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PAVILLONS NOIRS
PAVILLONS NOIRS

PAVILLONS NOIRS

Le mouvement des Pavillons noirs (Heiqijun) s’insère dans le courant de repli des dissidences chinoises vaincues qui disparaissent dans la clandestinité des sociétés secrètes ou refluent vers le sud et la mer (royaume de Koxinga à Taiwan, royaume de Hadian, migrations Hmong) et se font récupérer en partie par les autorités vietnamiennes (armement des pirates chinois par Quang Trung au XVIIIe siècle, puis par Bui Vien sous Tu Duc). Mais les bouleversements provoqués par l’expansion occidentale lui ont imprimé une physionomie spécifique en amenant son chef Liu Yongfu (1837-1917, en vietnamien Luu Vinh Phuc) à s’allier à certains courants modernistes sans pour autant s’y intégrer.

Né chez de pauvres Hakka à l’extrême ouest du Guangdong, Liu vécut une jeunesse errante, tour à tour paysan, batelier, charbonnier, dans le climat de crise où se déclenche la révolte des Taiping. En 1857, il prend la tête d’une bande liée à l’éphémère royaume de Yanling au Guangxi, qui soutient les Taiping sans s’y rallier. En 1865, avec deux cents hommes, il passe au Vietnam où il s’allie à des mandarins locaux, taille en pièces les insurgés Bach Mieu (Mèo blancs) et ouvre ainsi sa carrière officielle. Promu officier par le général en chef Hoang Ta Viem, il finira commandant adjoint des trois provinces stratégiques du Tam Tuyen. Tacticien hors pair, il remporte, lors des deux interventions françaises, les succès les plus spectaculaires en tuant Francis Garnier en 1873 puis Henri Rivière en 1883. Après de durs combats à Son Tay, il se replie sur la moyenne vallée du fleuve Rouge qu’il tient jusqu’à son retour officiel en Chine, avec trois mille hommes, en 1885. Les Qing l’ayant envoyé à Taiwan après le débarquement japonais de 1894, il combat pour la première république d’Asie qui vient de se former, mais dont il refuse la présidence, et revient à Canton en 1896. Jamais il ne cessera de soutenir les résistants vietnamiens en exil, notamment Nguyên Thien Thuat puis Phan Boi Châu, qu’il héberge dans ses résidences. Il refait momentanément surface lors de la révolution de 1911, à la tête des milices de Canton, puis se retire dans son pays natal, près de Qinzhou.

Qui étaient les Pavillons noirs? Des pirates très cruels, répondirent les historiens coloniaux. Des précurseurs de l’alliance sino-vietnamienne anti-impérialiste et un symbole de la lutte de classe des paysans, rétorquèrent les marxistes vietnamiens jusqu’en 1962, date à laquelle la revue d’histoire de Hanoi, Nghien cuu lich su , se livra à une enquête-débat sur cette question. Les annales et les récits de militaires français brossent des Pavillons noirs un portrait effrayant. À l’inverse, les écrits de Liu Yongfu et de ses apologistes sont très élogieux. Les historiens de Hanoi ont eu recours à l’enquête en milieu populaire pour découvrir, au travers des traditions locales, ce que pouvait avoir été le point de vue de la population. Il en est résulté un tableau fort nuancé. Les Pavillons noirs ne se rattachent que très indirectement aux Taiping, dont ils ne partagent ni l’idéologie ni le programme. Ils sont proches en revanche de sociétés secrètes fort influentes en Chine du Sud et au Vietnam, comme la Triade (chin. Sanhehui, ou Sandian, viet. Tam diem) ou la Société du ciel et de la terre (chin. Tiandihui, viet. Thien dia hoi), qui contestent le pouvoir sans remettre en cause ni ses structures, ni son idéologie. On ne saurait les considérer ni comme une première manifestation d’un panasiatisme internationaliste dont ils ne sont guère conscients (Liu Yongfu parle parfois du Vietnam comme d’un vassal de la Chine), ni comme une pure révolte paysanne mue par une idéologie de classe qui leur est tout aussi étrangère.

Les Pavillons noirs ne se recrutent pas tant dans la masse paysanne que dans sa frange de marginaux, de déclassés, d’errants et de bandits. Sitôt arrivé en territoire vietnamien, leur chef s’empresse de s’allier à la hiérarchie. La bande se «féodalise», non en s’emparant des terres, mais en se transformant en rouage militaire indépendant dans le cadre d’un pouvoir central défaillant et débordé: elle obtient le droit de percevoir la gabelle à Hajiang et des taxes sur le trafic du fleuve Rouge. Titulaire de grades mandarinaux, Liu Yongfu se comporte en tant que tel dans ses campagnes contre les rebelles. Il se montre fidèle à la cour de Huê, en 1882, en refusant d’usurper le trône alors que le gouverneur de Canton, Tan Jingsong, le lui suggère. Mais son allégeance au pouvoir est plus nominale que réelle et les autorités, surtout lorsqu’elles sont chinoises, l’utilisent sans trop se fier à lui et sans l’aider. Cette méfiance des dignitaires a sans doute poussé la troupe à certains actes de piraterie pour assurer son ravitaillement. Des récits et des chansons populaires font état de massacres dont le souvenir s’est gardé jusqu’à ce jour. Idéaliser les Pavillons noirs serait antihistorique, écrit l’historien Tran Huy Lieu.

Il n’en demeure pas moins que Liu Yongfu joua un rôle de premier plan dans la résistance à la conquête française et dans le courant de solidarité spontané qui tendait déjà à unir les peuples d’Asie orientale contre l’expansion impérialiste. La tactique de ses troupes, leur sens du terrain et du retranchement, leur mordant sont dans le droit fil des traditions de résistance populaires. Qui plus est, à dater de l’arrivée de Garnier à Hanoi, l’orientation de leur action évolue. Le combat contre l’armée coloniale prend le pas sur les raids de pirateries, même si ceux-ci continuent. La campagne contre les Pavillons jaunes manipulés en sous-main par la France prend un tout autre sens que les opérations menées contre les rebelles Bach Mieu. On ne saurait s’étonner que tous les patriotes vietnamiens aient fait appel à Liu Yongfu et qu’ils aient parfois noué avec lui de profonds liens d’amitié. Dans une époque encore tout imprégnée de despotisme asiatique, il fut le seul homme de guerre chinois qui ait apporté au Vietnam une aide efficace et résolue. Poussé par un puissant sentiment de résistance à l’invasion occidentale, Liu rompit, en pratique, avec bien des préjugés. Malgré ses idées demeurées fort traditionnelles, il n’hésita pas à se mettre au service du Vietnam, puis du premier régime républicain d’Asie à Taiwan et de la République de Sun Yat-sen. Son évolution politique, si superficielle qu’elle soit, est assez typique de la radicalisation progressive des milieux patriotes d’Asie orientale qui commence à se faire jour dès cette époque. Hommes du passé par leurs idées et leur comportement, Liu Yongfu et ses Pavillons noirs ont été, par leur action, des précurseurs inconscients d’une Asie nouvelle. Cette ambiguïté aide à comprendre les débats qu’ils suscitent encore aujourd’hui.

Encyclopédie Universelle. 2012.