HÉRODOTE
Hérodote est le premier historien grec, et déjà les Anciens l’appelaient le père de l’histoire. Son œuvre témoigne donc de la naissance d’un genre.
Cela ne veut pas dire que l’on ne rencontre avant lui aucune espèce de tentative pour relater des événements passés. Les Grecs avaient eu d’abord dans l’épopée un modèle de récit littéraire qui, pour une part au moins, était censé concerner des héros ayant existé et des exploits réels; ils avaient eu ensuite, peu avant Hérodote, des récits mythiques en prose (traitant de la fondation des villes ou bien des généalogies), dont le contenu était déjà un peu plus historique; et, d’autre part, ils avaient récemment cherché à mieux connaître les divers pays de la terre: Hécatée avait voyagé et tenté d’y voir clair dans les traditions locales. Mais il n’y avait pas eu d’historien.
Le fait qu’Hérodote soit devenu le premier historien de la Grèce (et du monde occidental) s’explique en partie par les circonstances de sa vie.
Le moment et le lieu créent l’historien
Hérodote est né à Halicarnasse peu avant 480 – autrement dit en Asie Mineure, et au moment des guerres médiques. Or, l’Asie Mineure était depuis un siècle le théâtre d’une activité intellectuelle frémissante. Tous les premiers philosophes grecs, ou presque, étaient d’Asie Mineure: l’école de Milet se trouvait célèbre avec Thalès, Anaximandre, Anaximène ; d’autres philosophes étaient d’Éphèse, ou de Samos. Et il est clair que cette floraison stimulait le désir du savoir. Hécatée, le prédécesseur d’Hérodote, était, lui aussi, de Milet.
Or dans cette atmosphère de curiosité et de découvertes survint un événement sans précédent: au cours des guerres médiques, une coalition de presque toute la Grèce s’opposa à l’invasion des Perses, qui dominaient à peu près toute l’Asie occidentale. La Grèce faillit sombrer et sortit deux fois triomphante. Quand on avait eu son enfance nourrie de telles nouvelles, pouvait-on rester indifférent à cet événement? Le pouvait-on quand on appartenait à ces villes d’Asie Mineure, qui étaient à la fois grecques et asiatiques, et dont la liberté avait servi d’enjeu? Le lieu et le moment de sa naissance étaient bien faits pour tourner la curiosité d’Hérodote vers l’histoire, et pour l’engager à écrire, précisément, l’histoire de ces guerres médiques et de ce qui avait précédé.
Le déroulement de sa vie lui permit, à cet égard, une enquête personnelle étendue. Car Hérodote, après avoir été mêlé à des mouvements politiques locaux (il aida à renverser la tyrannie à Halicarnasse), fut un grand voyageur. Il alla un peu partout, en Asie, en Afrique, en Europe. Il se renseignait, il prenait des notes, il contrôlait, il s’étonnait. Il apprenait aussi à surmonter les nationalismes étroits. Et l’on ne s’étonne pas qu’à la fin de sa vie, en 443, il ait participé à la fondation d’une colonie, créée sous l’impulsion de Périclès au sud de l’Italie: Thourioi devait être une ville nouvelle, une ville modèle où se mêleraient des Grecs de divers pays. Ces voyages et cette expérience préparaient donc Hérodote à écrire cette œuvre toute chatoyante d’anecdotes, de descriptions, de choses vues et, pour finir, animée par le souci d’exalter l’union des Grecs contre le barbare.
Mais de tous les séjours que fit Hérodote à travers le monde grec et barbare, les plus importants (et sans doute les plus longs) furent ceux qu’il fit à Athènes. Il connut l’Athènes de Périclès. Il fut l’ami de Sophocle. Il entendit dans cette ville, qui était alors la capitale de l’intelligence, les discussions théoriques inspirées par l’enseignement des premiers sophistes et les débats de l’assemblée du peuple, où les Athéniens d’alors, émerveillés de leur démocratie et de leur empire, s’exerçaient sans trêve à l’analyse politique. Hérodote, qui vécut assez longtemps pour connaître les premières années de la guerre du Péloponnèse, subit sans nul doute cette influence. Elle dut l’aider à transformer ce qui n’était probablement qu’une enquête assez mêlée, et souvent plus ethnographique que véritablement historique, en un récit plus charpenté, avec ses causes et ses effets – bref en un récit qui fût de l’histoire.
