LAO SHE
Aussi à l’aise dans la littérature dite «populaire» (minjian wenxue ), que dans la littérature tout court, Lao She est un des rares grands écrivains de la Chine moderne à avoir pratiqué presque tous les genres littéraires. Mais les deux domaines où son sens de l’observation, son humour si particulier et sa maîtrise de la langue se sont le mieux exercés ont été successivement le roman et le théâtre. La disparition de l’auteur du Pousse-pousse au début de la révolution culturelle restera dans les annales chinoises comme l’une des pages les plus tragiquement absurdes.
La fin des Mandchous
Ainsi que l’indique son prénom (ou «nom personnel») Qingchun, soit «Célébration du Printemps», le jeune fils de la famille Shu est venu au monde sous d’heureux auspices. Il est né, en effet, à Pékin, le 3 février 1899, c’est-à-dire la veille du Nouvel An lunaire, que l’on appelle en Chine fête du printemps. Il appartient aussi, par sa naissance, au peuple des bannières, à la race mandchoue qui, depuis plus de deux siècles, a placé sous son joug l’ensemble de l’Empire.
Mais, en réalité, la situation familiale est fort modeste. La bannière «rouge pleine», dont font partie les Shu, est une des plus basses dans la hiérarchie mandchoue. Illettré comme ses ancêtres, le père du futur écrivain est un simple garde du palais impérial. Lorsque, en août 1900, les troupes alliées viennent délivrer les légations assiégées par les Boxeurs, il est tué en défendant la Cité interdite. Pour entretenir les siens, la veuve est obligée de faire de la couture et des lessives.
De cette double origine, mandchoue mais pauvre, l’écrivain a toujours conservé un souvenir très vif. Il n’y fera que de brèves allusions et n’en parlera pour ainsi dire jamais dans ses différentes œuvres, sauf dans son dernier roman, laissé inachevé et publié seulement à titre posthume. Intitulé Sous la bannière rouge (Zheng hong qi xia ), le livre est écrit à la première personne et narre avec force détails les premiers jours de cet enfant du Nouvel An au milieu d’une société en plein déclin, où se côtoyaient le luxe et la misère, la fierté et la honte. Quelques années seulement allaient encore passer, et la fin de l’Empire devait mettre à jamais un terme à l’existence raffinée et si longtemps insouciante des Mandchous de la capitale.
Bien que personnellement très sensible à la disparition du monde de son enfance, le jeune Shu, orphelin à la fois de son père et de son empereur (wu fu wu jun ), saura néanmoins échapper à ce passé qui le hante. Le premier de sa lignée, il entreprend des études primaires. Il se lie alors d’amitié avec un autre Mandchou, Luo Changpei. Mais tandis que ce dernier pourra poursuivre jusqu’à l’université et deviendra un grand spécialiste de linguistique, son ami, faute de ressources suffisantes, est contraint d’interrompre ses études secondaires; heureusement, il est admis à l’école normale de Pékin, où l’enseignement est gratuit.
Au bout de six ans, non seulement il en sort diplômé, mais plusieurs de ses professeurs ont déjà remarqué ses qualités littéraires. Il est alors nommé à différents postes de directeur d’école, puis d’inspecteur, qui l’empêchent de participer notamment au mouvement étudiant qui déferle en mai 1919 sur la capitale. En fait, ces tâches administratives lui pèsent tellement qu’il ne tarde pas à démissionner. Pour vivre, il donne à la place des cours dans diverses écoles de Tianjin et de Pékin. Apprenant l’anglais le soir à l’université Yenching (Yanjing), il entre en contact avec des pasteurs de la London Missionary Society. Sur leur recommandation, il obtient ainsi de partir pour Londres, où il est recruté comme assistant à l’École des langues orientales.
Le roman et l’humour
Durant les cinq ans qu’il passe dans la capitale britannique, de 1924 à 1929, celui qui se fait appeler Colin C. Shu lit une grande partie de la littérature occidentale, notamment anglaise. Ses auteurs préférés sont alors Dickens, Wells et Conrad. Tout en lisant, il se découvre lui-même une vocation de romancier et se met à écrire. Grâce à son ami Xu Dishan, qui connaît le rédacteur en chef du Xiaoshuo yuebao , Zheng Zhenduo, ses trois premiers romans sont coup sur coup publiés dans la revue de la fameuse Société d’études littéraires (Wenxue yanjiu hui). L’écrivain prend pour l’occasion le nom de plume qui le rendra célèbre et qu’il conservera par la suite: Lao She.
La Philosophie de Lao Zhang (Lao Zhang de zhexue ) et Zhao Ziyue sont deux œuvres qui, à maints égards, se rattachent encore au passé. D’une part, ce sont des sortes de romans à épisodes, où la langue écrite (wenyan ) se mêle toujours à la langue parlée (baihua ). D’autre part, la description qui s’y trouve faite du monde des écoles et des étudiants n’est pas sans rappeler toute la lignée de romans satiriques qui descend en Chine de La Forêt des lettrés (Rulin waishi ). À partir de Messieurs Ma, père et fils (Er Ma ), Lao She prend plus de distance avec la tradition. Il n’utilise plus que la langue parlée et choisit pour son livre un sujet en relation directe avec son expérience personnelle, à savoir les relations entre, d’un côté, deux Chinois de générations différentes, et, de l’autre, la vieille Anglaise qui les loge et sa fille Mary. La coexistence n’est pas toujours facile et il en découle plusieurs aventures cocasses, mais le romancier sait les exploiter sans tomber dans l’invraisemblance.
