OROSE
C’est soudainement en 414 qu’Orose apparaît dans l’histoire. Il quitte la scène aussi brusquement quatre ans plus tard. Entre-temps, il s’est trouvé mêlé à plusieurs controverses qui agitaient l’Église de son époque. Le succès de ces interventions ne semble pas avoir égalé un zèle parfois intempestif. Cependant, lorsque nous le perdons de vue, en 418, Orose vient d’achever une somme d’histoire universelle dont le succès sera immense et qui déterminera pendant plusieurs siècles, et marquera jusqu’à nos jours, l’idée que l’Occident se forme de son destin et de celui de l’humanité.
La mission antipélagienne
On ne sait rien d’Orose avant 414. Cette année-là, il débarque en Afrique. C’est un jeune prêtre espagnol de Braga, entreprenant et à l’esprit vif. Il a dû quitter précipitamment sa patrie pour échapper aux sévices des Barbares. Cette fuite réalisait inopinément un projet qu’il nourrissait depuis quelque temps: venir consulter Augustin, évêque d’Hippone, l’une des plus grandes autorités de l’Église d’Occident. Les problèmes qu’Orose venait soumettre au jugement de l’évêque d’Hippone concernaient deux doctrines hétérodoxes qui agitaient l’Espagne. Augustin répondit à cette démarche par un bref traité Contre les priscillianistes et les origénistes .
Peu de temps après, l’évêque d’Hippone eut l’idée d’envoyer son nouveau disciple à Jérôme en Palestine. D’une part, le prêtre espagnol trouverait auprès du moine de Bethléem un maître capable de lui expliquer la Bible et de l’informer plus à fond des erreurs d’Origène. D’autre part, ce jeune homme, endurant et tout dévoué à Augustin, serait un excellent messager. Orose trouva la Palestine agitée par une controverse qu’il avait déjà rencontrée à Carthage: la querelle pélagienne. Jérôme, qui avait pris sur ce point le même parti qu’Augustin, accusait l’évêque Jean de Jérusalem de soutenir Pélage, auquel on reprochait d’exagérer le rôle de la liberté humaine au détriment de celui de la grâce divine. Pélage se présenta devant un synode réuni à Jérusalem en juillet 415. Orose prit la parole dans cette assemblée, se fit l’avocat des thèses d’Augustin et de Jérôme et s’en prit à l’évêque Jean lui-même. Il fut apparemment agressif et maladroit et ne parvint pas à convaincre. Le seul effet de son intervention fut l’inimitié que lui témoigna désormais Jean de Jérusalem. Orose repartit alors pour l’Occident, après avoir écrit une relation de ce qui s’était passé au synode; il y rejetait la responsabilité de son échec, non seulement sur la partialité de Jean, mais encore sur l’incompétence et la mauvaise foi d’un interprète: Orose ignorait le grec. Heureusement, il rapportait aussi de quoi faire oublier peu ou prou l’insuccès de sa mission: quelques fragments des reliques de saint Étienne que l’on venait, croyait-on, de découvrir à la suite de plusieurs visions. Orose, qui comptait se rendre en Espagne, en fut empêché par les mauvaises nouvelles reçues de ce pays alors qu’il faisait escale à Minorque. Il laissa donc à l’évêque de cette île les reliques de saint Étienne. Elles y provoquèrent une explosion de ferveur et une vague d’agitation antijuive. Orose, quant à lui, revint à Hippone, où il n’allait pas tarder à recevoir une seconde mission, bien différente de la première.
Du passé païen aux «temps chrétiens»
Quelques années plus tôt, en 410 exactement, la prise de Rome par les Goths d’Alaric et le sac qui s’en était suivi avaient profondément choqué les esprits. Pour la première fois depuis l’invasion gauloise de 387 avant Jésus-Christ, un ennemi entrait en vainqueur dans la «Ville éternelle». Les païens virent là un châtiment divin: Rome était punie pour avoir abandonné les dieux qui avaient fait sa grandeur. Augustin répliqua par les premiers livres de la Cité de Dieu . Il y montrait en particulier que les malheurs de Rome n’avaient pas commencé avec la victoire du christianisme et que, au temps où leur culte était incontesté, les dieux avaient bien mal reconnu les honneurs qu’on leur rendait. Mais ce n’était là qu’une partie de sa démonstration, et l’évêque d’Hippone n’avait apparemment ni le temps ni le goût d’entrer dans un détail historique propre à étayer cette thèse. La tâche pourtant ne lui semblait pas inutile. Il en chargea Orose. Le prêtre espagnol mit visiblement beaucoup d’ardeur à la besogne. En peu de temps, il avait achevé les sept livres de ses Historiae adversum paganos . Le titre montre bien le double visage de l’entreprise: Orose a écrit une histoire universelle, mais celle-ci est au service d’une démonstration et d’un plaidoyer.
