AUGUSTINISME
Le terme «augustinisme» est ambigu: il désigne en effet, non seulement la pensée authentique de saint Augustin telle qu’elle est entrée dans la doctrine de l’Église catholique, mais aussi l’histoire de la pensée augustinienne à travers les seize siècles qui nous séparent de sa formulation; c’est-à-dire les développements féconds, les prolongements de tous ordres, philosophique, spirituel, moral, auxquels elle a abouti, aussi bien que les véritables contresens et caricatures que chaque époque a commis en relisant Augustin. Cette vie multiforme de la pensée augustinienne témoigne clairement de la place tout à fait exceptionnelle que l’œuvre de l’évêque d’Hippone a tenue dans la pensée médiévale et classique, dans l’ensemble de la culture occidentale. Classé par le pape Célestin «parmi les plus grands maîtres», Augustin fut défini à l’époque carolingienne comme le «maître incontesté de toute l’Église, immédiatement après les apôtres».
Son autorité à l’intérieur du christianisme occidental ne cessera jamais d’être invoquée, recherchée, discutée, souvent avec passion. Même les non-chrétiens ne sont pas restés insensibles, jusqu’à l’époque contemporaine, à ce penseur chrétien dont, paradoxalement, ce n’est pas toujours le meilleur qui a nourri les divers augustinismes. Dans un souci volontaire de clarification, on distinguera donc certains points, particulièrement privilégiés en raison des controverses doctrinales et idéologiques auxquelles ils ont donné lieu: prédestination, justification, métaphysique, politique et spiritualité. Mais l’on n’oubliera pas qu’il faut toujours se référer à la pensée même d’Augustin, en appeler à elle de tous ces augustinismes, orthodoxes ou non, mais tous, en quelque manière, déformants.
1. Le problème de la prédestination
La controverse avec Julien d’Éclane, au sujet de la prédestination et du péché originel, avait durci la théorie d’Augustin.
Certaines de ses formules sur la masse innombrable des damnés, résultant du péché originel, massa damnata, massa perditionis , ou bien sur le petit nombre des élus, dépassèrent sans doute sa conviction profonde et pouvaient être interprétées comme la négation de la bonté de Dieu et de l’efficacité de la rédemption. Elles heurtaient l’enseignement traditionnel de l’Église.
Le semi-pélagianisme
La réaction vint du milieu monastique provençal, d’ascètes pour qui les outrances de l’augustinisme semblaient encourager le relâchement des efforts humains pour parvenir à la sainteté. Jean Cassien fut leur porte-parole: formé à l’école du monachisme oriental, il affirmait que Dieu et l’homme, la grâce et le libre arbitre coopéraient pour sauver l’homme pécheur. À ses yeux, le problème important était de savoir quand, et sous quelle impulsion, commençait la bonne volonté: cet initium bonae voluntatis , ce premier pas, était tour à tour imputé à l’action de Dieu et à la volonté de l’homme. Mais, dans ce dernier cas, tout le mérite revenait à la créature, et la grâce de Dieu devenait, sinon inutile, du moins simple récompense: l’homme était l’unique auteur de son salut.
Les disciples d’Augustin virent là un retour des pires thèses pélagiennes: Prosper d’Aquitaine partit en guerre contre ces ingrati , ces négateurs de la grâce, les dénonça à Rome mais n’obtint du pape Célestin qu’une déclaration prudente qui, tout en proclamant Augustin l’un des plus grands docteurs, blâma ceux qui innovent en matière de foi. La controverse dura près d’un siècle; contre un prédestinatianisme qui prétendait que ceux qui n’avaient pas été, de toute éternité, mis au nombre des élus ne pouvaient qu’en vain s’efforcer de multiplier les efforts et les bonnes œuvres, les moines de Lérins et les évêques issus de ce milieu monastique luttèrent sans répit pour maintenir l’affirmation d’un sens plus orthodoxe de la bonté de Dieu. La sentence rendue en 529, au deuxième concile d’Orange, condamna ce semi-pélagianisme et définit comme la doctrine orthodoxe de l’Église les thèses d’un augustinisme modéré, à savoir la faculté pleine et entière pour tous les baptisés de se sauver s’ils le veulent.
