GORKI (M.)
Immense est le prestige de Maxime Gorki. Et l’ambiguïté que sa gloire présente aux yeux de certains provient moins d’une mise en doute que de la multiplicité de ses aspects. L’optique varie suivant que l’on célèbre l’écrivain russe au nom de son engagement révolutionnaire et de son témoignage social ou que le personnage est apprécié et exalté en tant que conteur merveilleux, romancier original du moi comme de son temps.
D’avoir grandi avec les germinations de la révolution faisait de Gorki un témoin privilégié du mouvement marxiste de Russie. Et l’énorme espoir qui cristallisait les détresses et les aspirations du peuple s’accordait trop avec les dispositions intérieures du poète pour qu’il n’y adhérât point.
Cependant, si une telle option infléchit l’œuvre, le génie de l’écrivain a jailli dans ses contes pour atteindre son apogée dans les ouvrages autobiographiques, alors que ses romans engagés paraissent plus faibles sur le plan littéraire. D’autre part, la fusion réalisme-romantisme, qui constitue l’originalité majeure de son écriture, fait place, dans ses livres de combat, à des déploiements idéologiques moins heureux. À la fin de sa vie seulement s’opéra la communion entre le militant convaincu et le poète si personnel, grâce à la maturité d’un art accompli.
Si Maxime Gorki fut brandi comme un drapeau par les officiels du régime soviétique, il plaisait à son peuple parce qu’il en exprimait la peine, l’espérance, la dignité. Pour tous, il demeure un homme de cœur et un maître écrivain.
La vie comme université
Alexis Maximovitch Pechkov naquit à Nijni-Novgorod, appelé Gorki de 1932 à 1990. C’est l’amertume des premières années qui poussèrent le jeune Alexis Maximovitch à choisir ce mot gorki (amer) comme pseudonyme. Bien qu’appartenant par ses origines à la petite bourgeoisie, il vécut son enfance et son adolescence dans une telle pauvreté qu’on le considérait comme le plus «prolétaire» des écrivains russes. De cette conjonction d’une enfance difficile et rude avec l’avènement des mouvements populaires un peu partout dans le monde devait naître l’immense réputation de Gorki, que son œuvre ne justifiait que partiellement.
Il connaissait intimement la vie des prolétaires en Russie, car son grand-père ne lui accorda que quelques mois d’assistance régulière à l’école et l’envoya gagner sa vie dès l’âge de huit ans. De 1875 à 1893, il exerça les métiers les plus divers; c’est ainsi qu’il fut aide chez un savetier, coursier chez un peintre d’icônes, garçon de cuisine sur un vapeur de la Volga, où le cuisinier l’initia à la lecture, qui allait devenir la grande passion de sa vie. Souvent battu par ses patrons, presque toujours affamé et mal vêtu, il apprit l’envers misérable de la vie russe comme peu d’écrivains ont eu l’occasion de la voir. Jeune homme, le voici à Kazan, où il est tantôt boulanger, tantôt débardeur, enfin veilleur de nuit. C’est alors qu’il découvre les idées révolutionnaires et rencontre les représentants du mouvement populiste, dont il rejette bientôt les tendances idéalistes.
Au cours de cette période, accablé par la vue de la misère qui l’entourait, il tenta de se suicider. Il quitte Kazan à l’âge de vingt et un ans et, dès lors, vit en vagabond, mettant la main à divers petits travaux tout en parcourant le sud de la Russie.
C’est à Tiflis que Gorki commença à écrire des nouvelles dans la presse locale. La première publication, Makar Tchoudra (1892), fut suivie d’une série de légendes et d’allégories romantiques à l’extrême qui n’ont plus, maintenant, qu’un intérêt documentaire. Mais Tchelkache (1895), publié dans un grand journal de Saint-Pétersbourg, lui assure un succès spectaculaire. Ce récit, à la fois romantique et réaliste, raconte l’histoire d’un audacieux voleur opérant dans les ports. Il coïncide avec le début de la célèbre période de vagabondage de Gorki, au cours de laquelle il dépeint les bas-fonds de la Russie. Il se sent en sympathie avec les trimardeurs et même les criminels, admire leur force, leur détermination, et va jusqu’à s’identifier à eux, lançant ainsi un courant tout nouveau dans la littérature russe. À cette période appartiennent Malva (1897), Gens d’autrefois (Byvšie lyudi , 1897) et Vingt-Six Hommes et une fille (Dvadcat’ Sest’ i odna , 1899). Ce dernier récit décrit les conditions de travail particulièrement pénibles dans une boulangerie. Le succès de ces œuvres fut immédiat et tel que la renommée de l’auteur ne tarda pas à éclipser celle même de Tchékhov et qu’il fut comparé à Tolstoï.
