PRAGMATISME
Le pragmatisme est certainement le mouvement philosophique le plus mal connu, non parce qu’on n’en sait rien, mais parce qu’on s’en est fait, une fois pour toutes, une idée fausse qui avait pour elle la vraisemblance et la caution du plus célèbre des pragmatistes américains, James: le pragmatisme serait une philosophie d’hommes d’action pour laquelle tout ce qui est vrai est utile et tout ce qui est utile est vrai. On comprendra donc d’autant mieux le pragmatisme qu’on saura ce qu’il n’est pas. Avec Peirce, qui en énonça le principe, avec James et Dewey, ce mouvement américain, injustement critiqué par les Européens comme soutien d’une économie et d’une culture déterminées, est en fait une philosophie de la science, dont la rationalité substitue au doute de type cartésien les questions concrètes du savant et qui fonde par là une théorie expérimentale de la signification. Il se présente aussi comme une philosophie de la démocratie, faisant des méthodes de mise à l’épreuve et de vérification qui caractérisent l’esprit de laboratoire le modèle même de la tâche politique.
1. Les pragmatistes
Le mouvement pragmatiste est né et s’est développé en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. L’idée en est venue à Charles S. Peirce (1839-1914) entre 1865 et 1872. Il l’exposa à quelques amis, parmi lesquels se trouvait James, au cours de réunions d’un «Club métaphysique» qui avait ses assises à Cambridge, dans le Massachusetts. Il la rendit publique dans un article intitulé «Comment rendre nos idées claires», qu’il écrivit en français pour la Revue philosophique et qui parut en janvier 1879. Peirce y énonce le principe du pragmatisme: «Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet.» William James (1842-1910) appliqua d’abord ce principe à la religion et à la philosophie, en 1898, avant de le transformer en théorie de la vérité, en 1906, au cours de conférences qu’il publia l’année suivante dans le livre qui devait donner naissance au mouvement: Le Pragmatisme . Dès 1896, John Dewey (1859-1952) élaborait de son côté à Chicago une théorie instrumentaliste de l’idée qu’il fit connaître en 1903 dans un ouvrage collectif de ce qu’on appela l’école de Chicago: Studies in Logical Theory . Après la publication du livre de James, quelques philosophes et écrivains européens se rallièrent au pragmatisme tel que James le concevait: l’Anglais Ferdinand C. S. Schiller (1881-1937), les Italiens Giovanni Papini (1881-1956) et Giuseppe Prezzolini (1882-1982). D’autres philosophes, tous logiciens, se réclamèrent de Peirce: l’Anglais F. P. Ramsay (1903-1930) et les Italiens Giovanni Vailati (1863-1909) et Mario Calderoni (1879-1914).
Le pragmatisme américain étant, comme il apparaîtra, l’expression d’une méthode plus qu’un corps de doctrines, les pragmatistes ne sont pas que des théoriciens. Peirce est un astronome réputé; pionnier de la logique moderne, il a attaché son nom à la logique des relations et à la logique des «graphes existentiels»; sa théorie des catégories en fait le précurseur de la phénoménologie et sa théorie des signes, le père de la sémiotique. James est non seulement un brillant conférencier et un grand épistolier, il est aussi le premier grand psychologue moderne; instigateur du néo-réalisme, il soutint un «empirisme radical» qu’il prit toujours bien soin de distinguer du pragmatisme. Dewey, psychologue, logicien, théoricien d’une philosophie humaniste naturaliste, est le père de la pédagogie moderne et fut pendant près d’un demi-siècle le porte-parole de la pensée libérale en Amérique.
2. Une philosophie de la science expérimentale
Les critiques européens du pragmatisme ne virent dans ce mouvement américain que la glorification de la valeur pratique des idées. Une idée n’est vraie que si elle fonctionne. James accumule dans Le Pragmatisme les épithètes qui confirment aux yeux de beaucoup de philosophes la justesse de cette interprétation: la fonction d’une idée est de «nous servir de guide, et de guide agréable»; nous admettons qu’une chose existe quand «cela nous réussit d’y croire»; «le vrai consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée». James parle de «monnayer» les vérités qui n’ont «pour caractère commun que d’être, toutes, des idées qui paient».