La controverse gottschalkienne
La renaissance carolingienne, à partir des textes antiques pieusement conservés dans les monastères, devait reprendre ce problème et en appeler d’un augustinisme jugé hétérodoxe à une meilleure lecture d’Augustin. Le moine saxon Gottschalk, vers 840, élabora une théorie de la double prédestination, celle des élus et celle des réprouvés. Par une simplification hardie et sans nuances des passages les plus obscurs de l’œuvre d’Augustin, Gottschalk affirmait ainsi que Dieu, sachant les bonnes actions des justes, les avait prédestinés à la vie éternelle, tandis qu’il envoyait les méchants à la mort éternelle, sachant bien leurs fautes, et l’abus qu’ils feraient de grâces tout autant reçues que méprisées.
Contre ce vrai prédestinatianiste, la rigueur du bras séculier se manifesta; condamné à la suite d’une controverse avec Raban Maur et Hincmar, le Saxon fut enfermé vingt ans dans un in-pace monastique. Mais ses théories furent réfutées par le subtil dialecticien Jean Scot Érigène et reprises par certains théologiens de Lyon. Deux conceptions des rapports des actions humaines et divines s’affrontèrent: un augustinisme intégral, sacrifiant tout à la supériorité de Dieu, dont la Providence parvenait à ses buts, fixés dans ses desseins immuables et secrets, s’opposait à une conception des droits de l’homme à disposer de lui-même et à contribuer, ou à refuser, de faire son propre salut.
Au fur et à mesure que la controverse s’amplifia, une nouvelle technique de discussion apparut: un plus large recours à l’ensemble de la littérature patristique et l’appel à la Tradition, que les théologiens lyonnais défendront même contre le gouvernement, pressé d’imposer les solutions brutales d’Hincmar (Capitula de Quierzy, de 853). Ils affirmeront deux ans plus tard que «le libre arbitre ne peut absolument rien sans la grâce, puisque c’est Dieu qui œuvre dans le cœur de l’homme à travers son libre arbitre. C’est la grâce qui est la source du mérite et non l’inverse, car sans elle la volonté blessée de l’homme ne peut rien, tandis qu’avec elle la volonté acquiert la liberté de n’être plus esclave du vice et du péché.» C’est à la plus stricte pensée d’Augustin et, par ce retour à la tradition, aux premiers linéaments d’une théologie positive qu’aboutissaient vingt ans de douloureux débats.
La crise de la Réforme et le jansénisme
C’est essentiellement autour du problème de la justification que, au XVIe siècle, se sont affrontés théologiens catholiques et réformés. Contre une Église qui leur paraît laxiste et corrompue, les réformateurs Luther, Calvin, Zwingli interprètent l’enseignement de l’apôtre Paul à la lumière des théories augustiniennes. Ils en adoptent la plus extrême sévérité, en insistant sur le péché originel, et, par suite, sur l’impuissance radicale de l’homme à assumer seul son propre salut; ils dénoncent la place centrale, en l’homme, d’une concupiscence blâmable et professent que le salut vient de Dieu seul, par le canal d’une foi justifiante. Tous se réclament d’Augustin, qu’ils placent au premier rang des maîtres, et dont ils admirent la sensibilité au péril pélagien, qui veut minimiser le péché et donner à l’homme une place trop grande dans l’édification de son salut. Or, il ne peut y avoir de salut que dans l’intention miséricordieuse d’un Dieu qui pardonne et qui donne la vie, dans l’acte gratuit du don de sa grâce. La solution imposée par le concile de Trente refuse d’assumer la théologie d’une double prédestination développée par Seripando, le grand théologien des Augustins; dans le décret sur la justification, les pères de Trente, définissant la certitude de la grâce, prirent même le contre-pied de la pensée profonde d’Augustin.