Enquête et synthèse
L’œuvre qu’il a laissée reflète en tout cas ces influences diverses et en opère la synthèse. À beaucoup d’égards, on a le sentiment qu’elle porte en elle le témoignage d’une élaboration vivante.
En particulier, si les voyages d’Hérodote l’orientaient vers l’enquête relative aux divers pays, et si l’atmosphère athénienne pouvait le pousser vers l’analyse politique, il y avait là deux centres d’intérêt différents, dont la coexistence se reflète dans la structure même de son œuvre.
Celle-ci comporte neuf livres (auxquels on a donné les noms des neuf muses). Elle s’appelle ’ 笠靖精礼福晴兀 (Historiè ), ce qui veut dire enquête, et il n’est pas très facile de lui donner un titre qui soit plus précis. Elle tend, en effet, dès la première phrase, à exposer ce que furent les guerres médiques et les événements immédiatement antérieurs. Mais le récit des guerres médiques ne commence qu’au livre VI. Qu’y a-t-il donc avant? En un sens, on peut dire que l’on trouve la croissance de l’empire perse jusqu’au moment des guerres médiques; Hérodote raconte, dans les premiers livres, comment trois souverains successifs – Cyrus, Cambyse, Darius – après avoir réduit les Lydiens de Crésus, s’attaquèrent à l’Asie Mineure et à l’Assyrie (livre I), puis à l’Égypte (livre II), à Samos (livre III), et enfin aux Scythes, à la Libye et à la Thrace. Mais ces premiers livres ne se déroulent pas selon un esprit historique, ni selon l’ordre chronologique.
Tout d’abord, Hérodote ne commence pas par les souverains perses: son livre I s’ouvre sur l’histoire de Crésus (le premier des princes barbares à avoir soumis certains Grecs); et l’on ne rencontre Cyrus que lorsqu’il vainc Crésus. Il s’agit donc plutôt des barbares en général que des Perses. Mais surtout, d’un bout à l’autre, Hérodote procède par longues parenthèses et semble coudre ensemble une série de monographies, qui sont comme indépendantes. Chaque fois que les Perses attaquent un nouveau peuple, il groupe tout ce qu’il a appris sur le peuple en question: il parle de son histoire passée, mais aussi de ses rites, de sa façon de vivre et de la nature du pays. Ces monographies, ces logoi , se fondent même si peu dans un récit d’ensemble que l’on a pu penser qu’ils avaient eu, à l’origine, une existence indépendante. Le moins que l’on puisse dire est donc que l’enquête combine, et combine assez librement, deux types de recherche distincts.
Encore n’est-ce pas tout; car ce procédé de composition, qui utilise le retour en arrière et les longues parenthèses, gonfle peu à peu l’histoire d’Hérodote et en élargit le cadre. La chose est d’autant plus sensible que, même pour les cités grecques, sa méthode est semblable: s’il rencontre le nom d’Athènes ou bien de Sparte, par exemple à propos d’une ambassade et d’une demande d’alliance, il profite de l’occasion pour revenir en arrière et exposer ce qui s’était passé jusque-là dans ces villes (on le voit bien, pour ces deux exemples, au livre I et au livre V). De parenthèse en parenthèse, Hérodote, ainsi, dit tout. Sans ordre chronologique, sans système défini de recherche, son œuvre finit par couvrir les deux siècles qui ont précédé les guerres médiques, dans les divers pays intéressés, aussi bien grecs que barbares.
Il dit tout, aussi, du point de vue de la critique historique – en ce sens qu’il recueille le plus de renseignements possible et n’essaie pas de faire un tri. Bien sûr, il cherche le vrai, et il tourne le dos aux mythes, résolument. Il interroge et contrôle. Mais entre la crédulité des auteurs de récits mythiques et la rigueur d’une méthode critique, il reste de la marge. Hérodote ne repousse ni les légendes, ni les on-dit. Et son sens même de l’objectivité le pousse, non pas à choisir et à éliminer, mais à présenter côte à côte les diverses versions qu’il a recueillies. On ne peut être plus loyal, mais on ne peut être moins sélectif. Parfois il précise: «Pour mon compte, ce qu’ils disent ne me convainc pas», ou encore: «Libre à qui trouvera croyables de telles histoires d’accepter ces récits que font les Égyptiens: pour moi, mon seul dessein dans tout mon ouvrage est de consigner ce que j’ai pu entendre dire aux uns et aux autres...»