Une œuvre militante
Au début du XXe siècle, Gorki commença une série de romans et de pièces de théâtre qui marquaient son adhésion aux principes et à l’action marxistes. Dans Foma Gordeev (1899), il continue à exalter la force physique et la volonté dans la personne du puissant marinier capitaliste Ignat Gordeiev, qu’il oppose à son fils Foma, un intellectuel «qui cherche le sens de la vie», comme nombre d’autres personnages du romancier. Dès lors, l’avènement du capitalisme russe devient l’un des thèmes principaux de son œuvre. C’est le cas pour Les Trois (Troe , 1900), La Ville d’Okurov (Gorod Okurov , 1909), et La Vie de Matvey Ko face="EU Caron" ゼemjakin ( face="EU Caron" ォizn’ Matveja Ko face="EU Caron" ゼemjakina , 1910). Ces romans, que d’aucuns considèrent comme des échecs, manifestent les faiblesses de l’art gorkien. Le narrateur, qui s’adaptait à merveille aux dimensions du conte, s’essouffle au fil d’une longue narration où abondent des digressions philosophiques, sociales et politiques qui alourdissent l’action et paralysent la vitalité du style. L’unité n’a pas été réalisée entre le poète, le doctrinaire et le propagandiste. La Mère (Mat’ , 1907) souffre particulièrement de ce déséquilibre. L’histoire d’une mère qui adhère jusqu’au don total à la cause révolutionnaire qui a valu à son fils la déportation est une œuvre manquée, tant à cause de l’écriture emphatique que du caractère conventionnel et idéalisé des personnages. Simultanément, Gorki produisait une volumineuse œuvre théâtrale. Les deux premiers drames furent créés la même année (1902) au théâtre des Arts de Moscou: Les Petits-Bourgeois (Meš face="EU Caron" カane ), procès de la bourgeoisie, et Les Bas-Fonds (Na dne ), où l’on retrouve les types du sous-prolétariat, les vagabonds qui peuplaient ses premiers contes. Les autres drames, contemporains de la révolution de 1905, tels Les Estivants (Da face="EU Caron" カniki , 1905), Les Enfants du soleil (Deti solnca , 1905), Les Ennemis (Vragi , 1906), ou postérieurs à celle de 1917, comme Egor Broulijtchov et les autres (Egor Buly face="EU Caron" カov i drugie , 1931-1932), traitent de thèmes sociaux et notamment du fossé sans cesse croissant entre le peuple et l’intelligentsia.
Si Les Bas-Fonds furent la pièce la plus jouée, Vassa face="EU Caron" ォeleznova (version remaniée de 1935) paraît supérieure sur le plan littéraire, en imposant notamment pour le personnage central une genitrix bourgeoise monstrueuse, contrepoint magistral de La Mère .
Entre 1899 et 1906, Gorki, devenu membre du Parti social-démocrate russe, vécut principalement à Saint-Pétersbourg. Il gagnait alors des sommes énormes, qu’il donnait dans une large mesure au parti, dont ce furent, pendant tout un temps, les principales ressources. En 1901, la revue marxiste face="EU Caron" ォizn’ («Vie») fut interdite pour avoir publié un petit poème révolutionnaire de Gorki, Le Chant de l’oiseau des tempêtes (Pesnya o burevestnike ) et Gorki lui-même arrêté.
Libéré peu après, il partit pour la Crimée, dont le climat convenait mieux à son état de santé, car il avait contracté la tuberculose. En 1902, sa nomination à l’Académie des sciences fut annulée pour des raisons politiques, à la suite de quoi Tchekhov et Korolenko démissionnèrent de l’Académie. Vers cette époque, Gorki fonda la maison d’édition Znanie (Savoir ), d’où partit un mouvement littéraire appelé parfois le «roman Znanie». Son but était de procurer, pour autant que la censure le permette, un auditoire aux jeunes écrivains d’idées révolutionnaires dont les œuvres étaient jugées tendancieuses. Mais, peu à peu, le mot «tendancieux» devint un éloge dans la bouche des critiques et des lecteurs russes.
