître des zones de présence ou d’absence d’un fait ou d’un groupe de faits folkloriques, à l’intérieur d’une région plus ou moins vaste (du territoire français tout entier à un canton particulier). Aucun principe d’explication hétérogène à l’ethnographie et au folklore ne s’applique à ces zones, qu’il soit de nature géographique, économique, historique, politique ou linguistique. Elles possèdent donc une autonomie de formation et d’évolution. «Le report sur cartes fait surgir des problèmes dont mes prédécesseurs n’avaient même pas l’idée. Déjà un fait général se dégage, à savoir: que les phénomènes collectifs dits folkloriques évoluent dans un plan autonome qui est indépendant de la géographie, de l’organisation politique, de l’organisation diocésaine, de la différenciation économique, du dialecte, et qu’ils obéissent à des lois que sommairement on peut sans doute nommer sociologiques, bien que nuancées singulièrement.»
Dès 1930, Van Gennep affirmait que le folklore était une science autonome, dont il reste à découvrir et à formuler les lois. Et à la loi des rites de passage il proposait d’ajouter la loi des zones folkloriques. Mais il ne découvrira pas les lois de formation des zones folkloriques, à supposer qu’on puisse les mettre au jour. Il se contentera d’en déceler l’existence, de les repérer.
On voit ainsi combien cette œuvre si riche abonde en idées neuves, mais aussi en pistes de recherche qu’on peut emprunter en toute confiance, certain de cheminer dans des régions fertiles. Van Gennep a toujours manifesté ce qu’il faut véritablement appeler de la foi envers l’ethnologie, ses capacités de s’affirmer comme science et science autonome, son avenir («Si le XIXe siècle, disait-il, a été le siècle des sciences historiques, le XXe siècle sera celui des sciences ethnographiques»). L’ethnologie dispose, en effet, comme la biologie d’un laboratoire «immense et presque infini: il comprend tous les groupements humains, éparpillés à la surface de la terre tout entière».
Encyclopédie Universelle. 2012.