Or, s’il est vrai que James fut maladroit et que des financiers avisés chantèrent les louanges du pragmatisme, on comprend mal que les philosophes européens, au nom de l’indépendance de l’esprit, aient pu feindre de croire que la pensée, fût-elle américaine, ne pouvait pas ne pas être liée à une conjoncture économique déterminée. Car comment expliquer dans ce cas leur propre position philosophique à l’apogée de la révolution industrielle? En fait, les pragmatistes furent les premiers à dénoncer le matérialisme de la nouvelle société industrielle; et le plus véhément fut certainement William James qui stigmatisa le «relâchement moral né du culte exclusif de la déesse-chienne de Réussite». Dewey ne nie pas que ce culte existe. Il y a en Amérique un pragmatisme des affaires. Mais le pragmatisme philosophique ne s’en inspire pas. Il en est la négation. La nation est divisée, dit Dewey, il lui faut choisir entre l’esprit de James et «cette mousse et cette écume superficielle qui le cachent temporairement».
Le nom même du mouvement ne dérive pas de pratique , mais de pragmatique . Certes, James aurait souhaité qu’on l’appelât «practicisme» ou «practicalisme». Peirce s’y refusa, car il opposait (comme le faisait Kant à qui il emprunte la distinction) pratique à pragmatique, termes «aussi éloignés l’un de l’autre que les deux pôles, le premier appartenant à une région de la pensée où aucun esprit du type expérimentaliste ne peut jamais être assuré d’avoir un terrain solide sous les pieds, le second exprimant la relation avec quelque fin humaine déterminée. Or, le trait caractéristique le plus frappant de la nouvelle théorie était sa reconnaissance d’une connexion inséparable entre la connaissance rationnelle et la fin rationnelle; et ce fut cette considération qui détermina la préférence pour le mot pragmatisme.»
L’esprit expérimentaliste ou l’esprit de laboratoire, comme le nomme encore Peirce, est l’esprit du pragmatisme. Le pragmatisme est la philosophie de la science. Non des résultats de la science, ce n’est pas un scientisme, mais de la méthode de la science: c’est un expérimentalisme. Quoi que vous puissiez dire à l’expérimentaliste, écrit Peirce, «ou bien il comprendra que, si une prescription en vue d’une expérimentation peut être ou est jamais traduite en acte, une expérience d’une description donnée en résultera, ou bien il ne verra aucun sens dans ce que vous dites».
Peut-être est-ce là la clef de l’opposition européenne au pragmatisme. Au doute cartésien, Peirce substitue le doute réel du savant; à l’intuition subjective, privée, des idées claires et distinctes, la mise à l’épreuve objective, publique, des idées-hypothèses. Alors que la philosophie européenne se vouait à la solution de problèmes philosophiques, la philosophie américaine se trouvait confrontée aux problèmes concrets que la nouvelle société posait au philosophe américain dont la formation, certes, était européenne, mais pour lesquels l’Europe ne fournissait aucune solution. Le pragmatisme fut cette réponse.
L’idée est une hypothèse, un plan d’action. Sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve. Et il n’y a pas lieu d’opposer l’idée du savant à celle de l’homme de la rue: elles sont toutes deux expérimentales. Bien qu’il faille distinguer deux sortes d’idées: les idées nouvelles, qu’une situation problématique suscite et qui sont expérimentées pour la première fois, et les idées qui ont déjà fait leur preuve; ce serait se méprendre que de penser que seules les premières sont vraiment expérimentées et que les secondes sont simplement appliquées. Rien n’est jamais acquis. Expérimenter et appliquer une idée, c’est tout un. Il n’y a donc pas un monde des idées acquises et certaines et un monde des idées provisoires et seulement probables. Le pragmatiste reconnaît qu’il existe des idées qui peuvent paraître stables et quasi nécessaires, ce que James appelle les «vérités établies». Rien cependant ne les garantit contre le changement, ni bien entendu ne les dispense de se conformer aux résultats de l’expérience, si d’aventure elles ne répondaient pas aux conditions de la situation. Elles forment ce que Lalande appelait la raison constituée, «corps de principes établis et formulés et dont la transformation est assez lente pour qu’à l’égard des individus et des circonstances de la vie ils puissent être considérés comme des vérités éternelles».
