PINDARE
Pindare est le principal représentant de la grande lyrique chorale, non seulement parce que la plupart des œuvres de ses rivaux ont disparu, mais parce que pour les Anciens eux-mêmes il était le maître incontesté. Certains de ses contemporains ont pu lui préférer Bacchylide, plus agréable et plus proche d’eux. Pindare, lui, est le géant qui plonge dans le passé moral et religieux. Par sa fidélité aux traditions, que, d’ailleurs, il transfigure, par son attachement à l’idéal delphique auquel il a du reste apporté sa contribution, par l’évolution de sa pensée, sa conception de l’inspiration et de la mission du poète, il présente une physionomie où se mêlent les traits d’un archaïsme finissant et ceux d’un monde classique en train de naître, encore tout engagé dans le bouillonnement créateur. Dans le domaine moral et politique, il nous apprend lui-même à quel point il était attaché, par ses origines familiales et par ses convictions, à l’antique idéal dorien. On a conservé de lui essentiellement les quatre recueils d’odes triomphales chantant les vainqueurs aux Grands Jeux de la Grèce, ainsi que des fragments de péans, dithyrambes, thrènes et autres poèmes.
L’inspiration poétique
Pindare par lui-même
Pindare a beaucoup parlé de sa poésie. Au cœur de ses préoccupations est le problème de sa propre inspiration, qui lui vient directement des dieux. Cela n’est nullement pour lui une de ces pâles clauses de style, aboutissement d’une longue histoire littéraire. Il écoute en lui-même la voix des divinités qui l’inspirent, il goûte la joie vivante de leur présence. Pour Hésiode, dont l’œuvre a beaucoup influencé Pindare, comme lui né en Béotie dans la banlieue de Thèbes, Zeus inspirait la sagesse aux rois, comme Apollon la musique aux poètes. Pour Pindare, dont les Olympiques (’ 茶凞羽猪神晴見) saluent Zeus le premier, Apollon est le dieu principal de la musique et de la poésie, inséparables pour les Grecs. On en trouve des marques particulières dans les Pythiques ( 刺羽晴見), dont la première montre dieux et hommes charmés par les accents surnaturels de la lyre apollinienne. À sa suite, le poète invoque divers chœurs d’inspiratrices divines: les Muses (ou Piérides) des temps archaïques, antérieures en fait à leur Musagète, et qui éclipseront leurs rivales; les Charites aussi, antiques déesses de la fécondité du sol, déesses des eaux vivifiantes à Orchomène de Béotie, déesses, chez Pindare, de la musique et de la poésie où s’épanouissent la sève et les forces de vie. Il leur adjoint parfois les Heures, ou Saisons, qui président chaque année au renouveau de la nature. Ainsi se manifeste et se tisse sous nos yeux, dans la poésie pindarique, le lien ontologique existant entre l’inspiration du poète et la vie profonde de l’univers.
La chaîne aimantée
Tous ces éléments sont épars également dans les différents recueils pindariques; on les retrouve dans les fragments. De fait, le poète n’a jamais fait lui-même l’exposé systématique qui se concevrait mal dans des œuvres d’apparat, liturgiques et officielles. Mais Platon en a tiré une théorie élaborée, celle de la chaîne aimantée de l’inspiration (Ion , 533 e sqq.), la Muse inspirant elle-même des inspirés, qui insufflent à leur tour l’«enthousiasme», ou possession divine, à de nouveaux inspirés, et ainsi de suite. En effet, pour le philosophe comme pour le poète thébain qu’il révère et cite en exemple, les beaux poèmes sont d’origine divine, et les bons poètes ne sont ni plus ni moins que les interprètes qualifiés des dieux. Une telle conception de la poésie tire son origine des traditions religieuses – faut-il dire mystiques? mais c’est là un très gros problème – les plus anciennes; il y a déjà un certain temps que ces deux qualificatifs ne semblent plus incompatibles à propos du monde grec (cf. E. R. Dodds, in Bibliographie ).
À coup sûr, Pindare, comme son contemporain Eschyle, mais à la différence peut-être de son contemporain, ou cadet, Bacchylide, représente, dans un monde en plein devenir, la voix fidèle aux traditions anciennes et profondes. Les gracieuses légendes recueillies par ses biographes sur ses rencontres avec les divinités, en songe ou dans ses promenades sur l’Hélicon ou le Cithéron, et sur les abeilles déposant leur miel sur ses lèvres, en sont, à leur manière, une preuve supplémentaire.
