GABRIELI (A. et G.)
Le rapprochement des arts franco-flamand et italien, qui s’étaient jusqu’alors développés parallèlement, constitue le grand événement musical du XVIe siècle, puisque ses conséquences sur l’évolution de la musique européenne sont essentielles. Il s’accomplit en Italie; les deux principaux centres créateurs furent d’une part Rome, où la présence du pape favorisa naturellement le développement de la musique religieuse (Palestrina en est le plus illustre représentant), d’autre part Venise, où prit naissance une école de polyphonie vocale et instrumentale qui influencera de façon déterminante la musique lyrique et symphonique du siècle suivant. Dominée par la basilique Saint-Marc, point de rencontre de la vie religieuse et politique de la Sérénissime République, la cité des Doges connaissait alors une gloire à l’illustration de laquelle tous ses artistes, et en premier lieu les peintres et les musiciens, contribuèrent avec éclat. La musique et la peinture évoluaient dans le même sens et, au plaisir des yeux, devaient progressivement ajouter un pouvoir d’émotion grandissant.
Les sommets de l’art vénitien furent aussi bien atteints alors par Titien, Tintoret, Véronèse que par leurs contemporains Andrea et Giovanni Gabrieli. Alors que ceux-là embellissaient les palais et les églises de tableaux magistraux, ceux-ci écrivaient, surtout pour les nombreuses fêtes qui témoignaient du faste de la vie de ce temps, une musique grandiose qui, véritable décor sonore, répondait aux mêmes caractéristiques de couleurs et de mouvement, typiques de l’art et du style de la lagune dont elle reflète l’incomparable lumière.
Un maître flamand
Adrian Willaert (1490 env.-1562), quittant la Flandre, son pays d’origine, séjourna à Paris où il fut l’élève de Jean Mouton, disciple de Josquin Des Prés, à Bologne, Rome, Ferrare, Milan, avant de s’installer à Venise où il occupa durant trente ans le poste de maître de chapelle de Saint-Marc. La musique régnait en souveraine dans la basilique où l’on chantait déjà en alternant les chœurs. Willaert adopta cet usage dont il profita pour enrichir l’écriture à double chœur, faisant accompagner les voix par l’orgue et des instruments tels que luths, violes ou cornets. Cette disposition en masses sonores allait devenir la forme nouvelle du chant antiphonique et la spécialité de l’école vénitienne dont il est considéré comme le fondateur. Parmi les grands artistes qui fréquentèrent son école de chant, Andrea Gabrieli fut son disciple le plus glorieux.
Andrea Gabrieli dans la vie vénitienne
Descendant d’une famille noble et connu sous le nom d’Andrea da Canareggio, sans doute parce qu’il naquit dans ce district vers 1533 et peut-être parce qu’il fut organiste de sa paroisse, Andrea Gabrieli entra donc dans la chapelle ducale de Saint-Marc en qualité de chantre. Il y resta un certain temps sans parvenir à obtenir le poste d’organiste; aussi ses vaines tentatives semblent-elles l’avoir contraint à entreprendre de nombreux voyages, soit en Italie même, soit à l’étranger, notamment à Graz et à Augsbourg où il lia des amitiés durables avec les princes qui devinrent ses protecteurs, comme l’archiduc Charles et les Fugger. Sa renommée était cependant assez grande déjà pour qu’il ait été, en 1558, l’un des deux seuls musiciens admis à l’Accademia della fama de Venise; six ans plus tard, il fut enfin nommé second organiste de Saint-Marc, aux appointements de quinze ducats, «comme indemnité des frais occasionnés par son voyage pour venir se mettre au service de l’Église».
À partir de ce moment, il ne quitta plus sa ville, se contentant de sa modeste condition aux côtés de Claudio Merulo (1533-1604), devenu maître de chapelle à la mort de Willaert, et du premier organiste Gioseffo Zarlino (1517 env.-1590). L’existence effacée menée par cet homme secret n’empêcha pas qu’il ait été reconnu comme l’un des meilleurs compositeurs de son époque, et cité comme «un homme de grand mérite, très estimé, et le plus grand dans la musique», comme le nomma un peu plus tard dans le catalogue des écrivains illustres de Venise l’organiste et compositeur Vincente Albrici.