3. Le pragmatisme, théorie de la vérité ou théorie de la signification?
Le pragmatisme est-il essentiellement une théorie de la vérité ? Il l’est certainement pour James. On n’a pas pris garde cependant que ce dernier est surtout préoccupé du statut des «vérités établies». S’il y a vérification, ou plutôt «validation» comme le dit James – et le choix du mot est suggestif –, cette opération a une fonction de validation rétrospective: «La vérité vit à crédit.» «Nos pensées et nos croyances, poursuit James, «passent» comme monnaie ayant cours tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits, sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme s’écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique. Vous acceptez ma vérification pour une chose, et moi j’accepte pour une autre votre vérification. Il se fait entre nous un trafic de vérités. Mais il y a des croyances qui, vérifiées par quelqu’un, servent d’assises à toute la superstructure.» Bien que la métaphore s’expose à la critique intellectualiste, le sens en est clair: les vérités sont des croyances. Or toutes les croyances ou vérités n’ont pas à être vérifiées, même rétrospectivement, selon James. Il est des croyances ou vérités auxquelles la seule «volonté de croire» suffit, ce sont des «options obligées». En fin de compte, la vérification ne serait nécessaire que pour les options indifférentes: là «où n’existe aucune option obligée, nous devrions prendre pour idéal l’intelligence qui juge sans passion et qui du moins nous sauve en tout cas de l’erreur». À cette conception s’oppose Peirce: «Une conclusion vraie resterait vraie si nous n’avions aucune propension à l’accepter, et la fausse resterait fausse bien que nous ne puissions résister à la tendance d’y croire.»
Tout essai de comprendre le pragmatisme à partir des écrits de James est voué à l’échec. James s’appropria le principe du pragmatisme de Peirce pour défendre un ensemble de vérités et de croyances obtenues par une méthode qui n’était pas pragmatiste. Le pragmatisme ne s’intéresse pas à la vérité en tant que telle, ni au sens des vérités acquises, ni même au sens d’aboutissement ou de couronnement de la vérification. Une idée vérifiée, devenue vraie, marque la fin d’une recherche. Elle libère la pensée pour d’autres tâches, pour d’autres recherches. John Dewey préfère appeler l’expression de cette étape dernière d’une recherche donnée «l’assertion garantie» ou, en parlant abstraitement, en dehors d’une recherche déterminée, en tant qu’il s’agit d’un objet logique, «l’assertibilité garantie».
La question que se pose le pragmatiste est celle du sens des mots et des choses. Ici encore l’interprétation de James est fautive. Le principe de Peirce ne tend pas premièrement, comme le pense James, «à faire disparaître les incompréhensions et à apporter la paix», bien que c’en puisse être parfois le résultat pratique. Il est le moyen que Peirce propose à Descartes, en lieu et place de l’intuition, pour distinguer les idées qui sont réellement claires de celles qui le paraissent seulement. Que veut-on dire quand on dit qu’un objet est dur? L’intuition ne peut être le recours ultime pour décider du sens de l’idée de dureté. Seule l’action pourra nous le révéler et le justifier en même temps. Est dur l’objet qui n’est pas rayé par un grand nombre d’objets que, par contre, il raie. «Il n’y a pas de nuance de signification assez fine pour ne pouvoir produire une différence dans la pratique», dit Peirce. Et, par pratique, il entend la mise à l’épreuve de l’idée dans tous les sens de l’expression «mise à l’épreuve». Ce peut être aussi bien une vérification purement mentale d’ordre mathématique (quand, par exemple, un théorème est déduit d’un ensemble d’axiomes et de théorèmes démontrés) qu’une vérification nécessitant en laboratoire la construction d’un appareillage extrêmement complexe et fort éloigné du réel, ou qu’une vérification prosaïquement empirique comme celle dont se contente le concept de dureté, ou encore qu’une vérification engageant la conduite de l’homme, morale, religieuse, politique. «Le pragmatisme, écrit Peirce, ne propose pas, en tant que tel, une doctrine métaphysique, ni ne tente de déterminer la vérité des choses. Ce n’est qu’une méthode pour décider de la signification de mots difficiles et de concepts abstraits.»