La querelle janséniste, au XVIIe siècle, renouvellera les vieux débats sur le prédestinatianisme, parce qu’en définitive le concile de Trente n’avait pu résoudre ce problème épineux de la grâce et du salut. À travers les œuvres de Jansénius, évêque d’Ypres († en 1638), de Jean Duvergier de Hauranne et d’Antoine Arnauld (1612-1694), l’autorité d’Augustin est proclamée sans aucune réserve, absolue: jamais il ne fut plus lu, plus scruté, avec une plus scrupuleuse fidélité au texte, sinon à la pensée profonde (c’est à l’un des messieurs de Port-Royal, Lenain de Tillemont, que l’on doit la première biographie vraiment critique du docteur d’Hippone).
Contre toute forme d’humanisme qui pourrait receler quelque pélagianisme blâmable, les jansénistes se font les champions d’une morale rigoureuse, d’une ascèse profondément respectable. Ils lient ainsi la défense de thèses parfois hétérodoxes à la sincérité d’une vie sans défauts, d’une piété profonde, d’une soumission totale à la volonté divine, qui va de pair avec un sens très profondément ancré de l’indépendance de la personne en face de tous les pouvoirs. Servis par le génie d’Arnauld et de Pascal, portés par l’exemple de religieuses inflexibles, les jansénistes, dans une volonté évidente de fidélité à la doctrine de l’Église ancienne, ne cesseront de proclamer «que la cause efficiente du libre arbitre n’est pas une faculté naturelle de la libre volonté, mais la grâce... et que celle-ci doit libérer la volonté pour que l’homme puisse accomplir des actions non pas seulement surnaturelles mais tout simplement moralement bonnes». Car la volonté a perdu toute liberté à la suite du péché originel; elle subit donc l’attrait du bien, qui produit le mérite, ou du mal qui produit le péché. La grâce, qui seule peut permettre de faire le bien, n’est pas donnée à tous. Il n’est pas sûr que la pensée janséniste, qui a profondément marqué la spiritualité occidentale, ait totalement cessé de présenter à l’homme d’aujourd’hui une certaine image de l’augustinisme.
2. Les influences philosophiques
Par bonheur cette longue méditation de l’œuvre d’Augustin ne s’est pas trouvée limitée au problème ardu de la grâce et de la prédestination. La métaphysique augustinienne, caractérisée par le rôle central de Dieu et par l’intériorité des voies qui mènent à lui, a exercé une influence très nette sur les divers systèmes philosophiques médiévaux et classiques. L’ouverture de la culture occidentale à l’influence aristotélicienne, à partir de la fin du XIIe siècle, aboutit au triomphe de la scolastique, c’est-à-dire d’une méthode dialectique mise au service d’une recherche toujours aussi passionnée de la vérité. Bien qu’Augustin ne fût plus, dès lors, l’unique maître, son influence demeura cependant incontestable.
Non seulement Thomas d’Aquin incorpore à son système de très nombreux passages de l’œuvre augustinienne, qu’il réutilise souvent en un sens différent, mais, dans la synthèse qu’il tente alors, c’est un véritable augustinisme qui se fond avec l’aristotélisme mis au service de la foi chrétienne. Ainsi, c’est un dialogue entre une pensée héritière de la Grèce, volontiers dialectique, et l’héritage de la patristique latine, qui s’élabore. Non sans résistances, et qui permettent de jauger l’importance des divers augustinismes: c’est autour d’une doctrine mieux comprise de l’évêque d’Hippone que se sont groupés les opposants au thomisme, désireux de maintenir une tradition illustrée par saint Anselme et l’école de Saint-Victor.
C’est sans doute dans l’œuvre de Jean Duns Scot († 1308) que l’on trouve la synthèse la plus complète entre un augustinisme strict et un aristotélisme mêlé, par ses filières arabes, de néo-platonisme: il édifie une métaphysique subtile et profonde par laquelle il expose comment, à partir de l’essence infinie et de la connaissance et de l’amour, se constitue un Dieu vivant, créateur et sauveur des autres êtres. En se révélant à l’homme, le Dieu en trois personnes appelle chacune de ses créatures à une analyse spéculative, à une œuvre de compréhension théologique, à une sorte de phénoménologie de l’Absolu. L’acte suprême, pour ce théologien qui se réclame de saint François d’Assise autant que d’Augustin, est d’aimer: la connaissance théologique est inséparable de l’union mystique; c’est là une fidélité au message d’Augustin.