Avant de regagner son pays, Lao She parcourt l’Europe et s’arrête ensuite à Singapour où il enseigne pendant six mois dans une école secondaire. Il écrit sur place L’Anniversaire de Xiao Po (Xiao Po de shengri ), une œuvre qui, sans prétendre à l’ampleur d’un véritable roman, dépeint avec précision la vie d’un jeune Chinois des mers du Sud. À son retour en Chine, l’écrivain découvre une situation profondément dégradée: Pékin n’est plus la capitale et les Japonais sont sur le point de bombarder Shanghai. Personnellement, il ne peut compter sur sa propre plume pour vivre. Il accepte donc le poste de professeur que lui propose l’université chrétienne du Shandong (Qilu daxue), à Jinan, ce qui lui permet également de se marier quelques mois après.
Toutes ces circonstances nouvelles n’entravent pas longtemps sa volonté d’écrire. Il entre, au contraire, dans la période la plus féconde de toute sa vie. Jusqu’au déclenchement de la guerre en 1937, il écrira presque un roman par an, sans compter toutes les nouvelles, les récits et les innombrables articles de revues qu’il fait paraître dans les meilleures revues littéraires de l’époque. En 1932, c’est La Cité des chats (Mao cheng ji ), une satire virulente, où le lecteur reconnaît sans peine la Chine de l’époque, ainsi que le désespoir qu’elle inspire devant l’imminence du péril nippon. En 1933, paraît Divorce (Lihun ), une œuvre plus sereine, qui met en scène de modestes fonctionnaires pékinois en proie à toutes sortes de difficultés, notamment matrimoniales. L’année suivante, La Vie de Niu Tianci traite avec beaucoup de finesse un sujet délicat: les rapports d’un enfant trouvé avec ses parents adoptifs et ceux qui sont chargés de l’instruire.
En 1935, Lao She publie La Vieille Carriole (Lao niu po che ). Ce recueil d’essais littéraires est intéressant à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il fournit à l’écrivain l’occasion de prendre du recul par rapport à ses livres antérieurs et de juger lui-même chacun d’entre eux. Ensuite et surtout, parce que l’humour, souvent décrié comme un tour d’esprit superficiel, y est au contraire présenté en tant que fondement même de l’art romanesque. Un humour qui n’exclut pas la tragédie, mais la rend, en quelque sorte, plus humaine: telle est la formule qui fera désormais l’originalité de l’écrivain.
Il faut croire que l’ensemble de ces réflexions n’est pas resté sans porter des fruits. Au cours de l’année suivante, Le Vent de l’univers (Yuzhou feng) , revue dirigée par Lin Yutang, fait paraître en plusieurs livraisons Le Pousse-pousse (Luotuo Xiangzi ). Ce roman est légitimement considéré comme le chef-d’œuvre de Lao She. L’intrigue, qui raconte la vie de plus en plus malheureuse d’un jeune tireur de pousse de Pékin, se fonde sur une observation très précise du milieu social et professionnel correspondant. Mais, par-delà le destin d’un individu et d’une profession, c’est l’avenir même de l’homme en Chine qui semble en question. D’où une force dramatique croissante, mise en valeur par la composition particulièrement équilibrée du roman. Par ailleurs, Le Pousse-pousse fait admirablement sentir la richesse et la saveur de la langue pékinoise, dont le romancier exploite toutes les possibilités avec une virtuosité sans égale.
La responsabilité de l’écrivain
Avec la guerre, Lao She découvre la responsabilité politique de l’écrivain. Jusque-là, il s’était toujours tenu à l’écart des différents groupes littéraires et abstenu de soutenir des positions partisanes. Mais l’invasion japonaise l’amène à s’engager profondément dans la résistance. Il se sépare de sa femme et de ses enfants, qu’il ne reverra que cinq ans plus tard, et quitte Jinan pour Wuhan. Là, avec un groupe d’amis et l’aide du général Feng Yuxiang, il lance l’un des premiers organes des écrivains résistants, la revue Résister jusqu’au bout (Kang dao di ). En mars 1938, lors d’une importante assemblée réunissant des personnalités littéraires et artistiques de tous bords, proches aussi bien du parti nationaliste que des communistes, une Fédération est créée, dont il devient le principal responsable.
Lorsqu’il est obligé de se replier à Chongqing l’année suivante, il ne perd pas courage. Outre l’animation de l’organisme dont il a la charge, Lao She multiplie les activités. Il est d’abord rédacteur en chef de la revue Lettres et arts de la guerre de résistance (Kangzhan wenyi ), qui dépend de la Fédération et il le restera jusqu’à la fin de la guerre. Ensuite, il se met à écrire de nombreux textes et plusieurs pièces de théâtre destinés à la propagande patriotique. Il semble alors renoncer volontairement au roman, au profit de genres, comme la ballade au tambour (gushu ) ou l’opéra traditionnel (xi ), qui connaissent encore un grand succès populaire. À la suite d’un voyage au front, au cours duquel il rencontre Mao Zedong à Yan’an, il publie enfin un long récit en vers, Au nord de la passe de Jian (Jian bei pian ).
