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EXCÉDENTS ALIMENTAIRES
EXCÉDENTS ALIMENTAIRES

Les excédents alimentaires sont les quantités de produits alimentaires qui, offertes sur un marché, ne trouvent pas preneur à un prix acceptable et provoquent l’effondrement des cours. Ces excédents apparaissent bien avant que les besoins alimentaires ne soient satisfaits, ainsi que l’ont montré, au cours des années 1930 et suivantes, les travaux qui, à Genève, ont jeté les bases de la F.A.O. (Food and Agriculture Organization), fondée en 1945, qui s’est donné pour mission de développer le «bien-être général par une action particulière et collective», et notamment par l’utilisation des excédents alimentaires que le Programme alimentaire mondial affecte non seulement aux besoins d’urgence mais au développement économique des régions sous-développées.

1. Origine et effet des excédents

Excédents de conjoncture

Les excédents alimentaires peuvent être le résultat des variations naturelles de la production: il y a des périodes de récoltes abondantes et d’autres où les conditions climatiques, les accidents naturels, les attaques des maladies, les prédateurs annihilent les espoirs des producteurs. Ils peuvent provenir aussi de la conjoncture économique, c’est-à-dire du fait que les producteurs ont été incités à offrir cette année-là plus que la demande solvable. Contrairement aux affirmations des économistes classiques, l’équilibre entre l’offre et la demande ne se rétablit pas immédiatement et sans fluctuation sur le marché quand le mécanisme de celui-ci ne tend pas à perpétuer, voire à accroître, l’amplitude des fluctuations. Cela tient au fait qu’à l’opposé de ce que supposerait un marché parfait, il s’écoule un délai assez long (time lag ), de plusieurs mois en général, entre le moment t 0, où le producteur décide de ce qu’il produira, et le moment t , où le produit est offert sur le marché. C’est compte tenu du prix sur le marché à l’instant t 0 que la première décision est prise, mais le prix reçu en t est seulement celui que la demande est prête à payer pour la quantité offerte. Ce phénomène a été mis en évidence simultanément par U. Ricci, H. Schultz et J. Tinbergen. M. Ezekiel en a donné la meilleure formulation, baptisée par N. Kaldor le cobweb theorem (théorème de la toile d’araignée), ce qu’un simple regard sur les graphiques des figures 1, 2, 3 suffit à justifier. Qu’une pénurie due à la sécheresse, par exemple, entraîne une hausse de prix sur le marché par rapport au prix théorique d’équilibre entre l’offre et la demande, le prix obtenu, P1, incite les producteurs à produire la quantité Q1, correspondant à ce qu’ils sont disposés à offrir au prix P1; mais, lorsque cette quantité Q1 arrive sur le marché, elle dépasse ce que la demande est disposée à payer au prix d’équilibre et, a fortiori, au prix P1, et elle ne reçoit plus que le prix P2, prix auquel les producteurs ne sont disposés à offrir que la quantité Q2. Ils restreignent leur production et obtiennent le prix P3, lequel, plus élevé, les incite à produire Q3, qui n’obtient que le prix P4, etc. Selon les pentes relatives de la courbe d’offre et de la courbe de demande, assimilées à des droites dans les graphiques, W. Leontieff a montré que ces fluctuations pouvaient s’amortir (fig. 1), s’entretenir (fig. 2) ou s’amplifier (fig. 3).

Excédents structurels

Circonstances météorologiques et situation économique peuvent donc entraîner l’apparition d’excédents de conjoncture. Il peut aussi y avoir des excédents structurels.

Si l’approvisionnement d’un marché est assuré par des producteurs dont les conditions d’exploitation, et en particulier les coûts, sont très différents (culture intensive et extensive, entreprises familiales et capitalistes, etc.), et si, dans le souci d’assurer un approvisionnement régulier et dans un esprit de justice, un prix suffisant pour rémunérer la production de la quantité marginale nécessaire en année moyenne est garanti, ceux dont les coûts de production sont inférieurs à ce prix s’efforceront d’augmenter leur production. Des excédents structurels apparaîtront comme conséquence de la politique agricole suivie. Or, pour éviter le recours à un protectionnisme rigoureux, une agriculture intensive, indispensable pour nourrir l’humanité d’aujourd’hui, suppose le soutien des prix. L’expérience du passage des États-Unis à une agriculture intensive et conservatrice, après la crise des années 1930, en est une illustration suffisante.