La signification d’un concept n’est pas une chose. La signification d’un concept est un autre concept dans un système de concepts. Bien loin d’être anti-intellectualiste, le pragmatisme soutient une théorie rationaliste expérimentale de la signification. Cette théorie, que Dewey emprunte à Peirce et développe dans sa Logique , est admise aujourd’hui en Amérique au niveau de l’expression tout au moins. On y distingue le signe et le symbole qui sont les supports du sens et de la signification. Le signe-sens renvoie au monde des choses: il désigne. Le symbole-signification renvoie, dans l’univers des symboles-significations, à d’autres symboles-significations: il signifie. Ainsi, pour prendre un exemple simple, des nuages de forme, de grandeur et de couleur déterminées sont des signes de pluie, mais les noms qui les désignent, les concepts par lesquels nous les pensons sont des symboles-significations grâce auxquels les nuages ont le sens qu’ils ont, parce qu’ils sont liés dans l’univers des symboles-significations à ces symboles-significations que sont les différences de température et de pression, la rotation de la terre, les lois du mouvement, etc. Par inférence purement empirique, le paysan peut prévoir qu’il va pleuvoir. Le météorologiste ne peut se contenter de cette inférence. Il lui faut passer par une étape déductive où des symboles-significations impliquent d’autres symboles-significations. Ce jeu des signes et des symboles, des sens et des significations dessine des figures diverses: au rapport des signes-sens, Dewey donne le nom de connexion; à celui des symboles-significations, le nom de relation; au mouvement des symboles-significations par lequel, visant le monde des choses, les symboles-significations deviennent des signes-sens, le nom de référence. L’induction ou inférence et la déduction ou implication acquièrent un nouveau statut logique. Dewey distingue deux sortes de généralités, comme le faisait Peirce: la généralité générique et la généralité universelle que Peirce appelait respectivement «le général» et «l’universel». La première s’obtient par induction; elle est toujours provisoire et seulement probable. La seconde est donnée par la déduction; elle est nécessaire et certaine. Les lois des sciences empiriques ressortissent à la première, les lois des sciences axiomatiques à la seconde. Des deux propositions suivantes: «Le cygne est un oiseau» et «Le cygne est blanc», l’une est universelle, l’autre générique. Même si l’on découvrait par induction que le cygne ne possédait pas toutes les caractéristiques qui font d’un être un oiseau, la définition du concept «oiseau» n’en serait pas affectée. On se contenterait de rayer le cygne de la classe des oiseaux, comme on en raya la chauve-souris. Mais que l’on découvre un cygne noir, les caractéristiques du cygne changent. Le cygne est rangé dans la classe des oiseaux par déduction; c’est par induction qu’on le dit blanc, noir, etc. La nature expérimentale de l’idée pragmatiste n’en est pas modifiée pour autant. Les universaux sont vides et a priori. Instruments de l’expérience, ils n’ont de sens que par elle. Ils n’imposent plus leur loi au monde des choses comme dans la philosophie classique. Ils sont a priori, dit C. I. Lewis, parce que justement ils ne lui prescrivent rien. L’expérience a toujours le dernier mot.
