Akademik

PHYSIOCRATES
PHYSIOCRATES

La physiocratie ou «gouvernement de la nature» est une école d’économistes qui occupe une place éminente dans l’histoire de la pensée économique, puisqu’elle marque une vive réaction contre un mercantilisme dépassé et qu’elle peut être considérée comme la première manifestation de la pensée scientifique libérale. Reposant sur des prémisses philosophiques empruntées partiellement au sensualisme anglais, la pensée physiocratique française fut servie par un groupe remarquablement homogène de théoriciens et de doctrinaires rassemblés autour de Quesnay. À l’«orthodoxie» physiocratique, sur laquelle veilla jalousement Dupont de Nemours, s’opposa une pensée hérétique, représentée avec éclat par Gournay et plus encore par Turgot, dont les thèses nuancées forment transition entre le système physiocratique proprement dit et les idées de l’école classique anglaise, dominée par Adam Smith, le «père de l’économie politique». Si les physiocrates, orthodoxes ou hérétiques, rencontrèrent une certaine opposition de la part de libéraux éclectiques, comme l’abbé Galiani, ou de philosophes et journalistes, comme Voltaire ou S. Linguet, ils n’en exercèrent pas moins un magistère intellectuel sur leur temps. Outre l’engouement que leurs travaux suscitèrent dans les milieux mondains et littéraires, ils fournirent à l’autorité publique les lignes directrices d’une politique de libéralisation de la vie économique et, surtout, par leur effort analytique, contribuèrent largement à fonder la science économique moderne.

1. La «secte physiocratique»

Les hommes

L’abbé Galiani, un de leurs adversaires les plus sarcastiques, a qualifié les physiocrates de «secte d’illuminés». Il y a en effet peu d’exemples de fidélité à un maître vénéré et à son message qui se puissent comparer à celui des physiocrates, rassemblés autour de François Quesnay par des liens doctrinaux et personnels à la fois. On peut citer, parmi les plus notables d’entre eux: le marquis de Mirabeau (1715-1789), auteur d’ouvrages à succès tels que La Philosophie rurale , un des livres sacrés de la secte, ou La Théorie de l’impôt ; Pierre Dupont de Nemours, brillant publiciste et propagandiste zélé qui, le premier, employa le terme de physiocratie dans son traité de 1768; l’abbé Nicolas Baudeau, transfuge de l’éclectisme libéral et fondateur des Éphémérides du citoyen , périodique du groupe; ou encore Mercier de la Rivière, qui donna le schéma normatif d’un despotisme légal dans son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1769); l’abbé Roubaud, qui dirigea le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances , organe bi-hebdomadaire de la «secte»; le Trosne, le juriste de l’école, qui publia en 1765 son ouvrage sur La Liberté du commerce des grains ; et bon nombre de comparses qui ne furent pas les moins ardents, tels Butré, honnête expert sans grand talent, ou le margrave Charles-Frédéric de Bade-Durlach, qui fournira à ses amis un champ d’expérimentation de leurs principes: son propre margraviat. Mais tous, y compris les «correspondants étrangers», tels que le Suisse Jacob Mauvillon, reconnaissent l’autorité du maître et révèrent comme un message fondamental son Tableau économique , paru en 1758 et qui aurait été, dit-on, imprimé de la main même du roi Louis XV.

Quesnay, protégé par Mme de Pompadour et que le roi nommait «mon penseur», réunissait ses amis, à Versailles.

Il tenta pour la première fois de présenter un système complet d’explication de la vie économique; ce système, fondé à l’évidence sur des a priori, aboutissait à des recommandations de politique économique positive et s’incorporait à une vision globale du monde et de l’homme. Débouchant sur un «programme», il impliquait une prise de position politique et comptait sur un despotisme éclairé jouant dans le cadre de la monarchie traditionnelle régénérée.

La théorie

La position des physiocrates découle d’une conception de la connaissance qui combine le sensualisme anglais et la doctrine de Malebranche. En effet, Quesnay estime d’une part que c’est par la voie des sens, de l’extérieur, que nous viennent toutes nos idées – ce qui est le point de vue de Hobbes – et d’autre part, comme Malebranche dans sa théorie des «causes occasionnelles», que nos sensations, en apparence provoquées par des causes naturelles, découlent en réalité de l’action de Dieu, qui se saisirait des «occasions» offertes par l’événement pour manifester sa puissante présence. La nature tout entière serait par voie de conséquence «un ordre voulu par Dieu, intangible et connaissable».

