ISE MONOGATARI
Recueil de contes illustrés de courts poèmes, l’Ise monogatari est probablement le plus ancien écrit en prose de la littérature japonaise. Œuvre de transition entre la poésie du Man y 拏 sh (VIIIe s.) et les «dits» (monogatari ) ou les journaux intimes (nikki ) du Xe siècle, il représente, indépendamment de son intérêt propre, une étape capitale dans la formation d’une littérature spécifiquement japonaise.
Le texte
Composé, dans sa version la plus répandue, de cent vingt-cinq récits en prose de longueur variable (de quelques lignes à deux ou trois pages), l’Ise monogatari apparaît comme une suite de contes apparemment indépendants les uns des autres. Cependant, un certain nombre d’entre eux commençant par la formule «mukashi otoko arikeri » («jadis il était un homme»), l’on en avait très tôt conclu qu’il s’agissait des aventures d’un seul et même personnage, à savoir l’auteur de la plupart des poèmes du recueil, Ariwara no Narihira (825-880), que l’on ne tarda pas à tenir pour l’auteur de l’ensemble. Quelques manuscrits lui donnent même pour titre: «Journal du commandant de la garde Ariwara». Cette hypothèse ne pouvait toutefois expliquer la présence de neuf poèmes du Man y 拏 sh et de vingt-cinq autres d’auteurs divers, postérieurs parfois à la mort de Narihira. Partant du titre, dont l’origine est inexpliquée, on a donc supposé que l’auteur était la poétesse Ise († 939).
Sans entrer dans la discussion, notons que l’on admet généralement aujourd’hui que l’Ise monogatari est la réunion arbitraire, effectuée en plusieurs temps, de récits explicatifs destinés à faciliter la lecture de poèmes préexistants, calqués sur les notices de présentation des poèmes du Man y 拏 sh , primitivement rédigées en chinois. Il est probable dans ce cas qu’un choix des poèmes de Narihira en a constitué le noyau primitif. Un certain nombre de ceux-ci figurent d’ailleurs dans l’anthologie du Kokin-waka-sh (905), précédés de préambules qui semblent être une version résumée de l’Ise monogatari .
Quoi qu’il en soit, ce dernier apparaît comme une suite d’exercices de style dans une prose encore malhabile, mais qui par moments annonce déjà, dans son apparente simplicité, les savantes périodes des «dits» (monogatari ) de la seconde moitié du Xe siècle. Un dernier pas, décisif, sera franchi lorsque le poème, prétexte jusque-là du récit, en deviendra un simple ornement.
La composition
L’analyse du texte, dans son ordonnance actuelle, apporte des indications précieuses sur le processus de formation d’une littérature romanesque. Les diverses anecdotes sont en effet classées dans un ordre tel qu’il suggère une succession chronologique dans la vie du héros anonyme, de son adolescence à sa mort. Le rédacteur, persuadé de toute évidence qu’il s’agissait de Narihira, s’est même efforcé d’identifier, dans des notes visiblement interpolées, les personnages secondaires d’après ce qu’il savait de la vie du poète. Aussi peut-on voir dans l’Ise monogatari une biographie semi-légendaire du héros, dont certains épisodes ont par la suite inspiré des romanciers ou des dramaturges: ainsi de son exil dans les marches de l’Est, de ses aventures avec la future impératrice de Nij 拏, avec la grande prêtresse d’Ise, ou de son amitié avec le prince-poète Koretaka. Il eût en somme suffi de relier entre eux les divers fragments pour en faire une biographie romancée de Narihira.
Non moins suggestive apparaît la comparaison entre les «contes» les plus courts, simple énoncé des circonstances de la composition d’un poème, et les plus développés qui laissent prévoir déjà, dans leur raideur schématique, les subtiles analyses psychologiques du Genji monogatari . Trois exemples montreront mieux que tout développement théorique comment s’opère le passage du «conte poétique» (uta-monogatari ) au «dit» romanesque.
Jadis un homme à l’égard d’une femme conçut un dépit amer:
Ce ne sont rochers
ni montagnes accumulées
qui nous séparent
et nombreux pourtant sont les jours
où sans vous voir me languis d’amour.
(Ise monogatari , conte 74.)
Jadis il était un homme. Dépité du dépit d’une certaine personne:
Plus sensé serait
de faire tenir empilées dix
dizaines d’œufs
que de se soucier de qui
de vous point n’a cure.
Voilà ce qu’il dit, et lors:
De la rosée du matin
il peut rester des traces
point dissipées
mais en vous qui donc oserait
placer sa confiance?
Derechef l’homme:
Au vent qui souffle
les cerisiers l’an passé
n’eussent-ils point
perdu leurs fleurs ah! quelle foi
pourrais-je à votre cœur prêter?
Derechef la femme, en retour:
Plus que sur l’eau qui va
écrire des chiffres
vain serait
d’avoir cure de qui
de vous ne se soucie.
Derechef l’homme:
De l’eau qui va
du temps qui passe des fleurs
qui se dispersent,
lequel voudrait m’entendre
si je lui disais d’attendre?
Cet homme et cette femme qui l’un l’autre s’accusaient d’inconstance, nul doute que chacun de son côté avait une secrète liaison.
(Ise monogatari , conte 50.)
Jadis un jouvenceau d’une fille qui point n’était vilaine s’était épris. Il avait des parents qui prétendaient agir sagement; craignant qu’à son tour elle pût s’éprendre, ils résolurent d’éloigner la fille. Voilà ce qu’ils disaient, mais ils ne l’avaient point éloignée encore. Comme il était en leur dépendance et que son cœur manquait de force encore, il n’eut pas la force de les faire renoncer. La fille, qui était de basse condition, n’était en mesure de résister. Entre-temps, leur amour ne faisait que croître. Soudain, les parents chassèrent cette fille. Le garçon eut beau verser des larmes de sang, il ne pouvait les en empêcher. On l’emmena et elle s’en fut. Le garçon, pleurant et pleurant, composa ceci:
Quand elle sera partie
pour qui donc sera pénible
la séparation?
Plus encore que naguère
ce jourd’hui me sens triste!
Il dit et perdit conscience. Les parents se précipitèrent. Avec les meilleures intentions ils avaient ainsi décidé, pensant qu’il n’en viendrait pas à pareille extrémité, et voilà qu’il avait véritablement perdu conscience. Aussi, affolés, faisaient-ils des vœux. Il avait perdu conscience ce jour-là vers la tombée de la nuit et ce n’est que le lendemain vers l’heure du Chien qu’à grand-peine il revint à la vie. Les jouvenceaux de jadis, voilà comment leurs amours ils prenaient à cœur. Les vieillards d’aujourd’hui en feraient-ils autant?
(Ise monogatari , conte 40.)
Encyclopédie Universelle. 2012.