Le XVIIe siècle fut, surtout en France, le siècle augustinien par excellence, non seulement par la reprise, douloureuse, des problèmes de la prédestination, mais par l’importance de la pensée augustinienne dans le développement de la philosophie cartésienne. Non point, comme le dit lui-même Descartes, que ce dernier ait connu tels textes augustiniens qu’il aurait assimilés entièrement, mais parce qu’aux yeux des contemporains la rencontre du cartésianisme et de l’augustinisme parut merveilleuse. Malgré les différences fondamentales entre les deux philosophies, on commença par situer la doctrine de Descartes dans le prolongement strict de la pensée du Père de l’Église, qui, du coup, passa pour plus philosophe qu’il ne l’avait jamais été.
Ainsi s’explique la tentative de Malebranche, à la rencontre d’un cartésianisme réputé augustinisant et d’un augustinisme dont le père Charles Martin avait tenté de démontrer qu’il était, avant la lettre, cartésien (dans sa Philosophia christiana , achevée en 1671). Avec une fidélité parfois trop littérale et logique à la pensée d’Augustin, Malebranche a bien mis en évidence le rôle primordial de Dieu, accentué le mépris pour les causes secondes, dans le processus de la création comme dans le mécanisme de la connaissance intellectuelle de Dieu. Mais son originalité profonde, et qui témoigne qu’il fut bien plus qu’un disciple trop fidèle, éclate dans ses thèses sur la vision de Dieu, dans sa théorie de l’illumination par le verbe intérieur.
L’importance que prit au XVIIe siècle l’augustinisme devait entraîner une désaffection pendant le siècle de l’Aufklärung . Mais le renouveau catholique du XIXe siècle allait récupérer certains aspects de la pensée augustinienne: les ontologistes ont développé un augustinisme métaphysique, renouvelé de celui de Malebranche, attirés par certaines formules d’Augustin sur une vue possible de Dieu par l’esprit humain, sur une connaissance immédiate au moyen des idées générales et de leur vérité qui sont, en fait, autant d’archétypes divins. Plus récemment enfin, un Max Scheler voit en saint Augustin le premier et le seul philosophe chrétien. C’est une conception très augustinienne de l’esprit que développe Max Scheler en le définissant non comme un pouvoir constructeur ou créateur, mais comme un pur abandon à l’être (Vom Ewigen im Menschen ).
3. Spiritualité et vision du monde
L’influence de la pensée augustinienne sur les diverses écoles de spiritualité est sans doute la plus importante. On sait que la méditation, durant quinze années et en dehors de tout contexte polémique, du mystère de la Trinité aboutit chez Augustin à la certitude d’un théocentrisme: c’est en tant que Dieu que le Christ attire la créature vers son créateur. Le mot célèbre des Confessions , «Car tu nous as créés pour toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi», laissait deviner toutes les virtualités mystiques de cette spiritualité.
L’école de Saint-Victor, où l’on pratiquait la règle monastique de saint Augustin, a développé au XIIe siècle une théologie de la perfection et de l’amour de Dieu qui est issue directement de la pensée d’Augustin. L’esprit le plus ouvert parmi ces théologiens, Richard de Saint-Victor († 1173), est un théoricien de l’expérience de Dieu. Comme Augustin l’avait fait pour tenter de cerner le mystère de la Trinité, il part de l’intelligence humaine pour comprendre l’amour de Dieu. Soucieux à l’extrême de l’ordre et de la beauté qui résident en Dieu et qui animent sa création, Richard entend expliquer le contenu de la révélation chrétienne et le justifier aux yeux de la raison. Certes, à elle seule la raison est impuissante à démontrer quoi que ce soit de Dieu, mais elle peut, avec l’aide de l’amour, atteindre à une certaine compréhension de l’Être divin. La charité doit lui être sans cesse et intimement liée, afin que la spéculation trinitaire, œuvre de la raison, puisse déboucher sur la contemplation mystique animée par l’amour. Cette école, prônant une mystique spéculative et une ascèse orientée vers la contemplation, fut peut-être la plus directement augustinienne, la plus fidèle à la spiritualité de l’évêque d’Hippone.