Cette expérience, cependant, parce qu’elle est continue, nous ramène au problème de la vérité et de son rapport avec la réalité. La continuité de l’expérience est une thèse commune à tous les pragmatistes. Une expérience donnée est continue si elle est vécue, goûtée dans son unité du moment que ne perturbent ni son propre développement intérieur ni les fluctuations de l’environnement. Encore, en la décrivant, donnons-nous l’impression que l’expérience est double: subjective et objective. Or il n’en est rien: dans l’expérience vécue, le dualisme du sujet et de l’objet n’a point de part; l’expérience et l’environnement désignent une seule et même réalité. Dewey a constamment mis l’accent sur la continuité de ce qu’il appelle la transaction de l’expérience où il est parfois nécessaire, pour comprendre, de distinguer des phases, des fonctions, voire des structures, mais en prenant bien soin de ne pas «réaliser» en clivages objectifs dans les choses ces distinctions qui ne sont que des instruments d’analyse mentale. Dès 1896, Dewey soutenait que le stimulus et la réponse dans la description du réflexe élémentaire ne sont pas des entités en soi, que rien n’est en soi stimulus ou réponse, que l’on n’a pas affaire à un arc réflexe, mais à un circuit organique dans lequel la réponse motrice détermine autant le stimulus sensoriel que celui-ci détermine le mouvement de réaction. Une expérience donnée est également continue lorsqu’elle est troublée et que nous essayons de la rétablir dans son harmonieuse unité. Il y a continuité de la situation perturbée à la découverte de ce qui en a rompu l’unité, de cette constatation à la conception du problème, de la mise en forme du problème à l’élaboration d’une hypothèse en vue de sa solution, de l’expérimentation de celle-ci enfin à la suppression du problème et au rétablissement de la situation. La continuité est donc réelle et pas simplement mentale.
D’autre part, les hypothèses vérifiées deviennent ces vérités, provisoires certes par définition, mais auxquelles le temps confère une sorte d’éternité qui, à la limite, pourrait bien en être une: les vérités tendent d’une manière continue vers la Vérité. Non une Vérité qui est déjà là, mais une Vérité qui se fait. «L’opinion prédestinée à réunir finalement tous les chercheurs est ce que nous appelons le vrai», écrit Peirce, qui précise ailleurs sa pensée: «La vérité est cette concordance d’un énoncé abstrait avec la limite idéale vers laquelle tendra la recherche, qui n’aura pas de fin, pour produire la croyance scientifique, concordance que l’énoncé abstrait peut avoir en vertu de son inexactitude et de son caractère partiel avoués, et cet aveu est un élément essentiel de la vérité.» Il y a donc bien une Vérité, mais on est loin de la «volonté de croire».
4. Une philosophie de la démocratie
Ni la théorie des catégories et des signes de Peirce, ni l’empirisme radical de James, ni l’humanisme naturaliste de Dewey ne sont à proprement parler pragmatistes. Certes, le pragmatisme est une méthode, et son application à la métaphysique peut sembler légitime. Mais quel serait le test de la trichotomie peircienne de la qualité, de l’existence et de la médiation? De l’«expérience neutre» de James? De la «continuité sentie» de Dewey, si proche des «qualités tertiaires» de Santayana? La nature même de la méthode limite ses points d’application. Mais, si elle est par excellence la méthode d’élucidation des significations, elle n’excelle pas moins dans la régulation de la conduite. La relation des moyens et des fins par quoi toute conduite se définit entre indiscutablement dans sa juridiction.
Au niveau des engagements personnels, chacun est seul juge de son application. Et il n’entre pas dans le propos du pragmatiste d’en décider. Sur le plan théorique cependant, il lui revient de dire comment il conçoit la mise en œuvre de sa méthode en morale et en politique. Dewey a plus qu’aucun autre pragmatiste défendu cette idée que la méthode pragmatiste est la règle d’or de la démocratie.
La méthode expérimentale est le modèle de toute démarche qui se veut démocratique. La fin ici ne s’impose jamais de l’extérieur. Ce n’est pas un idéal prédéterminé à atteindre par n’importe quel moyen. La fin, l’idéal, ce sont les conséquences des moyens. Quand le savant propose une hypothèse pour résoudre une difficulté dans une situation donnée, son hypothèse comporte, par définition, les conditions de sa réalisation, autrement dit les moyens dont la mise en œuvre aura pour fin ou conséquence la solution du problème. La fin ou conséquence est l’expression des moyens. Les moyens et les fins sont, comme le stimulus et la réponse, les noms de deux phases ou fonctions d’un même processus. De même que le fait d’imposer une fin à une expérience scientifique la voue à l’échec, imposer une fin à la conduite de l’homme la condamne: c’est la ruine de la science et de la morale. La démocratie est expérimentale. Elle est une mise à l’épreuve constante. Il n’y a pas de démocratie idéale, pas de forme idéale de gouvernement démocratique, car «la démocratie est avant tout un mode de vie partagé, une expérience communautaire». Elle est la réalisation de l’esprit de laboratoire. C’est une «école laboratoire» que Dewey fonda à Chicago en 1896 pour expérimenter ses idées pédagogiques. La Russie en 1917 apparaissait aux yeux de Dewey comme un immense laboraroire d’idées sociales. Mais, quand Staline devint le maître absolu de l’U.R.S.S., Dewey se dressa contre lui, comme il s’était dressé contre Mussolini et Hitler, et dénonça le communisme soviétique comme il avait dénoncé le fascisme et le nazisme. Il rangeait d’ailleurs aux côtés de Mussolini, de Hitler et de Staline les «capitaines de la société capitaliste», qui tous rivalisent d’efforts «pour créer des dispositions et des idées qui conduiront à un but préconçu».