Gorki prit une part active à la révolution de 1905. Emprisonné l’année suivante, il fut rapidement relâché, en partie grâce aux protestations qui s’élevèrent à l’étranger. Il effectua alors une tournée en Amérique en compagnie de sa maîtresse. Cela lui valut d’être tenu à l’écart et, par réaction, il eut un sentiment d’hostilité à l’égard des États-Unis et l’exprima dans une suite de récits sur New York, La Cité du démon jaune (1906).
Exil et création
Gorki quitta la Russie en 1906 et vécut sept années d’exil, en grande partie dans sa villa de Capri qui devint le centre intellectuel des Russes dissidents. Durant cette période, bien que ses écrits aient toujours la faveur du lecteur russe moyen, Gorki avait perdu beaucoup de sa popularité auprès de l’intelligentsia, la mode littéraire n’étant plus aux vagabonds philosophes, et l’on remarquait mieux les défauts de l’auteur. Bien que Gorki fût toujours d’accord sur l’essentiel avec le mouvement de Lénine, les partisans de celui-ci préféraient le laisser à l’écart depuis son adhésion à une tendance philosophico-religieuse appelée bogostroilestvo (bâtisseurs de Dieu), qu’il exposa dans La Confession (Ispoved’ , 1908), considérée par les marxistes orthodoxes comme une hérésie. Au point de vue politique, Gorki gênait ses amis marxistes à cause de son indépendance, mais son influence représentait pour eux un si grand avantage qu’elle contrebalançait heureusement ses défauts mineurs. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut d’accord avec les bolcheviks pour s’opposer à l’entrée en guerre de la Russie et, après la révolution d’Octobre, il leur donna son appui inconditionné. De 1917 à 1921, il fit de son mieux pour soulager les misères que, pendant les années du communisme de guerre, les écrivains partageaient avec le reste de la population.
Le chef-d’œuvre de Gorki est sa trilogie autobiographique, qui date des années 1913-1923: Enfance (Detstvo , 1913-1914); Parmi les gens (V ljudjakh , 1915-1916) et Mes Universités (Moi Universitety ), ce dernier titre étant une ironie, puisque la seule université que Gorki ait jamais fréquentée était celle de la vie, et que son désir d’étudier à l’université de Kazan avait été frustré. Ce long ouvrage est une des plus belles biographies de la littérature russe. Gorki n’y parle que de son enfance et de sa jeunesse; il y déploie toute sa puissance d’écrivain, maintenant qu’il a dépassé l’excessive «philosophie» de ses premières années. Il s’y révèle un observateur minutieux du détail, portraitiste remarquable décrivant avec beaucoup de talent sa famille, ses nombreux patrons et aussi, au fil de la narration, toute une gamme de personnages secondaires, mais inoubliables. En un sens, c’est à peine l’histoire de Gorki lui-même; il est bien rare qu’une autobiographie soit aussi peu une confession (ainsi mentionne-t-il à peine sa tentative de suicide). Le livre tout entier est pénétré d’émerveillement devant le mystère de la vie, que Gorki semblait maintenant moins acharné à comprendre et à interpréter, se contentant de la décrire. Mais il y a inséré de nombreux messages, qu’il laisse à la sagacité du lecteur plutôt que de les lui assener comme des sermons: il proteste contre la cruauté gratuite, il insiste sur l’importance de la résistance et de l’indépendance («très tôt, j’ai compris que l’homme se réalise par la résistance qu’il oppose à son milieu»), il médite sur la valeur du travail acharné qu’il exprime avec sa rhétorique particulière, comme lorsqu’il parle de la «joie d’ivresse» des manœuvres déchargeant une péniche de la Volga, «joie qui n’est surpassée que par l’étreinte d’une femme».