Influence des excédents

L’inélasticité de la demande des produits alimentaires est un phénomène bien connu. Aussi les prix varient-ils plus que proportionnellement aux quantités offertes sur le marché. C’est là l’effet constaté en période de pénurie, à la fin du XVIIe siècle, par Gregory King, effet dont les crises dites de surproduction ont montré qu’il se prolongeait en période d’abondance. De là les pratiques du « malthusianisme économique» tendant à limiter l’offre sur le marché en évitant de produire, voire en n’hésitant pas à détruire des denrées invendables. Si les prix diminuent de moitié pour un excédent de 10 p. 100, la production de 110 unités ne reçoit que 55 p. 100 de ce qui payait celle de 100. Si donc les producteurs peuvent obtenir la destruction de l’excédent de 10 p. 100, ils s’assurent le revenu antérieur, tandis qu’en laissant jouer les lois du marché, ils perdent 45 p. 100.

En fait, les choses ne sont pas si simples, car la crise a entraîné une contraction du pouvoir d’achat, et la demande effective se réduit comme peau de chagrin; l’équilibre ne peut être rétabli que par l’expansion; le malthusianisme économique conduit aussi désespérément à une impasse que le malthusianisme démographique. Les excédents alimentaires existent, et il apparaît difficile d’en recommander la destruction dans un monde qui a pris conscience de la faim du plus grand nombre. Le malthusianisme économique est obligé de se faire plus subtil: la Banque du sol, aux États-Unis, prétend mettre de côté des terres qu’elle achète et les conserver pour le jour où leur mise en culture sera à nouveau nécessaire; les destructions sont limitées à des produits difficilement transportables et dont l’abondance peut être attribuée à une péripétie de la conjoncture (fruits et légumes en France). Il est néanmoins indispensable de se demander s’il n’y a pas autre chose à faire de ces excédents.

2. Utilisation des excédents

Le stockage

Dès l’origine des civilisations paysannes, on a pratiqué, pour pallier les périodes de pénurie, la mise en réserve de l’excédent des récoltes. La Bible conte l’histoire du pasteur hébreu Joseph qui apporta son assistance technique à un pharaon, Hyksos, venu de la péninsule arabique, et lui conseilla d’accumuler les excédents des «vaches grasses» pour pouvoir nourrir son peuple pendant les «vaches maigres». Cette histoire est si connue que dans le jargon des organisations internationales ce genre de pratique est appelé «opération Joseph». L’effet en est doublement stabilisateur, ainsi que Vauban puis lord Keynes l’ont demontré. Comme les pays qui ont un surplus agricole ne sont pas forcément ceux qui ont le plus de difficultés à constituer des « stocks régulateurs», il peut apparaître avantageux de donner les excédents de ceux-là à ceux-ci pour leur permettre l’établissement de telles réserves. Cela peut éviter qu’un État pauvre ne vende toute sa production sur les marchés au moment des «vaches grasses», où les cours sont bas, sans pouvoir acheter au moment des «vaches maigres» ce qui lui serait indispensable pour nourrir sa population.