L’humanisme de la Renaissance, par plusieurs de ses tendances foncières, a contribué à ramener l’attention sur une spiritualité augustinienne que la scolastique semblait avoir rejetée: revanche de la spiritualité contre une théologie trop technique, a-t-on dit, avec quelque exagération. Mais il est certain qu’épris d’un humanisme qui se voulait profondément chrétien et d’une théologie qui, à travers l’Écriture, devait conduire l’homme à la rencontre du Christ, des hommes comme Lefèvre d’Étaples, Érasme se sont, tout naturellement, retournés vers les Pères et surtout vers Augustin: les recherches récentes ont montré avec quel soin Érasme a annoté, de sa main, le De doctrina christiana d’Augustin.
Reprenant à leur compte l’idéal des moines du XIIe siècle, les humanistes ont été mus à la fois par «l’amour des lettres et le désir de Dieu». C’est dans l’œuvre d’Augustin qu’ils ont, en grande partie, puisé leurs références à un type particulier de culture chrétienne et à une spiritualité qui reste cependant, au XVIe siècle, trop détachée de la théologie. Non seulement ils se font les éditeurs attentifs et scrupuleux des Pères de l’Église, les exégètes de l’Écriture, mais ils admirent et soutiennent les réformateurs du clergé. L’humanisme est ainsi indissociable d’un programme de pré-réforme dans l’Église. C’est donc par un retour aux sources antiques de la spiritualité chrétienne, et par un retour au cœur, que Lefèvre d’Étaples développe une theologia vivificans , une philosophia Christi , caractérisée par une particulière dévotion au Christ, qui est d’abord imitation d’une personne rencontrée à travers l’Écriture, et par une soumission à la volonté providentielle de Dieu, «au bon plaisir de Dieu, fontaine vitale mais insondable dans le fond du cœur». On comprend qu’ainsi précédé, le XVIIe siècle ait pu devenir, en France, le grand siècle de la spiritualité augustinienne.
L’école française de spiritualité ne peut pas être réduite à la seule figure du cardinal de Bérulle, encore qu’il en soit le centre. L’évolution de sa spiritualité atteste que théologie et spiritualité sont inséparables, comme chez Augustin qu’il prit pour maître et qu’il recommanda comme guide spirituel. La méditation du mystère trinitaire fonde sa conviction que l’on ne peut aller à Dieu que par Jésus-Christ. Ce christocentrisme renouvelle en quelque sorte la vertu de religion, car il détourne l’homme de ne regarder que son intérêt propre, fût-ce celui de son salut, pour l’intéresser aux seuls intérêts de Dieu: comme l’a défini H. Bremond, c’est un théocentrisme, qui situe la créature, du fait de sa nature corrompue par le péché, dans une absolue dépendance à l’égard de Dieu. Elle ne peut parvenir à lui qu’en «adhérant au Christ, à ses divers états», c’est-à-dire en se renonçant totalement, dans une «complète servitude».
Ainsi Bérulle s’oppose à tout humanisme dévot et prépare la voie à Pascal, dans une spiritualité bien augustinienne, même si elle révèle aussi l’influence des mystiques rhéno-flamands et celle d’un néo-platonisme dionysien. Comme à chaque renouveau de l’influence augustinienne, la création d’une nouvelle congrégation religieuse témoigne de l’importance d’une tradition monastique augustinienne: c’est expressément à l’évêque d’Hippone que se réfère Bérulle en fondant l’Oratoire de France: «C’est à lui que notre congrégation doit demander... de conjoindre les études à l’amour du Christ et du prochain.»
Cette trop rapide revue des divers augustinismes démontre la complexité même de la notion: la pensée authentique d’Augustin était si riche que l’on a pu, au cours des siècles, lui emprunter telle thèse, tout en n’adhérant pas à l’ensemble de sa doctrine. D’où le caractère paradoxal de cette influence d’Augustin sur la pensée chrétienne, source à la fois d’hérésies et de déviations doctrinales, comme d’approfondissements théologiques et de développements mystiques.
