CSOKONAI (V. M.)
Un grand poète rococo, fils d’un siècle réputé néfaste aux muses, et qui compte pourtant parmi les plus authentiques génies poétiques hongrois, cela tient presque du miracle! L’étonnement d’un disciple de Taine n’en serait que plus grand s’il voulait expliquer cette poésie par le lieu, le moment, ou par la complexion de l’artiste: la Hongrie d’alors est un pays arriéré et paysan, et la plus grande ville de l’époque, Debrecen, où Csokonai passe la majeure partie de son existence – les vingt-deux premières et les cinq dernières années – une vaste bourgade; le renouveau timide des lettres hongroises, provoqué, après une très longue somnolence, par l’Aufklärung et le réveil du nationalisme, s’annonce alors sous le signe du néo-classicisme et du préromantisme, quant à Csokonai, c’est un être mélancolique, misanthrope, malade, atteint de tuberculose, un répétiteur chassé de son collège, un pauvre vagabond qui fait les plus beaux rêves d’Arcadie. Et pourtant, «en faisant danser les Grâces et les Amours sur le sable de la Puszta», selon le mot du critique Antal Szerb, en donnant une saveur quelque peu rustique aux charmes du rococo, en assumant, quasi héroïquement, l’anachronisme de son inspiration et de ses modèles, et en surmontant, dans une synthèse brillante, tant d’autres contradictions, Csokonai confère des accents véridiques, poignants même, à un style devenu ailleurs fade et artificiel. La fiction se présente chez lui, non plus sous la forme d’un jeu de cour ou d’érudits, mais comme un rêve nostalgique; et le poète vit, à chaque instant, douloureusement, la séparation entre la réalité fruste et sordide et l’Arcadie mythique, pays imaginaire du repos, de la pureté originelle, du bonheur circonscrit.
«Il faut être bien sot...»
Le retard sur l’évolution des lettres européennes et l’anachronisme de la situation faite à l’artiste expliquent souvent certains traits de la littérature hongroise. Csokonai tire profit de l’un, même s’il pâtit de l’autre. En effet, l’enfant prodige d’un chirurgien-barbier, qui apprend très vite le grec, le latin, l’italien, le français et l’allemand, reçoit, dans le vieux collège de sa ville natale, une culture vaste, mais éclectique et passablement démodée; et pour tout viatique, outre les inévitables auteurs classiques, il aura l’Arioste, le Tasse, le Cavalier Marin, Giambattista Guarini, Métastase, les poètes anacréontiques de l’Arcadie italienne, maîtres baroques et rococo, souvent de second ordre, dont les pastorales, les chansons, les cantates lui serviront pour longtemps d’exemple et d’exercices de traduction. L’autre influence, subie dès l’adolescence, n’est pas moins archaïque, bien qu’elle soit d’une essence toute différente: celle des anciennes chansons d’amour populaires – ces «chansons de fleurs» jamais imprimées –, et celle des poèmes goliardiques, gaillards, irrespectueux et truculents, dont l’esprit alimentera certaines pièces de circonstance, saynètes satiriques, épopées travesties.