Secours d’urgence

Si, après avoir retiré du marché ce qu’une saine prévoyance doit considérer comme nécessaire en période d’abondance, il reste encore des excédents, ne peut-on les employer pour secourir les affamés? Puisqu’en de telles périodes ces populations ne sauraient présenter une «demande solvable», cela apparaît comme aussi efficace pour assainir le marché que la destruction physique de l’excédent. Combinant les deux formules, on a proposé de constituer avec les excédents une «réserve internationale de famine», dont la composition a été étudiée par la F.A.O.; le Conseil de cette organisation en a différé la réalisation sous le prétexte qu’une mauvaise récolte se prévoit aujourd’hui plusieurs mois à l’avance et qu’on a donc toujours le temps d’intervenir. C’était oublier que les tremblements de terre (Équateur, Iran, Indonésie, etc.) et d’autres catastrophes naturelles «ne préviennent pas», et surtout que la folie des hommes est ce qui est le plus à redouter: la guerre qui arrache des villages entiers à leurs champs à la veille de la récolte (au Sud-Kasaï, par exemple, pendant la crise congolaise) ou qui empêche d’avouer la menace de famine assez tôt (le conflit indo-pakistanais, en 1965, a dangereusement retardé la mise en œuvre des mesures internationales, qui ne sauvèrent que de justesse le «sous-continent» de la famine).

Programmes de distributions alimentaires

Même en l’absence de famine déclarée, on a organisé, dans certains pays, des distributions d’excédents alimentaires à ceux qui n’ont pas un pouvoir d’achat nécessaire pour se les procurer sur le marché. Tout naturellement, les «groupes vulnérables de la population», en particulier les enfants des écoles, furent les premiers bénéficiaires: Petit Déjeuner d’Oslo, School Lunch Programme avaient été institués après les expériences de John Boyd Orr en Écosse, en 1928, mais c’est à Rochester (État de New York) qu’a été lancé, en mai 1939, le Food Stamp Plan qui organisait une distribution d’excédents alimentaires aux économiquement faibles. Environ 20 000 personnes, assistées à divers titres, participèrent au programme expérimental. Lorsqu’il fut interrompu, le 1er mars 1943, le programme avait aidé près de quatre millions de personnes, soit 3 p. 100 de la population américaine de cette époque. Pour recevoir les timbres (stamps ) bleus, donnant droit à des excédents alimentaires (food surpluses ) dans les magasins de détail, il fallait acheter une quantité minimale de timbres oranges qui pouvaient être utilisés pour obtenir des denrées alimentaires quelconques. Sous le nom de Food Allotment Plan, divers perfectionnements ont été proposés pendant la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, si on a établi que, pour une famille de quatre personnes, la valeur du carnet d’alimentation correspondant à une nutrition correcte est de 500 dollars par an et que la dépense alimentaire a été jusqu’ici de 400 dollars, les coupons seront vendus avec 20 p. 100 de remise sur leur valeur réelle.

Si un tel système peut être utilisé pour l’écoulement des surplus alimentaires, son objectif principal est plutôt de politique «nutritionnelle». Il en allait de même de l’opération du Food Stamp Plan, lancée en 1961 par le président Kennedy dans son action globale de lutte contre la pauvreté. En effet, cette campagne s’étendait à l’ensemble des produits alimentaires, et non aux seuls produits excédentaires. En 1968, le programme touchait 2,6 millions de personnes dans 1 200 des 3 000 comtés des États-Unis, et le gouvernement fédéral y consacrait à lui seul 223 millions de dollars.

Programmes internationaux

À partir du moment où il est démontré qu’une meilleure alimentation a une influence sur la productivité, les distributions de vivres deviennent un élément d’une politique de développement économique. L’écoulement des excédents alimentaires par des pays développés dans les pays pauvres, transposition sur le plan international des programmes nationaux de distribution, trouve alors une justification, malgré les objections des tenants d’un certain libéralisme économique. Dans le cadre de la Public Law 480, le gouvernement des États-Unis a, le premier, mis en œuvre un important programme de ce type, avec des modalités nombreuses allant du don à la vente en monnaie locale, en passant par des ventes à prix réduits et toute une gamme de mesures de crédit. Pour surveiller les opérations, le Comité des produits de la F.A.O. a constitué une sous-commission de l’écoulement des surplus, qui siège à Washington. Sans oser s’opposer trop ouvertement à la politique agricole des États-Unis, dont l’écoulement des excédents est un corollaire obligé, les représentants des autres gouvernements à la F.A.O., et plus encore ailleurs, par exemple au G.A.T.T. (General Agreement on Tariffs and Trade), restent vigilants et condamnent sévèrement ceux qui suivent ou seraient tentés de suivre cet exemple généreux, mais combien inquiétant pour le commerce international; la Communauté économique européenne en a fait l’expérience.