Mais avec la prolongation de la guerre, qui ruine sa santé, l’écrivain ne peut échapper totalement à l’attrait que continue d’exercer sur lui le roman. Lorsque les siens, qui vivaient à Pékin jusque-là, parviennent à le rejoindre, Lao She entreprend une vaste fresque décrivant en détail la vie des habitants de l’ancienne capitale sous l’occupation japonaise. Le livre, intitulé Quatre générations sous un même toit (Si shi tong tang ), constitue un document important pour l’histoire de Pékin et l’évolution de la famille pékinoise traditionnelle. Paru d’abord sous forme de feuilleton, il est ensuite publié en volumes séparés dans les années qui suivront la fin du conflit, sauf la troisième partie, qui ne le sera que beaucoup plus tardivement.
Peu de temps après la capitulation du Japon, le romancier est invité par le département d’État à séjourner, en compagnie de son ami le dramaturge Cao Yu, aux États-Unis. C’est pour lui l’occasion de faire des conférences, mais également d’aider à la traduction de ses œuvres, qui connaissent là-bas un très grand succès. Il écrit alors un roman, Les Conteurs au tambour , dont le texte original ne sera jamais publié et qui ne sera connu que par sa version anglaise (The Drum Singers ); l’auteur y révèle la connaissance très profonde qu’il a acquise du monde des arts populaires, s’étant personnellement lié avec plusieurs artistes.
Quand le pouvoir communiste s’installe dans son pays, Lao She est toujours en Amérique. Il tarde un peu à se rallier au nouveau régime, mais, une fois le pas franchi, sa loyauté ne se démentira pas, même dans les moments les plus délicats, notamment en 1957, lors du mouvement contre les « droitiers ». Comme les autres grands écrivains, il est couvert d’honneurs et de responsabilités officielles. Vice-président de l’Union des écrivains, il est aussi député de Pékin et membre de nombreuses commissions gouvernementales. Mais il ne s’arrête pas pour autant d’écrire. Au contraire, revenant au théâtre, il trouve dans la nouvelle société des sujets pour plusieurs pièces.
Celles-ci ne présentent pas toutes le même intérêt. Parmi la quinzaine de titres, on peut au moins en retenir trois. Le premier est Le Fossé de la barbe du dragon (Long xu gou) , qui décrit les transformations d’un quartier d’habitation, particulièrement insalubre, de la capitale. La pièce est si bien accueillie que le maire de Pékin, Peng Zhen, nomme l’auteur « Artiste du Peuple ». D’un genre assez différent, la deuxième œuvre, En regardant vers Chang’an (Xi wang Chang’an ), met en scène un imposteur qui s’infiltre dans le parti et parvient, à force d’intrigues, aux échelons les plus élevés de l’administration provinciale à Xi’an. Bien qu’inspirée d’une histoire tout à fait réelle et destinée à en prévenir d’autres, cette pièce, qui avait été commandée à Lao She, sera diversement interprétée et parfois critiquée comme portant atteinte au parti communiste et au respect qui lui est dû.
En 1957, l’écrivain fait jouer La Maison de thé (Chaguan ). De toutes ses œuvres dramatiques, c’est certainement la plus importante et la plus belle. L’action se situe dans un de ces établissements typiquement pékinois, à trois moments successifs de son histoire: à la fin du siècle dernier, quand il est à l’apogée de sa prospérité; vingt ans après, lorsqu’il est obligé de sacrifier à la modernité beaucoup de ses traditions; enfin, après la Seconde Guerre mondiale, à la veille de sa disparition. Apparemment, la signification du drame est simple: comme l’auteur l’a lui-même indiqué, il s’agit «d’enterrer l’ancienne société». En fait, pour le spectateur, la pièce semble empreinte d’une insurmontable nostalgie.
Au dernier acte, sur le point de mourir, un des plus vieux clients s’écrie: « Oui, j’aime mon pays, mais moi, qui m’aime? » Lorsque, le 22 août 1966, Lao She est roué de coups par les Gardes rouges, on ne peut s’empêcher, devant un pareil déferlement de haine, de penser que la même question devait être à l’esprit de l’écrivain. Deux jours après, on retrouvera son corps au bord du lac de la Grande Paix. On répandra alors le bruit qu’il s’agissait d’un suicide, mais, en réalité, l’auteur du Pousse-pousse semble avoir succombé aux blessures que lui ont infligées ses jeunes bourreaux, et ceux-ci auraient ensuite maquillé leur crime en suicide. L’écrivain ne sera officiellement réhabilité que douze ans plus tard, en juin 1978.
Lao She
(Shu Qingchun, dit) (1899 - 1966) écrivain chinois: la Cité des chats (1932); le Pousse-pousse (1936).
Encyclopédie Universelle. 2012.