Mais où trouver un public pour l’un et l’autre ton, le mythologique et le populaire, et un public qui puisse entretenir son chanteur! Csokonai, qui pourtant, dès ses années de collège, se destine à sa vocation poétique, doit vite renoncer à ses illusions et se répéter avec le protagoniste d’une de ses comédies, Tempefo i : «Il faut être bien sot pour vouloir devenir poète en Hongrie...» Lui qui a une conception très élevée, mais déjà bourgeoise, de l’activité artistique, et qui considère que le poète devrait pouvoir vivre de sa plume, se meut encore, en vérité, à l’intérieur d’une civilisation féodale où l’on ne trouve que très peu d’aristocrates éclairés et généreux, et où une bourgeoisie à la fois cultivée et pleine de ferveur nationale tardera longtemps à apparaître. C’est en vain donc qu’après avoir été chassé de son collège, Csokonai parcourt pendant cinq ans le pays à la recherche de mécènes, se rendant à pied à la diète de Pozsony pour y publier un journal en vers, La Muse hongroise de la diète , errant de gentilhommières en presbytères à travers la Transdanubie – et éprouvant entre-temps une grande déception amoureuse, car la famille aisée de sa Lilla la lui refuse. Il ne sera requis que de quelques pièces de circonstance, célébrant les hyménées et les investitures nobiliaires, ou d’élégies de commande, comme en cette occasion dernière où il lira son grand poème philosophique rousseauiste, L’Immortalité de l’âme , tête nue, sous une pluie battante, à l’enterrement d’une comtesse transylvaine, et contractera la pneumonie qui l’emportera. Le bilan se révèle finalement tragique pour ce «barde errant», ce poète «bohème» et «maudit» avant la lettre: son cycle de poèmes d’amour, romancé autour de la personne de Lilla, ne verra le jour qu’après sa mort, laissant ainsi à d’autres la primauté du genre; et de son vivant il ne pourra faire paraître que deux minces recueils: à peine un dixième de sa production.
«Un beau raisin doré dans une friandise...»
La part la plus importante de l’œuvre de Csokonai – le cycle de Lilla (1797-1799) et les Chansons anacréontiques en premier lieu – appartient au domaine du rococo. Tout y est douceur, charme et gentillesse idyllique: dans les bocages où une brise parfumée fait tressaillir imperceptiblement le feuillage du laurier, la flûte de joie répond au roucoulement des pigeons; sur le frais tapis du pré glisse le carrosse de lys et de narcisses du Printemps; dans l’air dansent des papillons de rêve et de diligentes abeilles; et le poète, après avoir épié, à travers les roseaux, sa mie se baignant dans le ruisseau et entrevu la tache de rousseur à son sein, ce «beau raisin doré dans une friandise», ou le «bouton de rose» voisin qui «nage sur la crème fouettée», se met à lui marchander, sous la charmille, un baiser d’ambroisie presque chaste, et fait retentir sa lyre au son argentin et perlé...
Pourtant, ce pays idéal, qui présente parfois des traits délicieusement persans, prendra, au fur et à mesure, des couleurs moins dorées et moins roses. Dans l’un de ses «arts poétiques», La Nature de ma poésie , Csokonai a beau rejeter violemment l’inspiration nocturne et funéraire de Hervey et de Young, l’influence du préromantisme et du sentimentalisme – celui de Bürger, de Gessner ou de Jean-Jacques – se fera sentir de plus en plus: le promeneur solitaire, à qui l’Arcadie terrestre se trouve définitivement refusée, ira se répandre en plaintes adressées à l’écho, aux forêts humides, aux vallées éclairées par la lune. Les idées du siècle – l’idéologie des Lumières et le nationalisme qui servira, en quelque sorte, de refuge après l’échec de la première – y introduisent aussi leurs thèmes et leur tonalité: le lecteur déiste de Bayle, de Voltaire, mais qui fait surtout siennes les pensées du vicaire savoyard, invoque d’abord la Raison et la Lumière contre la chauve-souris et le hibou, superstition et bigoterie; il se change ensuite, dans une période «antifrançaise», en un barde patriotique, chantre de la paix sociale retrouvée, des valeurs traditionnelles et nobiliaires, qui se prépare, dans un esprit mi-rococo mi-ossianique, à écrire son Arpadiade à la gloire du héros des anciens Magyars, Árpád.
«Le talent d’observation...»
