NUMINEUX
NUMINEUX
C’est en 1917 que Rudolf Otto publie son livre intitulé Le Sacré , portant en sous-titre «L’Élément non rationnel dans l’idée de divin et sa relation avec le rationnel». Il y introduit un nouveau concept dans le champ des sciences des religions, le concept de «numineux» ou de «numinosité». Cette création conceptuelle portait en soi une possible remise en perspective de l’anthropologie par rapport au sacré.
Rudolf Otto pose une incommensurabilité entre tout ce qui relève de l’entendement ou de la raison et l’ensemble des phénomènes rapportables à l’expérience religieuse. Une telle expérience échappe à toute approche rationnelle. Elle ne relève donc ni de l’ordre de la vérité (par exemple, expérience métaphysique du Dieu vérace chez Descartes ou argumentation de preuves ontologiques), ni de l’ordre de l’éthique (notamment tel que Kant a prétendu la fonder à partir de postulats de la raison pratique), ni même de l’ordre du téléologique (elle ne relève pas d’une organisation du sens). Pour Otto, l’expérience religieuse est irréductible en termes d’idée, concept, notion abstraite, précept moral. Tous ces opérateurs de pensée sont trop «pacifiés» pour être adéquats à ce qui jaillit lorsque le sacré se manifeste dans une expérience singulière. Bien plus, l’expérience religieuse échappe au « bon sens». Otto montre que c’est une expérience terrible, dévastatrice, pour celui sur qui elle déferle. L’expérience référée par l’expression paulinienne «Dieu vivant» est celle d’une puissance terrifiante et écrasante pour l’humain, échappant à toute médiation mentale: «C’est une chose terrible que de tomber aux mains du Dieu vivant» (saint Paul, Hébreux , X, 31).
Selon Otto, cette expérience est celle de l’omnipuissance divine. Ce qui est rencontré (en rêve, par une vision, au cours d’une possession, etc.) est de l’ordre du «tout autre» (ganz anderes ). Un être singulier est soudain mis en présence d’une réalité irréductible à tout ce qui relève de l’ordre du cosmos ou de l’humain. Ce qui est alors vécu et éprouvé échappe à toute pensée comme à toute volonté. De cette étrangeté radicale, ontologique, qui jaillit dans le champ de l’expérience humaine, naît en l’être qui la subit une attitude paradoxale, à la limite du supportable et qui peut faire basculer dans la démence un psychisme insuffisamment préparé. D’une part naît un sentiment d’effroi, de crainte, de terreur sacrée — sentiment écrasant que R. Otto désigne comme mysterium tremendum . Mais d’autre part s’impose le sentiment d’une attraction irrésistible, d’un arrachement de la vie ordinaire, d’une urgence de « voir» au risque de mourir — sentiment irrépressible que Otto définit comme mysterium fascinans . Cette ambivalence extrême que porte l’expérience du sacré a été nommée par lui comme «numineuse ». Tout se passe comme si l’effet numineux que porte une telle expérience était dû à la brusque accession de celui qui l’éprouve à une réalité qu’aucune catégorie ne peut délimiter. Ce changement brusque de niveau de conscience se manifeste par un conflit d’attitudes qui marque l’irréductibilité d’une telle expérience en termes de positions réciproques du moi et du monde. Elle ne peut s’exprimer que par un sentiment contradictoire qui saisit tout l’être qui l’éprouve: une «effroyable attirance», une «terrifiante impulsion», etc. Ce sentiment se trouve au-delà de l’antagonisme vital survivre-mourir, qui forme la base psychique du conscient. Ce n’est pas dans une relation de type intérieur-extérieur que se joue le face-à-face de l’humain et du divin. C’est l’expérience d’une relation entre deux ordres de réalité, l’un supérieur, l’autre inférieur. Cette révélation écrasante est celle d’une puissance si radicalement «autre» qu’elle est vécue par l’être humain comme une «mise en abîme», comme un basculement dans son propre néant.
Les deux auteurs qui ont le plus pris en compte l’antiréductionnisme lié au concept de numineux sont Mircea Eliade et Carl Gustav Jung.
L’œuvre entière de Mircea Eliade se fonde sur la nécessité de comprendre le sacré dans sa manifestation, tel que R. Otto en a posé les principes. Ses travaux relèvent d’une phénoménologie du sacré. Pour asseoir cette approche, Eliade propose le concept de «hiérophanie», terme plus général que celui de numineux et désignant le fait que « quelque chose de sacré se montre à nous, se manifeste». Ce concept est très important en ce qu’il court-circuite la plupart des débats nés de l’évolutionnisme culturel et du sociologisme dans l’anthropologie religieuse. Selon Eliade, la religiosité est une totalité. Elle ne peut donc être réduite en une série de stades préreligieux ou en phénomènes élémentaires. Mais elle ne peut pas plus être réduite à une simple structure dont les contenus seraient non signifiants. Elle échappe à tout réductionnisme mentaliste. Cette totalité numineuse ne peut être approchée et étudiée que replacée, et en quelque sorte « réanimée», dans l’espace et le temps propres aux phénomènes sacrés. C’est seulement ainsi que toute hiérophanie est susceptible de faire sens, c’est-à-dire d’investir le sujet qui en est le témoin dans une dynamique symbolique qui le transforme en le faisant participer aux processus mythiques cosmo-, anthropo- et théogoniques.
Il revient aux travaux de Carl Gustav Jung d’avoir montré ces processus à l’œuvre au travers de ce qu’il a appelé l’énergétique de l’âme. À partir de son expérience de psychologie des profondeurs, il a montré que le symbole mettait en jeu, comme « transformateur d’énergie psychique», des expériences qui correspondraient effectivement à ce que Otto avait repéré comme « numineux» — et que Jung comprend comme correspondant à la réalité du «daïmonique». Selon Jung, dans une rencontre numineuse, le conscient (moi empirique) est tout à coup confronté à l’expérience de ses limites et de la présence d’une réalité transcendantale qui lui est surordonnée (le soi). Une telle expérience se révèle d’ordre archétypique, en ce qu’elle permet l’irruption en la conscience de contenus transindividuels, mais qui ont puissance d’individuation. Comme l’écrit Jung dans Ma Vie : «De telles expériences ont une influence secourable ou dévastatrice sur l’homme. Il ne peut ni les saisir, ni les comprendre, ni les dominer, il ne peut pas plus s’en libérer qu’il ne peut leur échapper, et c’est pourquoi il les ressent comme relativement subjugantes, voire toutes-puissantes.»
numineux, euse [nyminø, øz] adj. et n. m.
ÉTYM. 1949; trad. de l'all. numinose, adj. et n., créé par R. Otto, 1917, sur le rad. génitif du lat. numen, numinis (→ Numen), d'après omen, ominose; cf. angl. numinous, 1647 (archaïque).
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♦ Didactique.
1 N. m. || Le numineux : le sacré, conçu comme catégorie spécifique de l'expérience humaine, distincte aussi bien de la sphère éthique que de la sphère rationnelle.
2 Adj. Relatif au numineux; qui en a les caractères.
0 (…) on ne doit pas s'étonner le moins du monde si les manifestations empiriques des contenus inconscients révèlent la qualité de l'illimité et de l'indéterminé dans l'espace et dans le temps. Cette qualité est numineuse et, par conséquent, effrayante, surtout pour un esprit exact qui connaît la valeur des concepts délimités avec précision.
Pernet et Cohen, Trad. Jung, Psychologie et Alchimie, p. 239.
Encyclopédie Universelle. 2012.