La vision du monde qu’ont les physiocrates procède de cette prise de position première: l’ordre physiocratique est providentiel parce qu’établi par Dieu; il est un ordre physique, extérieur à l’homme et immuable, et les lois que les hommes ont pu transgresser n’en existent pas moins. C’est par l’observation et la déduction que l’être humain peut parvenir à découvrir l’ordre moral qui prolonge et reflète l’ordre physique voulu par Dieu et qui tend à assurer le bonheur de l’humanité. Son intérêt est de se livrer à cet effort d’analyse, car la violation des lois providentielles – qui sont nécessaires – entraîne toujours quelque sanction.

2. La pensée économique

Dans le domaine des activités économiques, qui ne relève d’aucune morale préétablie, l’homme est en présence de quantités: l’ordre économique est un ordre de la quantité, et il semble qu’ici Quesnay se comporte en disciple du fondateur de l’«arithmétique politique», l’Anglais William Petty.

La primauté de l’agriculture

Cette conception de l’économique conduit les physiocrates, par leur thème fondamental du produit net, à «sacraliser» la terre. Seule la terre restitue aux hommes une matière plus abondante qu’elle n’en reçoit d’eux. Erreur conceptuelle dénoncée par les économistes modernes, et qui provient du fait que pour Quesnay la richesse est matière: il refuse de voir en elle la résultante de cette qualité sociale qu’est l’utilité, laquelle est fondamentale pour la spéculation économique moderne. Parce que la terre «multiplie» – puisqu’un grain de blé semé produit plusieurs autres grains de blé – elle laisse un produit net; au contraire, les commerçants ou artisans, qui transforment la matière à eux fournie, constituent des classes «stériles» par opposition à la paysannerie, classe productrice.

Seul importe donc le produit net du sol, qu’il faut s’efforcer d’accroître au maximum; ce produit résulte d’un «don gratuit» de la nature, encore faut-il que les hommes ne contrarient pas le jeu des lois naturelles. En accordant la primauté absolue à l’agriculture, les physiocrates sont amenés à montrer, d’une part, que la circulation du revenu net à travers les groupes sociaux anime toute vie économique, d’autre part, que la propriété foncière se trouve au cœur du droit naturel.

Médecin, Quesnay paraît avoir transposé dans le domaine économique le schéma de la circulation du sang; il fait imprimer en 1758, un an après avoir donné à l’Encyclopédie son article «Grains», une feuille couverte de chiffres reliés par des lignes irrégulières et portant en marge un bref commentaire: c’est le célèbre Tableau économique , que les contemporains appelèrent familièrement le «zigzag». Il s’agit là de la première tentative qui ait jamais été faite pour donner une représentation chiffrée des ajustements globaux de quantités économiques. Le Tableau fait de Quesnay le précurseur de la présentation de l’activité économique en termes de flux, liée dans les recherches actuelles à l’analyse macro-économique. Insistant sur le caractère mécanique et mathématique de sa représentation de la vie économique, Quesnay entendait montrer que celle-ci était comparable dans son fonctionnement à une machine ou, plus précisément, à un organisme vivant. Quesnay fait apparaître que le fonctionnement du circuit au cours d’une période donnée dépend des résultats obtenus au cours de la période antérieure, et, par ailleurs, classe la catégorie économique des propriétaires fonciers parmi le groupe «productif», aux côtés des paysans.

Origine divine de la propriété foncière et du despotisme éclairé

La théorie physiocratique donne à la propriété foncière le prestige qui s’attache à une institution d’origine divine. Elle serait «le moyen par lequel nous sommes destinés, comme cause seconde, à perpétuer la grande œuvre de la création et à coopérer aux vues de son auteur» (Quesnay), et troubler la jouissance des propriétaires fonciers deviendrait dès lors «un crime de lèse-majesté divine et humaine». Les propriétaires fonciers non exploitants ont, par les avances foncières qu’ils ont fournies primitivement, mis le sol en état de produire: ils procurent régulièrement aux paysans exploitants, leurs fermiers ou métayers, des avances foncières prélevées sur les redevances qu’ils en reçoivent pour leur permettre de continuer leur effort. La rente du sol, qu’ils perçoivent chaque année, représente donc l’intérêt de ces avances. Ainsi la propriété est-elle légitimement l’assise fondamentale de tout l’ordre social, et le droit positif protecteur de la propriété prend-il ses racines dans la «nature même des choses».