Il ne suffit pas de dire que la fin ne justifie pas les moyens, si par là on entend que la valeur d’un acte réside dans son intention, car dans ce cas on propose une fin subjective pire que l’autre. Il faut donner au mot «fin» le sens qu’il a en science, celui de «fin visée». Les fins visées «sont les conséquences prévues qui apparaissent au cours de l’activité et qui sont employées pour accroître la signification de l’activité et diriger son cours ultérieur».
Qu’on ne dise pas que, ce faisant, on ravale la morale et la politique au rang des sciences expérimentales. Le monde des valeurs n’est pas menacé par la science. Car, bien compris, «les jugements scientifiques ont toutes les caractéristiques logiques des jugements moraux».
Reste l’idéal. Aucun pragmatiste – certainement pas James, mais pas Dewey non plus – ne nie que l’homme est mû par un idéal. Quand il précise que «les fins démocratiques exigent des méthodes démocratiques pour se réaliser», Dewey donne le pas à l’idéal, à la fin sur les moyens. Mais il importe de ne pas confondre l’idéal qui pousse à l’action et que l’on pourrait dire, avec Bergson, «ouvert» et les idéaux concrets d’une société déterminée et qu’on dirait alors «clos». Il s’est agi jusqu’ici de ces derniers. La démocratie, pas plus que la science, ne peut se faire sans cet idéal qui conduit le savant à soumettre ses expériences à l’examen public et l’homme de la rue à mettre sa confiance dans l’«expérience partagée». Cet idéal ouvert est la foi dans les possibilités indéfinies de la nature humaine quels que soient «la race, la couleur, le sexe, la naissance et la famille» de l’homme ou sa «richesse naturelle ou culturelle». Le credo pragmatiste est l’expression de cette foi. «La démocratie, écrit Dewey, comparée à tous les autres modes de vie, est le seul qui croit sincèrement au processus de l’expérience comme fin et comme moyen et comme ce qui est capable d’engendrer la science, qui est la seule autorité sur laquelle on puisse s’appuyer pour diriger l’expérience future et qui libère les émotions, les besoins et les désirs de façon à appeler à l’être des choses qui n’ont pas existé dans le passé. Car tout mode de vie qui échoue dans sa démocratie limite les contacts, les échanges, les communications, les interactions par lesquels l’expérience se raffermit en même temps qu’elle s’élargit et s’enrichit. Cette tâche de libération et d’enrichissement est une tâche qui doit être menée jour après jour. Puisque c’est une tâche qui ne peut avoir de fin tant que l’expérience ne parvient pas à une fin, la tâche de la démocratie est à jamais celle de la création d’une expérience plus libre et plus humaine à laquelle tous participent et à laquelle tous contribuent.»
pragmatisme [ pragmatism ] n. m.
• 1878; all. Pragmatismus, du gr. pragmatikos
♦ Philos.
1 ♦ Doctrine qui donne la valeur pratique comme critère de la vérité (d'une idée). Pragmatisme en politique étrangère (⇒ realpolitik) .
2 ♦ (1907) Doctrine selon laquelle l'idée que nous avons d'un phénomène, d'un objet n'est que la somme des idées que nous pouvons avoir au sujet des conséquences pratiques de ce phénomène, des actions possibles sur cet objet. Le pragmatisme de W. James.