Rococo et préromantisme, Lumières et renouveau nationaliste: autant de concepts qui permettent d’éclairer telle ou telle composante de l’œuvre de Csokonai sans pouvoir pleinement rendre compte de son génie. Celui-ci résulte, pour une part, évidemment, de la profonde sincérité de l’artiste dont l’accent déchirant, vibrant de désir et de regret, demeure reconnaissable jusque dans l’artifice. L’échec humain conjugué avec la réussite artistique a toujours de quoi fasciner; ainsi la douceur toute pastorale de l’âge d’or, la fête anacréontique de l’imagination organisée par le poète apparaîtra comme un acte résolument héroïque, à travers le sombre contraste du dernier aveu:
DIR
\
Au creux du cœur un archer inconnu
M’a tiré sa flèche acérée.
Sous l’arc de ma poitrine osseuse et nue
Deux morts talonnent sans pitié./DIR
Mais, outre cette sincérité sous-jacente, le génie de Csokonai se cache au creux des contradictions propres à sa situation: dans le retard et dans l’avance qu’il prit sur son temps. Moins que les tendances qu’elle incarne, c’est plutôt leur configuration, leur confrontation, leur jeu subtil qui rendent cette poésie précieuse. Les styles qui se juxtaposent, au lieu de s’annuler mutuellement, se renforcent et se présentent à la fois comme nécessaires et véridiques, mais aussi, par l’effet d’un estrangement , comme pure littéralité. Et c’est alors qu’un autre élément entre en jeu: ce qu’on pourrait appeler le sensualisme, le scientisme et le réalisme de Csokonai. Ce poète épicurien, dont les cinq sens sont toujours en éveil, est aussi un être d’une curiosité très vive, quasi scientifique, qui s’intéresse aux théories de Newton et de Bernoulli, qui feuillette des ouvrages médicaux, des traités de sciences naturelles, des récits rapportés de continents lointains, qui s’émerveille de l’image que présente la moisissure sous la loupe, et se promène avec son cher Linné sous le bras. C’est ainsi que les abeilles de la pastorale sont aussi celles qui bourdonnent dans son jardin autour de la ruche, et les fleurs d’Arcadie celles qu’il observe dans son potager: non seulement lis et jacinthes, mais plus démocratiquement coquelicots et bleuets, qu’il remplace encore dans la guirlande par des fruits ou de vulgaires légumes, melons et fraises des bois, carottes et citrouilles; et c’est cette curiosité scientifique qui est à l’origine de description comme celle-ci, où la Terre est vue par la lunette du cosmonaute d’un autre siècle:
DIR
\
Vois comme la terre est petite, verdâtre
Où l’eau la recouvre, plus claire ailleurs:
Comme un citron à moitié mûri, balancé
Par son propre poids, elle est suspendue
à la branche du Néant./DIR
Ce n’est donc pas à tort que le premier biographe de Csokonai parle du «talent d’observation» de son maître. C’est ce don que le lecteur retrouve au suprême degré dans l’épopée comique, Dorottya , ou le Triomphe des dames au carnaval , où la joute d’antan entre Carnaval et Carême se livre à nouveau entre les jeunes nobles de Pannonie et les vieilles filles désespérées à la recherche d’un mari. Or, cette fête rococo, menée, selon la règle du jeu, de l’arrivée des invités au bal jusqu’à l’aube pâle et navrante, se teinte chez Csokonai d’une couleur locale aimable et réaliste; et, comme dans un tableau vénitien, l’on assiste avec lui au défilé d’un petit monde: chevaliers en pelisse à brandebourgs, belles en jupe clochée à volants, mais aussi valets, cuisiniers et musiciens tziganes.
Musique évoquée, musique suggérée: c’est finalement sous l’égide d’Euterpe que se placerait le plus naturellement l’art de Csokonai. Ce traducteur de La Flûte enchantée (de Schikaneder), qui jouait lui-même de la flûte et du clavecin et qui composait parfois ses poèmes sur les airs classiques ou populaires, est l’un des premiers et des plus savants maîtres du vers hongrois. La richesse de ses formes, la variété de ses strophes, sa constante invention dans le domaine auparavant si monotone de la rime, la musicalité de son rythme font de lui une sorte de Mozart ou de Haydn de la poésie hongroise.
Encyclopédie Universelle. 2012.