4. L’augustinisme politique
La théorie médiévale de la théocratie pontificale
Le concept d’augustinisme politique appartient à l’histoire des doctrines politiques médiévales. C’est, en quelque sorte, par analogie avec ce qu’un certain nombre d’éminents historiens de la philosophie médiévale ont appelé l’augustinisme, et notamment Étienne Gilson, que H. X. Arquillière, dans son ouvrage intitulé L’Augustinisme politique , a élargi au domaine politique les caractéristiques de l’augustinisme en général, considéré comme une tendance «à fusionner l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, à absorber le premier dans le second». Il le définit comme le mouvement progressif par lequel «la vieille idée romaine de l’État a été absorbée par l’emprise croissante de l’idée chrétienne». Autrement dit, l’influence des doctrines de la Cité de Dieu , notamment, a trouvé un champ de rayonnement privilégié dans l’élaboration des problèmes politiques qui, dès le haut Moyen Âge, a permis d’aboutir à la constitution de la «théocratie pontificale», c’est-à-dire à l’affirmation de la domination universelle, sur le plan temporel comme sur le plan spirituel, de la suprématie des papes sur les princes et les empereurs. Il s’agit donc, pour l’auteur de L’Augustinisme politique , moins d’analyser les vues proprement augustiniennes sur l’origine du pouvoir temporel, le rôle de l’État ou la nature de la loi que de mesurer l’importance de la référence à l’«autorité» d’Augustin pour les penseurs politiques médiévaux. Tout le Moyen Âge, on le sait, a lu et relu les œuvres des Pères de l’Église, et notamment celles de saint Augustin. Charlemagne lisait la Cité de Dieu ; à l’autre versant du Moyen Âge, à la fin du XIVe siècle, le roi Charles V la faisait traduire en français par Raoul de Presles, qui y ajoutait des commentaires. On voit donc combien l’œuvre d’Augustin a constitué une référence privilégiée dans l’élaboration de la problématique politique médiévale.
La thématique de la Cité de Dieu telle qu’elle a été élaborée par les penseurs médiévaux est passablement différente de la doctrine d’Augustin lui-même. Elle enveloppe, sous-jacente, celle d’une res publica christiana , d’une communauté politique de tous les chrétiens en tant que telle. Mais il faut distinguer: le peuple chrétien n’est pas l’Église; il ne peut non plus être identifié à un corps politique, puisqu’il ne poursuit pas des fins temporelles par des moyens temporels, en tant qu’il participe aussi de la cité céleste. De ce point de vue, il passe infiniment la diversité des sociétés politiques. Pour les médiévaux, la république chrétienne est donc un ensemble temporel dont le lien constitutif est spirituel. Les relations de l’Église et de l’Empire, et, d’une manière plus générale, de l’Église et de l’État, pour employer un terme anachronique, mais qui a le mérite d’être parlant, s’éclaireront ainsi à la lumière de celles qui régissent les deux cités augustiniennes, mélangées (le texte d’Augustin dit perplexae ) au sein de la cité terrestre. Mais un tel «mélange» implique subordination du temporel au spirituel: de là à dire que l’union du pape et de l’empereur sera celle du chef spirituel de la chrétienté et de son ministre temporel, il n’y a qu’un pas, que le pape Grégoire le Grand franchira aisément. Si le rôle primordial du royaume terrestre est de se mettre au service de l’Église, l’empereur, ou tout autre roi chrétien, aura ainsi des fonctions ministérielles, dont le pontife devra rendre compte à Dieu lui-même.