Deux événements étaient survenus qui l’incitèrent à entreprendre des ouvrages plus importants que ceux attachés habituellement à sa charge; ils allaient attirer l’attention sur lui et, de ce fait, accroître sa renommée. Ce fut tout d’abord la bataille de Lépante. À l’occasion des cérémonies organisées pour célébrer la victoire qui, en 1571, libérait Venise et par là même l’Europe tout entière de la menace d’une domination turque, il reçut commande de plusieurs œuvres, et notamment de deux cantates à huit et douze voix. Trois ans plus tard, d’autres fêtes données lors du passage à Venise de Henri III lui permirent de créer un art nouveau. Comme pour la peinture, la liaison entre les cérémonies religieuses et les manifestations politiques et populaires allait susciter une plus grande diversité de sujets, et quelques épisodes profanes commencèrent à se mêler aux thèmes sacrés.
Giovanni, disciple et continuateur d’Andrea
Si Andrea Gabrieli eut de nombreux élèves et disciples, parmi lesquels l’organiste allemand Hans Hassler (1564-1612), il avait surtout veillé sur l’éducation musicale et la carrière de son neveu, Giovanni, qu’il aima comme son fils. Né à Venise, Giovanni Gabrieli avait si rapidement acquis une notoriété de musicien qu’un recueil de madrigaux à cinq voix lui permit de figurer, alors qu’il n’avait que dix-huit ans, au nombre des floridi virtuosi du duc de Bavière: à cette époque, en effet, il séjournait à Munich comme assistant de Roland de Lassus.
Merulo ayant quitté Venise pour Parme, le poste de premier organiste de Saint-Marc fut libre en 1585. Andrea, qui devait mourir l’année suivante, semble avoir renoncé à cette promotion qui lui revenait de droit pour laisser la charge à son neveu. Giovanni s’installa donc de façon définitive à Venise où il s’affirma comme l’héritier spirituel et le continuateur de son oncle. On ne connaît d’autres détails sur sa vie personnelle que la nature de la longue maladie qui devait l’emporter à cinquante-huit ans, la gravelle, et le lieu où il fut enterré, l’église des Augustins à San Stefano. Ses concitoyens n’ont pas manqué de vanter son talent; sa gloire se répandit au-delà des frontières nationales et, en Allemagne par exemple, il était loué comme le «flambeau de la musique» par Calvisius qui l’opposa à Monteverdi; Praetorius l’offrait en modèle.
Une œuvre novatrice
On ne peut séparer les Gabrieli dans leur rôle de créateurs d’un style neuf et original fondé sur les traditions et les habitudes existantes; leur génie est d’avoir été le trait d’union entre la polyphonie et la musique moderne. Leurs arts se complètent: Andrea s’est exprimé davantage par la polyphonie vocale, Giovanni a su, par la polyphonie instrumentale, donner naissance à une véritable musique symphonique. L’esprit de cette œuvre, comme sa forme, est inséparable du cadre pour lequel elle a été écrite. Comme la rigueur et le recueillement de la chapelle Sixtine ont pu infléchir l’art de Palestrina, la basilique Saint-Marc, éblouissante sous les ors et la polychromie de ses mosaïques et de ses marbres, a incontestablement suscité la naissance de musiques somptueuses accordées aussi bien à l’amour du peuple pour le chant qu’à son goût pour le spectacle et l’apparat, et répondant aux ressources précises offertes par son architecture: les cinq coupoles qui répercutent les échos, les deux orgues placés dans les tribunes de chaque côté du chœur ont concouru à la recherche d’effets de relief sonore de façon à faire valoir l’acoustique particulière de l’église.
En 1587, un an après la mort d’Andrea, une première édition de onze volumes réunissant soixante-sept de ses cantates et dix de celles de son neveu fut publiée à Venise, sous le titre général de Concerti d’Andrea e di Giovanni Gabrieli, organiste della Serenissima Signoria di Venezia, contenenti musica da chiesa, madrigali ed altro, per voci e strumenti musicali . La dédicace qui l’accompagnait, adressée au comte Jacob Fugger d’Augsbourg, était due à Giovanni qui, après avoir rappelé ce qu’il devait à l’enseignement de son oncle, vantait «son habileté, sa prodigieuse facilité d’invention, son style, sa manière gracieuse d’écrire [...]. Je pourrais dire aussi que ses ouvrages sont les témoins irrécusables qu’il fut unique dans l’évolution des sons qui expriment le mieux la force de la parole et de la pensée.»