Religion et mythologie
Chaque Épinicie (’ 林神晴益晴晴礼益, ou Ode triomphale ), et probablement chaque poème ou à peu près, comporte un, voire des mythes insérés dans sa trame. Le poète y célèbre les dieux et y narre les exploits des héros, de ceux dont la vaillance et les vertus sont proposées en modèle au vainqueur du jour, à l’athlète qui vient de s’illustrer, comme à tous ceux qui écoutent chanter sa gloire. On sait que la mythologie grecque contient bien des détails inadmissibles en l’état de nos mœurs, et qui déjà choquaient les Anciens. Pindare refuse de les admettre: «Il m’est impossible de traiter de goinfre aucun des Bienheureux», déclare-t-il dans la Ire Olympique , à propos de Démèter affligée, dévorant sans s’en apercevoir un morceau du jeune Pélops servi par Tantale. D’autres fois, il passe sous silence ce qui lui semble inadmissible, le meurtre de Phôcos par ses frères Télamon et Pélée (Ire Néméenne ) ou la triste fin de Bellérophon, haï des dieux pour son orgueil et ses blasphèmes (XIIIe Olympique ). De même refuse-t-il, dans la IIIe Pythique , de reconnaître qu’Apollon ait appris par le corbeau, dont parle Hésiode, la trahison de Coronis, alors que le dieu de l’oracle de Delphes est forcément omniscient: «Toi qui n’as pas le droit de même effleurer l’inexact», lui dit le centaure Chiron (IXe Pythique ). Pindare exalte, presque avant la bravoure, en tout cas avant la force brutale, les vertus morales, chasteté d’un Pélée (Ve Néméenne ), volonté héroïque d’un Héraclès enfant (Ire Néméenne ).
Les dieux
Zeus est, bien entendu, le premier des dieux pour Pindare qui, de même que l’Eschyle des Suppliantes ou de l’Orestie , semblerait se rapprocher du dieu suprême d’une religion monothéiste. Certes, Zeus était, chez Homère, le vrai maître des dieux, mais un tel élan n’avait là rien de comparable à ce qu’il semble être chez le lyrique thébain, qui réserve également à Apollon une place de choix, surtout dans les Pythiques et, sans doute aussi, dans les Péans. En est-il de même pour d’autres dieux? On ne le sait trop, l’œuvre étant mutilée. Dionysos, par exemple, qui occupe relativement peu de place, apparaîtrait sans doute sous un jour tout autre si l’on possédait plus que des bribes des Dithyrambes. En tout cas, Pindare semble révérer tout spécialement les divinités à mystères, telles Démèter et sa fille Coré-Perséphone. On trouve aussi chez lui des dévotions plus exotiques, celle du Zeus Ammon libyen ou de la Grande Mère, pour laquelle, disent ses biographes, il fit bâtir à ses frais une chapelle près de sa maison. Il évoque parfois de très antiques déités, comme cette Mère du Soleil, Théia (Ve Isthmique ), qui personnifie peut-être la lumière et la gloire associées, rappelant d’une certaine manière cette déesse Soleil d’Arinna qu’adoraient les Hourrites.
Les héros
Toutefois, le véritable enseignement de ses mythes réside dans le parallélisme étroit établi entre le héros du jour et le héros du mythe, celui-ci proposé en modèle à celui-là, qu’il soit roi comme Hiéron de Syracuse et Théron d’Agrigente, ou athlète illustre comme Diagoras de Rhodes et Télésicrate de Cyrène. Un exemple typique est celui de la IVe Pythique , ode exceptionnellement longue, comparable à un chant épique, que le poète conclut en essayant d’obtenir du destinataire, le roi Arcésilas de Cyrène, la grâce d’un exilé politique, son parent, réfugié à Thèbes: l’épisode central montre le jeune Jason réclamant son héritage à l’usurpateur Pélias avec la sereine modération que le poète, fort de sa mission et pratiquant l’art de conseiller les rois, veut suggérer au jeune monarque. Ailleurs, ce sont Pélée, Achille, Cadmos, Héraclès, et bien d’autres encore, dont le poète propose l’exemple héroïque et fait briller le sort enviable: séjour au Pays des Bienheureux, place offerte aux festins des dieux.
Images et symboles
Il est banal de parler de Pindare comme d’un grand visuel, voire d’un visionnaire. Cela est loin d’être faux. Mais il y a bien plus. Pour en juger, il faut se replacer dans la perspective religieuse archaïque, au temps où les dieux anthropomorphes n’occupaient pas encore le devant de la scène, où les forces de vie restaient au premier plan, où l’or et la lumière étaient en eux-mêmes sentis comme divins.