Saint Augustin, en revanche, donnait à entendre que la cité terrestre, tout comme, du reste, la cité céleste, sont des entités mystiques, des «figures» au sens herméneutique du terme. À ce titre, la première ne doit pas être confondue avec l’État, puisque les futurs élus, ainsi que les damnés, en font partie. De même, l’Église n’est pas la cité céleste, puisqu’une telle cité est «la société de tous les élus, passés, présents et futurs». Par l’assimilation progressive qu’ils ont faite de la première à l’État et de la seconde à l’Église, les théoriciens de la théocratie pontificale ont établi des liens de subordination de la première à la seconde: l’État peut et doit être utilisé pour les fins propres de l’Église, et, à travers elles, pour celles de la cité de Dieu. Il s’agit là d’un infléchissement, pour ne pas dire d’une subversion de l’enseignement augustinien, qui imposera à l’État comme un devoir de se subordonner aux fins de l’Église. Mais on ne trouverait nulle part, dans l’œuvre de saint Augustin, des affirmations aussi étrangères à sa pensée que celle du fondement divin de l’institution pontificale, ou celle de la primauté romaine; de la même façon, saint Augustin ignore que la puissance impériale, ou royale, comme le diront les doctrinaires de la théocratie, est transmise par l’intermédiaire de l’Église. Tout au contraire, l’examen des sources scripturaires de la Cité de Dieu ou des Enarrationes in Psalmos , par exemple, prouve que saint Augustin fait sienne la doctrine de l’origine divine du pouvoir du prince, ce que ne manqueront pas d’objecter à leurs adversaires les partisans de l’autonomie et de l’indépendance de l’Empire ou de l’État, comme Marsile de Padoue ou Guillaume d’Ockham. Le docteur africain n’a point, en effet, confondu l’ordre, le droit, les lois de l’État avec ceux de l’Église, en bon disciple des stoïciens et de Cicéron qu’il fut. Il a, au contraire, reconnu la valeur légitime de l’État pour toutes les nations antiques.
L’horizon eschatologique de la thématique augustinienne
L’apparition d’Aristote à l’horizon de la philosophie politique à partir du XIIIe siècle ne fut pas un obstacle à la persistance de l’augustinisme politique: les grands docteurs des XIIIe et XIVe siècles traiteront tous des relations du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, ou de l’empire et de la papauté, dans une perspective favorable soit à la théocratie, comme saint Thomas, soit à l’Empire, comme Guillaume d’Ockham.
C’est, en effet, en se réclamant de saint Augustin que les adversaires de la théocratie pontificale ont exalté l’indépendance de l’Empire, son universalité 漣 c’est-à-dire sa catholicité, au nom du fondement divin de sa mission. En la personne de l’empereur se trouvent unis les aspects religieux et politiques du pouvoir.
La même tendance se manifestera également à l’égard de la royauté française – le prince comme «oint du Seigneur» –; c’est là un des «lieux» du traité anonyme du Songe du Vergier , par exemple, au XIVe siècle en France. Ce texte, écrit à la demande du roi, probablement par un de ses conseillers, Evrart de Trémaugon, exalte la puissance sacrée du roi «thaumaturge», selon l’expression de Marc Bloch. Mais déjà la figure de Charlemagne était centrale, à cet égard; elle manifeste toute l’ambiguïté de l’augustinisme politique, dont Frédéric Ier Barberousse et Frédéric II, empereurs germaniques, se réclament contre les papes, en revendiquant l’héritage temporel et spirituel de Charlemagne, considéré comme le véritable chef de la société chrétienne. «Quiconque prétend que nous avons reçu la couronne impériale du seigneur pape, celui-là s’érige en contradicteur de son institution divine et de la doctrine de Pierre, et sera convaincu de mensonge», disait Frédéric Barberousse en 1157. Aussi bien, le processus de juridisation qui a conduit à la doctrine de la plénitude de puissance pontificale n’est-il pas une trahison de l’esprit même de la pensée théologico-politique de l’évêque d’Hippone?
Comme l’a fortement dit Étienne Gilson, le fil conducteur permettant de rendre compte de l’intelligibilité de la doctrine des deux cités, de Jérusalem et de Babylone, est le «principe» en vertu duquel «les deux cités [...] recrutent leurs citoyens selon la seule loi de la prédestination divine. Tous les hommes font partie de l’une ou de l’autre, parce que tous les hommes sont prédestinés à la béatitude avec Dieu, ou à la misère avec le démon.» L’aspect essentiel de la vision augustinienne est celui de la «Cité de Dieu en pèlerinage dans le temps». En réduisant les deux cités à une seule, par substitution de la cité temporelle et historique à la civitas terrena , qui pour Augustin est éternellement mystique, et transcende tous les régimes temporels, et en forgeant la thématique d’une société universelle incarnée dans la res publica christiana , l’«augustinisme politique» médiéval transformait du même coup l’esprit même de la doctrine d’Augustin par une simplification historique, méconnaissant l’horizon eschatologique de la problématique des deux cités.