Aussi les physiocrates considèrent-ils que le droit naturel est d’abord la garantie de la propriété foncière et que le droit positif doit se borner à mettre en formules et à sanctionner les règles «évidentes» et simples du droit naturel. La meilleure forme d’organisation politique, celle qui assure l’harmonie de la société dans le respect de l’ordre naturel, ne peut être pour Quesnay et ses amis que la monarchie héréditaire, sous les espèces du «despotisme légal»: copropriétaire de tous les biens-fonds de ses sujets, le souverain a les mêmes intérêts fondamentaux qu’eux: recevant l’impôt foncier comme sa part du «produit net», il s’efforcera nécessairement de traduire dans les faits le droit naturel et, loin d’être arbitraire, son despotisme «sera le despotisme légal de l’évidence d’un ordre essentiel» selon Mercier de La Rivière.

Le despotisme éclairé est conçu à l’image de celui qui régnait sur une Chine patriarcale et idyllique, née de l’imagination des physiocrates. Dirigée par un empereur, élu du ciel et premier laboureur de son empire, elle passait pour le régime idéal, d’ailleurs paradoxalement libéral, car pour la «secte» tout gouvernement doit être «législateur», au sens originel, et non point «légisfacteur», pour ne pas troubler le jeu des mécanismes naturels par lesquels «le bien se fait tout seul».

Le despotisme ne s’exerce qu’à l’encontre des facteurs perturbateurs de cet ordre naturel, qui s’impose par l’évidence et l’observation.

Un système «réactionnaire»

La pensée des physiocrates, normative et finaliste, présente des insuffisances, voire des tares graves.

Elle représente une négation de l’histoire: pour les physiocrates, tous les phénomènes économiques sont régis par des lois analogues aux lois physiques qui gouvernent le monde concret; elles sont universelles, c’est-à-dire identiques en tout temps et dans tous les pays, puisqu’elles sont fondées sur les besoins physiques irréductibles de l’homme. La doctrine des physiocrates, impliquant par là un refus de l’avenir et de la notion du progrès, se présente comme «réactionnaire» au sens plein: les hommes simples, à l’état primitif, connaissaient l’évidence, alors que s’épanouissait une société agraire; c’est le déroulement du temps, donc l’histoire, qui a entraîné la perte de la connaissance de l’ordre naturel.

Rejetant l’histoire, les physiocrates par leur analyse mettent aussi en procès l’homme dont ils prétendent assurer le bonheur; leur argumentation en faveur du «produit net» équivaut à la dévaluation absolue du travail humain. La terre est créatrice, l’homme par lui-même ne produit rien. Les salaires apparaissent comme des frais de production qu’on ne peut esquiver, en somme un «mal nécessaire».

Avec les physiocrates, l’idéal mercantiliste métalliste d’une grande richesse en métaux précieux s’est transformé en recherche d’un grand produit net agricole.

Une conspiration des riches

Non seulement les «lois naturelles», telles que les entendent les physiocrates, paraissent assez inhumaines et semblent, pour reprendre la formule de leur adversaire Linguet, le fruit de la «conspiration des riches contre la partie la plus nombreuse du genre humain», mais encore la vision globale du monde à partir de laquelle ces lois sont déduites prête le flanc à un procès de tendance. Ce procès (instruit par Michel Bernard) tend à démontrer que les physiocrates ont consciemment ou inconsciemment utilisé des concepts et des schémas qui ont cours dans les milieux intellectuels du temps, tels que celui de droit naturel, pour les mettre, par un détournement habile, au service de la propriété foncière et de la monarchie. Proclamant naturel un droit déclaratif de la propriété foncière, afin de lui conférer un caractère sacré qui rende intangible la législation positive correspondante, ils auraient tenté, par une opération intellectuelle frauduleuse, d’arrêter une évolution historique en cours. Ainsi serait établie la thèse selon laquelle la théorie physiocratique couvrirait «un projet politico-social de sauvetage de la monarchie et d’un équilibre nouveau entre les classes» profitable aux grands propriétaires fonciers.