Émigré en Italie, il y acheva Mes Universités à Sorrente, où il résida sans rentrer en U.R.S.S., malgré de nombreux voyages en Allemagne et ailleurs. Une des raisons de cet exil était sa mauvaise santé, mais la désillusion que lui causa l’Union soviétique pendant les premières années qui suivirent la révolution eut certainement une grande part dans sa décision.
Le président de l’Union des écrivains
En 1928, cédant aux instances qui lui étaient faites, il regagna l’U.R.S.S., où son soixantième anniversaire fut célébré dans un débordement d’enthousiasme. L’année suivante, il s’y fixa définitivement, jusqu’à sa mort en 1936. Son retour coïncidait avec l’avènement au pouvoir de Staline. Dans l’atmosphère dirigiste et oppressante des années trente, Gorki eut moins l’occasion d’intervenir en faveur des persécutés; il devint un pilier de l’orthodoxie politique stalinienne. Plus que jamais, il était le leader incontesté et, lorsque fut fondée en 1932 l’Union des écrivains soviétiques, il en fût le premier président. En même temps, il prit part à la formation de la théorie du « réalisme socialiste », auquel tous les écrivains communistes furent tenus de se conformer.
Gorki ne cessa pas son activité littéraire. Bien qu’il fût étroitement associé à la doctrine littéraire officielle stalinienne, presque tous les sujets des romans de cette période se situent avant la révolution. L’Affaire Artamonov (Delo Artamonovykh , 1925), un de ses meilleurs romans, est, selon un critique, une «histoire artistique de l’épanouissement et de la fin du capitalisme russe». Quant à sa tétralogie La Vie de Klim Samgin ( face="EU Caron" ォizn’ Klima Samgina , 1927-1936), elle constitue, au dire de l’auteur, «le récit de tout ce qui a été vécu en Russie au cours des quarante dernières années». Mais, fait plus important pour la postérité, il parachève et couronne son autobiographie par un volume de souvenirs, où il évoque les grands écrivains russes (Tolstoï, Tchekhov et Andreiev), ainsi que par ses Notes de journal (Zametki iz dnevnika , 1924). Tolstoï y est peint de façon si vivante, si dépouillée de l’hagiographie dont il est affublé traditionnellement dans les études critiques qu’on est tenté de dire que c’est là le chef-d’œuvre de Gorki. Par contre, il publie alors quelques brochures consternantes, comme Le Canal de la mer Blanche (Belomorkanal , 1934), à la gloire du stalinisme sous son aspect le plus brutal (il s’agit d’un canal construit par des prisonniers condamnés aux travaux forcés).
La mort de Gorki est entourée d’un certain mystère. Il décéda brusquement en 1936 alors qu’il suivait un traitement médical. Au procès de Boukharine, en 1938, il fut prétendu que Gorki avait été victime d’un complot antisoviétique fomenté par le «bloc des droitiers et des trotskistes». L’ancien chef de la police, Yagoda, un des accusés, avoua avoir ordonné sa mort. Certaines personnalités occidentales ont suggéré que Gorki, ayant manifesté son dégoût pour les excès de la Russie stalinienne, aurait été exécuté sur l’ordre de Staline, mais aucune preuve n’a été fournie.
Après sa mort, Gorki fut «canonisé» et devint le saint patron des lettres soviétiques. On employait la formule «Gorki disait...» pour mettre fin à une discussion littéraire. À l’étranger aussi, il avait gardé tout son prestige, mais la postérité sera peut-être moins indulgente. Son succès est dû avant tout à l’incidence politique. Son style s’est sans doute amélioré au cours des ans, mais sans dépasser ses défauts originels: recherche de l’effet, accumulation d’adjectifs émotifs et tendance à l’exagération malgré les conseils de Tchekhov. On peut reprocher à Gorki la faiblesse de ses digressions philosophiques, son manque d’humour et de nuances. En revanche, il avait le regard infaillible qui saisit chaque détail, le talent de faire vivre ses personnages et une connaissance incomparable des bas-fonds russes. Il est le seul écrivain soviétique dont l’œuvre embrasse à la fois la période prérévolutionnaire et celle d’après la révolution de façon aussi complète. Et, bien qu’il ne puisse pas se placer avec Tchekhov, Tolstoï et d’autres au premier rang des écrivains russes, il demeure une des plus grandes et des plus attachantes figures de son temps.
Encyclopédie Universelle. 2012.