● pragmatisme nom masculin (allemand Pragmatismus, du grec pragmatikos, qui concerne l'action) Doctrine qui prend pour critère de vérité le fait de fonctionner réellement, de réussir pratiquement. (Charles S. Peirce puis William James en furent les promoteurs.) Attitude de quelqu'un qui s'adapte à toute situation, qui est orienté vers l'action pratique.
pragmatisme
n. m. PHILO
d1./d Doctrine qui considère l'utilité pratique d'une idée comme le critère de sa vérité.
d2./d Doctrine selon laquelle l'idée d'un objet est seulement la somme des idées de tous les effets imaginables, pouvant avoir un intérêt pratique, que nous attribuons à cet objet.
d3./d Attitude d'une personne pragmatique.
⇒PRAGMATISME, subst. masc.
A. —PHILOS. Doctrine qui prend pour critère de vérité d'une idée ou d'une théorie sa possibilité d'action sur le réel. Le pragmatisme est en ce sens la négation même de la religion (G. MARCEL, Journal, 1920, p.258). Aujourd'hui la psychanalyse —une psychanalyse assagie —, hier le pragmatisme de James, l'anti-intellectualisme bergsonien... et pourquoi pas? M. Renouvier lui-même!... un certain idéalisme, en somme, réconcilie toutes les croyances (BERNANOS, Joie, 1929, p.645).
B. —P. ext. Comportement, attitude intellectuelle ou politique, étude qui privilégie l'observation des faits par rapport à la théorie. L'anthropologie se complète encore par sa tendance au pragmatisme social qu'elle emprunte à l'eugénique (Hist. sc., 1957, p.1406). Les rapports entre les groupes et les partis ne peuvent manquer d'être affectés par la place respective du pragmatisme et de l'idéologie dans le comportement des formations politiques (MEYNAUD, Groupes pression Fr., 1958, p.184). Le pragmatisme chiraquien dérapait (Le Nouvel Observateur, 30 août 1976, p.21, col. 1).
Prononc. et Orth.:[]. Att. ds Ac. 1935. Étymol. et Hist. 1877 (E. BOUTROUX, Introd. à la trad. fr. de la Philosophie des Grecs de ZELLER, t.1, p.XVI ds LAL. Suppl. 1968, p.1270); 1907 (Nouv. Lar. ill. Suppl.:Le pragmatisme de Peirce et W. James); 1928 «attitude politique fondée sur le réalisme» (F. BALDENSPENCER ds R. de Litt. comparée, t.8, p.134). Empr. au terme de philos. all. Pragmatismus empl. en rapport avec pragmatisch (v. pragmatique) notamment en parlant de la méthode de l'histoire pragmatique (1803 SCHELLING ds LAL. Suppl. 1968, p.1269), puis à l'angl. de même orig. pragmatism empl. par W. James à propos de sa philos. et de celle de C. S. Peirce (qui appela ensuite la sienne pragmaticism) en 1898 (v. NED, LAL. 1968 et LAL. Suppl. 1968). Fréq. abs. littér.:21.
pragmatisme [pʀagmatism] n. m.
ÉTYM. 1878; all. Pragmatismus, grec pragmatikos. → Pragmatique.
❖
♦ Philosophie.
1 Doctrine qui donne les valeurs pratiques comme critère de la vérité (d'une idée).
2 (1907; angl. pragmatism, 1898, W. James). Doctrine selon laquelle le seul critère de la vérité, d'une idée, d'une théorie est sa valeur pratique, son utilité. ⇒ Activisme. || Le pragmatisme de W. James.
0 Il (W. James) ne nie pas que la réalité soit indépendante, en grande partie au moins, de ce que nous disons ou pensons d'elle; mais la vérité, qui ne peut s'attacher qu'à ce que nous affirmons de la réalité, lui parait être créée par notre affirmation. Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout l'essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule telle que celle-ci : tandis que pour les autres doctrines une vérité nouvelle est une découverte, pour le pragmatisme c'est une invention.
H. Bergson, la Pensée et le Mouvant, Sur le pragmatisme de W. James, VIII, 1911.
♦ Abusivt. || Le pragmatisme de Ch. S. Pierce. ⇒ Pragmaticisme.
❖
DÉR. Pragmatiste.
COMP. Apragmatisme.
Encyclopédie Universelle. 2012.