Cette interprétation, sans doute dénuée de bienveillance, de la pensée de Quesnay et de son école pourrait difficilement s’appliquer, dans les mêmes termes, aux théories des «hérétiques» de la physiocratie que furent Gournay et son disciple Turgot.

3. L’influence en France

Les dissidents, Gournay et Turgot

Vincent de Gournay (1712-1759) ne s’est jamais mêlé d’écrire autre chose que ses rapports d’intendant du commerce ou de courtes notes de lecture sur des traductions d’économistes anglais. Mais cet homme d’affaires a exercé une grande influence sur son temps, par l’intermédiaire de son ami Turgot, qu’il initia à la spéculation économique. Auprès de ce «maître», qui avait beaucoup voyagé et pratiqué des auteurs comme Child, Tucker, ou Hume, Jacques Turgot (1727-1781), administrateur promis à de hautes destinées gouvernementales, fixa sa doctrine économique par le truchement d’un système théorique, librement adapté de celui des physiocrates et moins dogmatique.

L’œuvre écrite de Turgot fut pourtant peu abondante: en dehors d’ouvrages de circonstance, il ne donna guère que ses «Réflexions sur la formation et la distribution des richesses», traité fondamental quoique sommaire, écrit en 1766 et que Dupont publia dans les Éphémérides en 1769-1770. Esprit clair et remarquablement cultivé, il écrivit une critique de la philosophie de Berkeley et l’article «Étymologie» dans l’Encyclopédie méthodique . Turgot, à cette époque, se consacrait à ses tâches d’intendant du Limousin. Les «Réflexions» ne sont que la table des matières à peine développée de ce qui eût pu être le grand traité d’économie politique du temps. Si, parmi les thèses qui y sont développées brièvement se retrouvent les idées de Quesnay quant aux relations des diverses classes sociales dans la distribution et la production. Turgot ouvre des voies nouvelles à la recherche en formulant, à partir d’une approche marginaliste, les lois du rendement décroissant en agriculture et fournit une théorie du marché concurrentiel remarquable et précise. Le premier en France, il rompt avec une tradition hostile à l’épargne et indique comment la création du capital procède de l’épargne volontaire. Il expose comment la concurrence aboutit à l’abaissement des salaires au niveau du minimum vital et propose une théorie de la monnaie et de l’intérêt, reprise de son Essai sur les prêts d’argent , par laquelle il relie le taux de l’intérêt, prix payé pour l’emploi, de l’argent, à la théorie générale des prix, montrant comment le jeu de l’offre d’épargne et de la demande de capitaux fixe le niveau de l’intérêt sur un marché donné. Il esquisse une théorie du capital très neuve, par laquelle il pose que la richesse mobilière constitue un facteur de production autonome, et il étudie la valeur en termes de prix et non plus de quantités concrètes.

Surtout, Turgot, le «psychologue de la physiocratie», réintroduit l’histoire dans l’ordre économique; d’une part, il soutient que le principe de l’ordre économique est «la faculté exclusive qu’a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout au tre»; de l’autre, se refusant à considérer la propriété comme un phénomène naturel et premier, il y voit le produit d’une évolution historique. Il est hostile au despotisme légal réclamé par la «secte» et, de plus, il affirme la nécessité de l’échange et de la productivité de l’artisanat ou du commerce; dans Éloge de Gournay , il s’accorde avec son maître pour affirmer que l’ouvrier qui fabrique une étoffe ajoute une richesse réelle à la masse des richesses existantes. Sa conception des valeurs économiques est moins étroite que celle des physiocrates orthodoxes et il se refuse à tenir les marchands ou les artisans pour des classes «stériles».

Appelé au contrôle général des Finances en 1774, Turgot allait pouvoir tenter d’appliquer ses idées dans le cadre d’une politique économique générale. Avec lui, la physiocratie arrivait au pouvoir.

La politique économique physiocratique en France (1764-1789)

La politique poursuivie par Turgot devait être infléchie par les circonstances. Son passage au pouvoir (août 1774-mai 1776) allait être trop court pour qu’il puisse procéder aux grandes réformes de fond qu’il envisageait.