L’or et la lumière
Le début de la Ire Olympique à Hiéron, à l’occasion de la victoire du célèbre étalon Phérénikos, met en parallèle l’or avec l’eau, le premier des biens: «L’or, semblable au feu flamboyant, répand son éclat dans la nuit.» La IIIe Olympique , en écho, répond que «l’eau est le premier des biens et l’or la plus noble entre les richesses». Cette noblesse – faut-il le dire? – n’a rien de vénal: le terme grec est un terme de vénération, employé pour les dieux et les rois. L’éclat de l’or est constamment associé chez Pindare aux couleurs les plus chaudes, le jaune et le rouge et leurs composés. «Blond» comme la chevelure des dieux et «d’or» ou «doré» sont à peu près synonymes. La pourpre et le safran s’y associent (cf. VIe Olympique ), ainsi que l’éclair fulgurant de Zeus. Le souci du pittoresque est amplement dépassé, et l’on est amené à donner leur vraie valeur, une valeur sacrale, aux innombrables épithètes formées sur le nom de l’or, et que la poésie homérique connaît bien, mais avec une valeur affaiblie. Les mythologies de l’Égypte et du Proche-Orient ancien fournissent ici des rapprochements éclairants.
Le symbolisme des métaphores
Si l’on fait une revue rapide des métaphores pindariques, si nombreuses et magnifiques, on est frappé de voir s’établir des séries au symbolisme suggestif, en rapport encore avec les forces sacrées de la vie. Telles les images évoquant le symbolisme vivifiant ou magique de la toison, appliqué à la fleur des guerriers ou à l’éclat de la musique. Telles les métaphores végétales, fleurs éclatantes, verts feuillages figurant le renouvellement des générations humaines ou suggérant l’immortalité divine. Au reste, les couronnes de Delphes ou d’Olympie ne sont-elles pas empruntées à des feuillages pérennes, le laurier, l’olivier? On connaît le rite de la phyllobolia , feuilles lancées en hommage sur le vainqueur, analogue à l’anthobolia (des fleurs, cette fois) ou à certaines lumières en l’honneur des morts, dont a parlé F. Cumont (Lux perpetua ). D’autres images, autour des symboles du nectar et de l’ambroisie, de la coupe ou de l’eau vive, évoquent les boissons et nourritures d’immortalité. Le thème du voyage dans l’autre monde et chez les dieux présente les métaphores des ailes, du char, du navire: char des Muses ou nef Argo s’avancent sur la voie lumineuse du bonheur divin. On ne peut tout énumérer. Mais il est sûr que ces images, orientées dans le sens de la vie intégrale, divine ou cosmique, à l’instar des religions archaïques, du Proche-Orient notamment, sont bien plus que des images.
Mission sacrée du poète
Ces images sont loin d’être de purs ornements poétiques. Elles nous donnent la clef de la poésie pindarique.
Les thèmes poétiques et l’archéologie
Un rapprochement s’impose entre les principaux thèmes relevés et ceux de l’iconographie funéraire. Dans ce dernier cas, la finalité suggérée tant par les scènes que par l’ornementation est évidente: c’est la vie bienheureuse dans l’au-delà. À l’époque classique, citons surtout les vases peints (lécythes funéraires, amphores, coupes, etc.), dont le symbolisme peut être rapproché de celui des fresques des tombes étrusques: justement, on connaît mieux, depuis les découvertes du professeur Napoli à Paestum, la valeur du rapprochement avec la grande peinture grecque des temps classiques (cf. Bibliographie ). Plus tard, ce seront les sculptures des sarcophages romains de haute et basse époque qui éveilleront des résonances du même ordre. Le poète est parfaitement conscient de tout cela. Mieux, interprète et héraut des dieux, lors de l’exécution d’une ode, il prépare les voies à l’immortalité du vainqueur. Le poème joue dans cette destinée un rôle actif; il en est l’instrument: «L’ombre épaisse ensevelit les grandes valeurs si les hymnes font défaut», dit la VIIe Néméenne , et, selon la Xe Olympique , le triomphateur arrivé chez Hadès sans un chant triomphal n’a connu qu’une joie sans lendemain, alors que les Piérides peuvent, elles, perpétuer sa gloire par la musique et la poésie. Justement l’archéologie nous apprend l’importance de la musique figurée sur les monuments funéraires (cf. A. Delatte et E. Pottier, in Bibliographie ). Quant aux Muses immortalisant n’importe quel mort, ou presque, figurées sur les sarcophages de l’Empire romain, elles descendent en droite ligne des déesses de vie, Muses comme Charites, qui furent les inspiratrices de Pindare.