L’esprit et la forme de l’œuvre
Cette attitude a quelque chose d’ouvert et de tolérant, qui correspond au caractère de l’homme, et que l’on retrouve dans la façon même dont se déroulent ses narrations. Littérairement, Hérodote a combiné les moyens que lui offraient les divers genres florissant alors. Écrite en ionien comme l’épopée, son œuvre a, comme l’épopée, ses scènes de bataille et ses scènes intimes; et elle a de même des discours et des dialogues, et des bons conseillers que l’on n’écoute pas. Elle a aussi mille anecdotes, que l’on peut mettre en relation avec les récits romanesques que devait connaître l’Asie. Elle a des scènes organisées, où l’intérêt est ménagé, et où les personnages, pour finir, cèdent devant l’autorité des dieux, dont ils n’avaient pas compris les oracles; ces scènes font penser, de la façon la plus directe, à la tragédie athénienne. Mais avant tout, cette œuvre a un accent personnel; elle est d’un abord facile, gentiment ironique, toujours concrète, jamais prétentieuse, remplie de renseignements et vivante.
On peut s’interroger sur ses intentions – qui sont parfois plus subtiles qu’une apparente naïveté ne pourrait le laisser croire. Une seule est mise en avant; et elle correspond bien au sens grec de la mesure: si elle était plus systématique (mais rien, dans Hérodote, n’est jamais systématique), elle ferait penser au monde tragique. Hérodote, en effet, croit aux dieux. Il croit que certaines choses «devaient arriver» – parce qu’elles avaient été décidées par eux. Aussi aime-t-il à recueillir les oracles et à les signaler. Et il aime à montrer, quand l’occasion s’en présente, que les dieux renversent volontiers tout ce qui s’élève trop haut. À cet égard, deux grandes figures se répondent, au début et à la fin de l’œuvre: celles de Crésus et de Xerxès.
L’histoire de Crésus fournit le point de départ de l’œuvre. Pour la raconter, Hérodote remonte même plus haut, jusqu’au crime accompli par Gygès contre Candaule. Ce crime a mis Gygès au pouvoir et les dieux ne l’acceptent qu’à condition que ce soit provisoire: sinon, la vengeance viendra. Elle vient en effet sur Crésus, mais non sans que Crésus lui-même ait été trompé par des oracles mal compris, et non sans que Solon l’ait averti que l’on ne pouvait dire aucun homme heureux avant sa mort. La scène pathétique où Hérodote montre Crésus, prêt à mourir sur son bûcher, répéter le nom de Solon, donne à cette leçon un relief manifestement intentionnel; et la demande d’explications que Crésus adresse à Delphes lui apporte sa conclusion, puisque le prince reconnaît ses erreurs: «Crésus reconnut qu’il était, lui, en faute, et non les dieux.»
Hérodote a donc placé là, en tête de son œuvre, une histoire édifiante, montrant que les dieux aiment à rabaisser l’orgueil. Or, Xerxès, à l’autre extrémité de l’œuvre, illustre bien la même idée. L’orgueilleux Xerxès n’a pas écouté Artabane, lorsque celui-ci disait: «Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi: sur eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure. C’est ainsi qu’une grande armée succombe devant peu d’hommes parfois, quand le ciel, jaloux, par la panique ou par son tonnerre, la fait indignement périr; car il ne permet l’orgueil à personne d’autre que lui» (VII, 10). La défaite de Xerxès fait pendant au désastre de Crésus.
Pourtant il serait inexact de croire que l’œuvre d’Hérodote se présente, même sur ce point, comme un ensemble homogène, soutenu d’affirmations bien tranchées. Elle est humaine, libre, changeante. Elle conduit de l’anecdote édifiante à l’analyse politique. On peut même dire que, souvent, on la voit changer de caractère, au fur et à mesure que la réalité dont elle traite se fait plus proche et mieux connue. Les quatre premiers livres, plus descriptifs, plus curieux de petits détails, tranchent, en effet, par rapport aux quatre derniers: avec moins de fermeté dans l’analyse et plus de curiosité dans l’enquête, ces quatre derniers livres annoncent déjà, par moments, la manière de Thucydide.
Hérodote n’est donc pas seulement le père de l’histoire: son œuvre, à tous égards, montre l’histoire en train de naître.
Hérodote
(v. 484 - v. 420 av. J.-C.) historien grec, surnommé "le Père de l'Histoire". Ses neuf livres d' Histoires constituent une épopée (en prose) dont le thème central est la rencontre des civilisations grecque et perse.
Encyclopédie Universelle. 2012.