Réformes des structures traditionnelles

La politique préconisée par le groupe des physiocrates et approuvée par Turgot était d’abord une politique de progrès agricole. Pour accroître le «produit net», il fallait introduire de nouvelles techniques et trouver les moyens de les répandre parmi les paysans plus instruits et encadrés par des sociétés d’agriculture qui sauraient susciter leur émulation. Il fallait supprimer les contraintes administratives anciennes qui paralysaient les cultivateurs en leur ôtant le choix de leurs cultures, de leurs fournisseurs ou de leurs moyens de travail (ainsi, les parlements prohibaient l’emploi de la faux pour la moisson du froment, les viticulteurs devaient attendre le ban de vendanges pour récolter). Il fallait éliminer les servitudes collectives, coutumières ou légales, et les physiocrates – à l’instar des agronomes anglais – étaient de chauds partisans de la suppression de l’assolement forcé, des communaux et de la vaine pâture.

Dans maint ouvrage, ils avaient montré qu’aucun progrès dans la mise en valeur n’était compatible avec le maintien de ces structures traditionnelles, liées aux jachères temporaires. Les physiocrates faisaient campagne depuis longtemps aussi pour la réforme de l’impôt et pour la suppression de toute réglementation commerciale. Ils réclamaient une simplification de l’impôt par l’instauration de l’impôt unique sur la propriété foncière, seule source de richesses, comme substitut aux multiples charges royales, ecclésiastiques ou seigneuriales frappant les régnicoles très inégalement en fonction de leur appartenance sociale. Et surtout ils exigeaient avec insistance l’abrogation de la réglementation du commerce des grains, qui datait du Moyen Âge et tendait à éviter les disettes ou les hausses brutales découlant d’accaparements. Partant de leur idée fondamentale que la prospérité générale est associée à la prospérité de l’agriculture, les physiocrates réclamaient un «bon prix» pour les grains, produit agricole de base, prix qui ne pouvait être fixé que dans un contexte de marché concurrentiel, avec possibilités d’exportations en cas de récoltes abondantes. Ils protestaient contre la politique suivie depuis Colbert, dans le cadre du mercantilisme commercialiste, et qui visait à peser sur les cours des grains pour permettre l’abaissement des prix de revient industriels par la réduction du poste «salaires» des manufactures.

Des résultats assez maigres

Turgot, plus libéral et moins «agromaniaque» que les disciples directs de Quesnay, entendait étendre à toute l’activité économique le bénéfice du principe «laisser faire, laisser passer»; reprenant la tentative avortée faite par le contrôleur Bertin, favorable aux physiocrates (1764), il institua la liberté du commerce des grains et de leur exportation (sept. 1774); mais il supprima aussi les corporations en 1776 et fit un premier pas vers la réforme fiscale en remplaçant la corvée par un impôt payé par les propriétaires. Se heurtant aux privilégiés lorsqu’il voulut poursuivre la réforme fiscale, il fut éliminé.

Cependant, des édits royaux inspirés par la propagande physiocratique furent pris après cette éviction; alors même que l’opposition conjointe des parlementaires et des «libéraux éclectiques» – dont les plus connus sont Forbonnais, Galiani, Linguet et Graslin – triomphait en obtenant le rétablissement des jurandes et applaudissait au livre de Necker, Législation et commerce des grains (1775), des édits continuaient à paraître au terme d’enquêtes administratives, pour autoriser les partages de communaux et les clôtures des biens-fonds, ou décider la suppression de la servitude du «parcours» entre villages, cause de tant de conflits.

Certes, deux provinces seulement, le Languedoc et le Roussillon, furent avant la Révolution gratifiées d’un édit y supprimant la vaine pâture. Les «réunions de fermes», manifestation de la concentration dans l’agriculture, que les membres de la secte appelaient de tous leurs vœux comme seul moyen de promouvoir la «grande culture» appuyée sur des capitaux importants, furent assez rares dans la plus grande partie du royaume. Les résultats pratiques de la propagande des physiocrates furent somme toute assez minces dans l’immédiat, parce qu’ils ne réussirent pas à se hisser au pouvoir de façon assez durable pour y appliquer tout leur programme.

Peut-être fut-il heureux, du strict point de vue social, que leurs vues ne se soient pas imposées dans ce qu’elles avaient de trop brutalement productiviste. Mais, à moyen terme, la pensée physiocratique fut féconde; l’agriculture cessa d’être considérée comme la servante des marchés de consommation et ses intérêts cessèrent d’être subordonnés à ceux de la demande. Une prise de conscience de ses besoins et de ses problèmes se produisit, tandis que l’idée de libéralisme économique apparaissait en France.

Encyclopédie Universelle. 2012.