Novateur, Andrea le fut dans tous les genres qu’il traita, et tout d’abord dans ces grandes œuvres chorales, les Concerti , auxquels il mêle les instruments, aussi bien que dans les madrigaux, chants sacrés, messes, dont il multiplia la polyphonie jusqu’à atteindre parfois seize voix et qui constituent son importante production religieuse. Il écrivit en outre des chœurs pour accompagner l’Edipo Tirano de Sophocle, représenté en 1585 au Teatro olimpico de Vicence dans la tradition d’Orsato Giustiniani. Témoignage unique du point de vue historique, cette composition, dont le caractère fondamental dérive du madrigal, compte au nombre des ouvrages les plus remarquables du répertoire du XVIe siècle. Par la façon dont il a combiné les voix avec le sens du texte, accordé des phrases chantées à la structure de la phrase, Andrea Gabrieli se révèle ici le précurseur du drame lyrique.
Sa musique instrumentale, tout aussi remarquable, comprend des pièces destinées à l’orgue seul, mais aussi des œuvres pour tous les instruments à clavier: Intonazioni d’organo , Ricercari , Toccate , et surtout les Canzoni alla francese qui forment la partie la plus renommée de sa production. À partir du style vocal dont il s’inspirait puisque les thèmes sont souvent empruntés à des compositeurs français, il réalisa avec adresse le passage au domaine instrumental en donnant un sens nouveau à la musique dont il intégra l’élément décoratif à la ligne fondamentale de façon à les rendre indissociables. Les Sonate a cinque strumenti , qui sont les premières œuvres où le terme de sonate est employé, et le fameux motet Aria della battaglia , inspiré de la Bataille de Marignan de Clément Janequin et de la Battaglia Taliana de Mathias Vercors qui évoquaient François Ier face aux Sforza, donnent aux groupes instrumentaux une existence et une signification propres.
L’art de Giovanni est plus grave et moins exubérant que celui de son oncle; à partir de formes identiques (il est l’auteur de très nombreuses compositions pour orgue et pour clavier), il a réalisé une véritable révolution en accusant et en précisant le caractère spécifique des instruments pour en tirer un jeu expressif, tout à fait inconnu auparavant. Différenciant l’importance relative des thèmes, dans les Ricercari et surtout les Canzoni alla francese dont l’évolution conduira à la création de la fugue, il témoigna de son éclatante maîtrise en utilisant sa virtuosité technique pour dépasser le stade de la décoration et créer des images musicales et poétiques d’une bien autre portée. Ses œuvres les plus originales sont les Sacrae Symphoniae , dont la première partie parut à Venise en 1597, l’année même où eurent lieu les fêtes du couronnement de la dogaresse Morosini, et dans lesquelles il ne se contenta pas d’affermir l’équilibre entre les voix et l’orchestre, d’opérer des modulations audacieuses qui dénotent sa grande sensibilité harmonique, mais utilisa à partir d’une construction à plusieurs étages ces oppositions entre cuivres et cordes, ces effets d’écho dont il tira un si puissant dynamisme. Cette alliance entre la polyphonie vocale et l’orchestre se perpétuera, avec Heinrich Schütz (1585-1672) notamment, avant de passer dans l’opéra et de s’organiser ensuite pour aboutir à la sonate et à la symphonie; sans oublier enfin les Psaumes dans lesquels s’accordent si heureusement les splendeurs orientales de la poésie et de Venise.
Une influence essentielle et durable
À l’exemple de son oncle, Giovanni Gabrieli eut de nombreux disciples; en dehors de ses compatriotes qui s’adressaient naturellement à lui, le plus brillant d’entre eux est sans conteste Heinrich Schütz, qui réalisa une nouvelle étape dans l’alliance des génies italien et allemand: à partir de l’influence exercée sur lui par son maître et dont il se plut à souligner la portée déterminante sur son style personnel, il créa une forme nouvelle de cantate et d’oratorio que Jean-Sébastien Bach allait porter à la perfection. On peut donc estimer en toute justice que l’art du Cantor est en partie redevable de son accomplissement à Giovanni Gabrieli.
Il semble, en définitive, que les Gabrieli attirent davantage la recherche des savants et des historiens de la musique que l’attention du public. Mais peut-être suffira-t-il d’un concours de circonstances pour qu’un regain d’intérêt s’attache à leur œuvre, comme cela s’est produit avec Antonio Vivaldi, Tomaso Albinoni, Georg Philipp Telemann et même Jean-Sébastien Bach. Le nombre et la diversité de leurs ouvrages pourraient ouvrir des perspectives encore insoupçonnées par les musicologues et, en tout cas, susciter un nouvel élan de curiosité de la part des mélomanes et des discophiles.
Encyclopédie Universelle. 2012.