D’où l’utopie de Dante, celle de la monarchie universelle sous la conduite de l’empereur; d’où également les thèses radicales théocratiques. En réalité, le problème central de la pensée politique médiévale a été celui du conflit des deux pouvoirs, temporel et spirituel, dans une cité unique, qui ne pouvait «avoir deux chefs». S’il est vrai qu’on peut voir dans la pensée d’Augustin, comme on l’a souligné plus haut, une tendance à absorber l’ordre naturel dans l’ordre surnaturel, les penseurs politiques médiévaux ont suivi la tendance exactement inverse: c’est l’ordre surnaturel qui a été pris en compte par l’ordre naturel. Les papes, tout comme les empereurs et les princes, ont voulu gérer le spirituel comme s’il s’agissait du temporel. C’est ce qui rend compte, semble-t-il, de la «reprise en main» des affaires terrestres par les pontifes au nom d’une république chrétienne unique, tout autant qu’à l’inverse se sont manifestées les tentatives de mainmise par les empereurs et les princes d’un certain nombre de prérogatives d’ordre purement spirituel. Ce que l’augustinisme politique a méconnu, c’est la dualité radicale, transcendante, des deux cités; c’est également leur caractère «figuratif».
C’est à cette impossible réconciliation de la cité terrestre et de la cité céleste que se mesure toute l’importance de l’augustinisme politique pour l’histoire des doctrines politiques médiévales, sa grandeur et sa faiblesse tout à la fois: avoir cru possible l’universalisation de la société humaine sous l’égide de la foi, sans voir qu’une telle perspective relève de la prédestination plutôt que d’un conflit de juridiction entre deux autorités. Le vrai sens de la pensée théologico-politique d’Augustin est d’avoir situé la thématique des deux cités dans l’ordre, souverain, de l’eschatologie.
● augustinisme nom masculin Doctrine conforme à l'esprit de saint Augustin. Dénomination donnée souvent à la doctrine des jansénistes.
⇒AUGUSTINISME, subst. masc.
HIST. RELIG.
A.— Doctrine de saint Augustin :
• 1. Il ne se peut pas que l'œuvre du Tout-Puissant soit un monde inerte, car l'œuvre ne rendrait plus témoignage à l'ouvrier. Plus tard, pervertissant les principes de l'Augustinisme, Malebranche voudra faire chanter la gloire de Dieu par un monde sans nature et sans efficace, dont l'impuissance radicale attestera la toute-puissance de son auteur...
GILSON, L'Esprit de la philos. médiév., t. 1, 1931, p. 147.
— En partic. Doctrine de saint Augustin sur la grâce :
• 2. Il est très remarquable que les théologies qui ont exprimé la doctrine du péché de la façon la plus radicale sous forme de doctrine de la double prédestination (augustinisme, calvinisme, jansénisme) ont été aussi, en fait comme en droit, des écoles de grandeur d'âme et n'ont autorisé aucune résignation morale.
Philos., Relig., 1957, p. 3816.
B.— Doctrine conforme aux idées et à l'esprit de saint Augustin; doctrine des disciples de saint Augustin :
• 3. Ce n'est pas toujours le meilleur de saint Augustin qui a exercé de fait l'influence la plus profonde ou du moins la plus visible; la tâche qui nous est fixée devient dès lors facile à définir... : en appeler sans cesse de l'augustinisme, de tous les augustinismes, à saint-Augustin.
H.-I. MARROU, St Augustin et l'Augustinisme, Paris, éd. du Seuil, 1955, p. 180.
Rem. 1re attest. 1845 (BESCH.); dér. de augustin, suff. -isme.
STAT. — Fréq. abs. littér. :14.
BBG. — BOUYER 1963. — DLF M. Â. — Foi t. 1 1968. — FRIES t. 1 1965. — Théol. cath. t. 1, 2 1909.
ÉTYM. 1845, augustinisme; augustinianisme, 1848; de augustinien.
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♦ Didact. Doctrine de saint Augustin, ou de ses disciples. — Jansénisme issu de la doctrine augustinienne.
Encyclopédie Universelle. 2012.