Eschatologie des mythes
L’étude des mythes confirme les indications des thèmes symboliques. Voyage dans l’autre monde que celui de Jason parti sur le navire Argo chercher la Toison, mais aussi l’«âme de Phrixos» (Pythiques , IV, v. 160), ou celui de Persée chez les Hyperboréens, servants d’Apollon, qui ne vieillissent ni ne meurent (Xe Pythique ). Promesse de vie divine que l’union d’un mortel, Cadmos ou Pélée, avec une déesse, Harmonie ou Thétis (IIIe Pythique ). Apothéose assurée que celle d’Héraclès à qui la prophétie de Tirésias auprès de son berceau (Ire Néméenne ) annonce l’hymen avec Hébé et l’admission aux festins des dieux. Le revers de la médaille est présenté aussi, avec les châtiments de criminels célèbres, le Typhon de la Ire Pythique ou le Tantale de la Ire Olympique. On pourrait multiplier les exemples des orientations eschatologiques de la poésie pindarique.
Ésotérisme de Pindare?
Cela nous amène à poser le problème de l’appartenance possible du poète à telle secte ou de son initiation à tels mystères, à tout le moins des influences sur lui des mouvements mystiques contemporains. Comme pour Eschyle, qui, lui aussi, séjourna en Sicile, terre d’élection des orphico-pythagoriciens, et de surplus habitant de Thèbes, refuge des plus anciens disciples pythagoriciens en Grèce, il serait imprudent, malgré les affirmations de Cicéron et de Clément d’Alexandrie, de répondre par l’affirmative. Il serait cependant plus imprudent encore de trancher par la négative. En effet, l’œuvre en elle-même est parlante. Nous avons remarqué la prédilection de Pindare pour les dieux des cultes à mystères. Mieux, certains fragments des Thrènes , poèmes funéraires, attestent une évidente familiarité avec les doctrines éleusiniennes. Tout le monde est d’accord sur l’aspect mystique (beaucoup précisent «orphico-pythagoricien») du mythe de la IIe Olympique sur le séjour des Bienheureux. Il convient d’en rapprocher des mythes d’inspiration voisine, notamment celui de la Xe Pythique (la première ode de Pindare) où Persée visite le Pays des Hyperboréens, thème pythagoricien, s’il en fut. La préoccupation eschatologique est partout présente chez Pindare, à la différence peut-être de Bacchylide, son jeune rival. Même les rapports étroits du poète avec le temple delphique et les honneurs exceptionnels qu’il y reçut ne nous éloignent pas d’une semblable interprétation. On sait que Pythagore, dont le nom évoque Pythô, passait auprès des siens pour fils du dieu de Delphes. Le débat reste ouvert, mais on voit dans quelle atmosphère vécut et chanta le poète de Béotie.
La forme lyrique
La plupart des Odes triomphales sont composées de triades comprenant un groupe strophe-antistrophe exactement symétriques et suivies d’une épode unique au rythme voisin. Une ode de longueur moyenne comporte cinq ou six groupes; certaines n’en ont qu’un; la IVe Pythique , elle, en a treize, sur le rythme majestueux des structures dactylo-épitritiques chères à Pindare. Certains poèmes, notamment la IIe Olympique , présentent un rythme plus vif, dit péonique, où dominent des dipodies à base trochaïque, donc proches d’une danse joyeuse. D’autres variétés sont représentées; mais on ne peut, en l’état des choses, préjuger de l’ensemble de l’œuvre.
On sait, par ailleurs, qu’une exécution de lyrique chorale associe à la danse (la strophe et l’antistrophe sont des évolutions inversées, et l’épode un chant sur place) le chant et la musique instrumentale. Pindare, à l’occasion, se vante d’avoir su «associer la phorminx aux doux sons et la flûte aux mille voix» (Olympiques , VII, v. 11-12). Ailleurs, il se félicite d’avoir inventé avec l’assistance de la Muse «une façon nouvelle d’harmoniser avec le rythme dorien l’éclat des timbres, lumière du banquet» (Olympiques , III, v. 4-5). Il pratique aussi, ajoute-t-il, une forme de dithyrambe bien différente des interminables chants d’autrefois (Dithyrambes , fragm. 79). Évidemment, si l’on possédait l’ensemble de l’œuvre, tous les poèmes et, plus encore, leur musique, il serait possible de saisir un aspect capital et inconnu du génie de Pindare.
Pindare
(518 - 438 av. J.-C.) poète lyrique grec. De son oeuvre, considérable, qui illustre toutes les variétés de la poésie chorale (dithyrambes, hymnes), il ne nous reste intactes que ses 45 Odes triomphales (ou épinicies), divisées selon les jeux qu'elles célèbrent: 14 Olympiques, 12 Pythiques, 11 Néméennes, 8 Isthmiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.