Dès 1961, une proposition américaine amenait la F.A.O. à proposer un système d’utilisation des excédents qui a abouti à la création, faite en commun par l’O.N.U. et la F.A.O., du Programme Alimentaire Mondial (P.A.M.) ou World Food Programme (W.F.P.). Conçu d’abord comme un programme expérimental de 100 millions de dollars en produits et en espèces à répartir sur trois ans (1963-1965), il a été reconduit sur des bases constamment élargies (objectif 1989-1990: 1,4 milliard de dollars). Il comprend deux séries de mesures: des secours d’urgence et des projets de développement économique et social. Les premiers, qui doivent être approuvés par le directeur général de la F.A.O., se sont multipliés considérablement sur près de vingt ans: de 1972 à 1989 le nombre des opérations est passé de 15 dans 13 pays à 68 dans 24, pour un coût total qui a cru de 10,6 à 358,6 millions de dollars. Les types de projets bénéficiant d’une assistance du P.A.M. (288 en 1989 pour un coût de 3,45 milliards de dollars) visent l’alimentation des femmes enceintes ou nourrices et des enfants d’âge scolaire, la réinstallation de groupes et de communautés, la mise en valeur des terres, des forêts, le développement communautaire, la construction de routes et l’augmentation de la productivité industrielle. Certains, appelés labor intensive ont pour but de permettre la mise au travail de chômeurs permanents ou temporaires (G. Ardant). L’une des conditions de l’octroi de l’aide du P.A.M. est que le pays bénéficiaire puisse poursuivre le projet après la cessation de l’aide.

L’utilisation des excédents pose des problèmes difficiles dans la pratique. L’aide alimentaire n’est pas une panacée; elle doit être conduite de manière à ne pas décourager la production locale, à laquelle, pas plus d’ailleurs que le commerce international, elle ne saurait se substituer. Elle ne peut surtout suffire à assurer le développement. Si, dans l’étude pilote réalisée en Inde par la F.A.O. (1955), M. Ezekiel a pu déceler des projets dont 55 p. 100 du coût pouvaient être couverts par l’utilisation d’excédents alimentaires, de telles initiatives ne peuvent à elles seules constituer un programme de développement. H. W. Singer, M. R. Benedict, V. K. Rao, J. Figueres et P. N. Rosenstein-Rodan, étudiant pour la F.A.O. le projet de P.A.M., en 1962, comme M. Cépède, A. Maugini et H. Wibrandt, examinant les possibilités réelles d’une aide alimentaire de la C.E.E. aux pays en voie de développement, en 1963, ont, par des voies différentes, abouti à la conclusion que l’aide alimentaire ne pouvait guère fournir que 20 p. 100 des moyens à mettre en œuvre dans un programme intégré de développement. Il faut donc trouver ailleurs les 80 p. 100 nécessaires pour rendre efficace cette aide. D’autre part, les excédents actuels, si insupportable que soit leur poids sur les marchés, ne sauraient suffire à libérer les hommes de la faim. Faut-il donc organiser la production systématique d’excédents structurels? Utopie, penseront certains, et, en effet, Thomas More écrivait en 1516, à propos de la politique suivie par les heureuses cités de cette île d’Utopie: «La quantité de vivres nécessaires à la consommation de chaque ville et de son territoire est déterminée de la manière la plus précise. Néanmoins, les habitants ne laissent pas de semer du grain et d’élever du bétail beaucoup au-delà de cette consommation. L’excédent est mis en réserve pour les pays voisins.»

Les excédents alimentaires et leur utilisation constituent une expérience essentielle pour le passage de l’économie de marché du XIXe siècle à l’économie des besoins que le XXIe devra inventer, s’il ne veut pas périr.

Encyclopédie Universelle. 2012.