La thèse est simple. C’est exactement le contre-pied de celle qu’avaient avancée les païens après le sac de Rome. Orose met en garde contre le manque de mémoire: les hommes sont sensibles aux moindres incommodités du présent et oublieux des souffrances du passé. C’est ainsi que l’on s’exagère les épreuves des «temps chrétiens» et que l’on atténue les malheurs et les détresses du passé païen de l’humanité. Contre ces déformations, Orose veut établir que la mort et la violence ont régné dans le monde tant que «la religion qui prohibe le sang» a été ignorée, qu’elles ont été ébranlées lorsque cette religion est apparue, qu’elles perdent leur empire avec ses progrès et qu’elles disparaîtront avec son triomphe. Pour étayer cette thèse, Orose s’est livré à un extraordinaire travail de marqueterie. La chronique d’Eusèbe, traduite et prolongée par Jérôme, lui a fourni son cadre chronologique. Il l’a rempli, étoffé, complété avec ce qu’il trouvait chez les historiens. Il a mis à contribution les histoires de Justin, de Florus, de Tite-Live, l’abrégé d’Eutrope, les Commentaires de César, les monographies de Salluste, les biographies de Suétone, l’Histoire ecclésiastique du Rufin, la Cité de Dieu d’Augustin. Chaque fois, il adapte, il résume, il choisit. Dans les siècles qui ont précédé la venue du Christ, ce qu’il retient, c’est l’histoire des calamités, qu’elles soient naturelles – tremblements de terre, famines, épidémies – ou directement provoquées par les hommes – oppression, violences, guerres surtout. La perspective d’Orose est résolument pacifiste. Il souligne que les triomphes des armes, ceux que Rome par exemple a pu connaître, sont toujours payés par les souffrances des vaincus, qu’il n’y a pas de guerre heureuse, que les conquérants sont les pires des fléaux, sans excepter le plus grand d’entre eux: Alexandre, le héros par excellence aux yeux des Anciens. En fait, toute l’histoire humaine avant le Christ n’est que la suite ou le châtiment du péché d’Adam. C’est pour le montrer qu’Orose a commencé son récit, non pas avec Abraham, point de départ de la Chronique d’Eusèbe, mais avec la création de l’homme, innovation qu’il souligne avec fierté.
Orose voit l’histoire changer de sens avec la naissance de Jésus sous Auguste. Ce qui surprend le plus dans le récit qu’il fait des tempora christiana , c’est le tour qu’il donne aux événements contemporains, à ce Ve siècle qui marque l’irruption définitive des Barbares dans la moitié occidentale de l’Empire. C’est qu’Orose est persuadé que les envahisseurs sont à la veille de se convertir et de s’intégrer à un Empire désormais chrétien. Il est vrai que le moment où il écrit ses Historiae est particulièrement favorable aux espoirs et aux mirages: les Wisigoths de Wallia viennent de passer au service de Rome et mènent avec vigueur, pour le compte de l’Empire, la reconquête de l’Espagne sur les Vandales; l’usurpateur Attale est envoyé en captivité; on revoit des arcs de triomphe, et l’on pense à reconstruire les provinces ravagées; le patriote païen Rutilius Namatianus promet à Rome la domination sur les Barbares et une nouvelle prospérité. Mais, tandis que Rutilius reste obsédé par le passé et n’espère qu’une renaissance de la Rome classique, Orose anticipe le ralliement des Barbares à la romanité.
On conçoit la fortune que son ouvrage a connue au Moyen Âge. Après quelques siècles, le passage des Barbares au catholicisme s’était réalisé et enlevait leur invraisemblance aux prédictions de l’historien. On trouvait dans son œuvre une sorte de synopse d’histoire universelle ramassée en un volume, propre à enthousiasmer les médiévaux toujours en quête de manuels et de sommes. En outre, cette perspective d’une histoire unifiée, entraînée dans un progrès constant depuis la venue du Christ, satisfaisait la pensée et comblait les imaginations. Elle gommait sans doute quelque peu cette frontière entre la cité terrestre et la cité céleste qu’Augustin avait fortement indiquée dans sa Cité de Dieu , mais répondait mieux aux aspirations, voire aux illusions collectives de l’humanité. En ce sens, Orose est un moderne: c’est le précurseur de cette philosophie de l’histoire qui n’a pas fini de faire rêver l’Occident.
Encyclopédie Universelle. 2012.