ROMAN FAMILIAL
ROMAN FAMILIAL
C’est dans le livre d’Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros (1909), que Freud inséra un petit texte intitulé «Le Roman familial des névrosés». Le phénomène auquel se rattache ledit «roman» est le processus général de distanciation entre parents et enfants, processus qui, pour Freud, est indispensable et constitue même la condition du progrès de la société. Le roman familial est une activité fantasmatique inconsciente qui se révèle à l’analyse et qui s’apparente au rêve diurne; celui-ci, dit Freud «corrige l’existence» et vise deux objectifs, le désir et l’ambition, auxquels le roman familial satisfait lui-même: d’une part, en effet, il sépare, dans le fantasme, le père et la mère, permettant ainsi l’accomplissement d’une partie des désirs œdipiens; d’autre part, il réalise les souhaits de réussite sociale (le roman familial consiste à s’inventer une autre famille que la sienne propre et à s’imaginer fils de prince, de roi, de riche, quand on est d’une famille modeste).
Le point de départ de ce processus est la compréhension par l’enfant de la différence des sexes et de ses conséquences: pater incertus, mater certissima , telle est la base sur laquelle l’enfant peut édifier le roman. Certes, il est fils de sa mère, mais son père ne peut être «le vrai». Interviennent alors, pour déterminer la figure du père fantasmatique, des rencontres fortuites: l’enfant rencontre le châtelain, le propriétaire terrien, le personnage princier et, dépouillant son père de ses apanages paternels, il les projette sur le personnage rencontré. L’un des bénéfices secondaires de cette opération romanesque est d’ouvrir la possibilité d’incestes avec les sœurs éventuelles, qui, du même coup, sortent du réseau des interdictions sexuelles.
Le texte de Freud se termine par un renversement de perspectives: car, en fait, par ce processus, l’enfant élève ses propres parents, auxquels il emprunte des traits spécifiques qui se reportent sur les parents fictifs; selon un mécanisme qui est constant dans l’inconscient et qui fait qu’un terme se retourne en son contraire, l’abaissement des parents réels s’inverse dans le roman familial en leur surestimation.
Otto Rank étend ce schéma à l’ensemble des mythes héroïques et Freud lui-même, lorsqu’il étudie dans Moïse et le monothéisme (1938) l’histoire familiale du prophète, se sert de la même analyse. On trouve en effet, dans l’histoire du héros sémite, deux structures familiales, l’une modeste, l’autre royale: Moïse a été sauvé des eaux, lui, fils d’une famille juive esclave, par une princesse égyptienne, fille de pharaon; et c’est en prenant conscience de ses origines juives qu’il parvient à s’élever contre le pharaon et à sortir son peuple de l’esclavage. Mais ici le schéma est inversé, puisque la famille «fictive» est modeste et que tout se passe comme si l’on avait affaire à un roman familial à l’envers. Telle est bien, d’ailleurs, la conclusion que tire Freud: «La première famille, celle qui abandonna l’enfant, est certainement imaginaire; c’est la seconde famille, celle où il fut élevé, qui est la vraie.» Par conséquent, Moïse n’était pas un Juif, mais un Égyptien, né dans une vraie famille royale, un chef égyptien qui se serait servi des Juifs comme d’une masse de manœuvre contre le pouvoir en place. Le roman familial est ainsi la pièce maîtresse de cette audacieuse hypothèse de Freud.
La théorie du roman familial en vient à gagner la critique littéraire. Marthe Robert, dans Roman des origines et origines du roman (1971), l’étend à tout le romanesque, chaque œuvre de ce genre littéraire étant un roman familial qui, peu ou prou, invente une famille fictive à la place de la vraie. Déjà Marthe Robert avait étudié dans ce sens Le Château de Kafka et Don Quichotte , dont les errements seraient une fiction «familiale» distordue. Mais c’est surtout par l’analyse des contes et des Märchen qu’elle vérifie la justesse de la conception freudienne. Dans la plupart de ceux-ci, en effet, se retrouve la structure de la double famille, qu’elle fonctionne dans le sens original ou dans un sens inversé qui est celui du modèle mosaïque. «Par l’entremise du jeune homme auquel il réserve les plus dures épreuves et finalement tout le bonheur du monde, l’auteur du conte, donc, se donne un roi pour père, se dit lui-même prince et s’adjuge le royaume qui, pour tout enfant, incarne la plus haute idée de richesse et de puissance» («Contes et romans», in Sur le papier .) Le romanesque devient alors une sorte d’écran où auteurs et lecteurs peuvent projeter dans des histoires de familles fictives des sentiments contradictoires insupportables dans le réel.
● Roman familial fantasme dans lequel le sujet imagine être né de parents de rang social élevé, tandis qu'il dédaigne les siens, pensant être un enfant adopté par eux.
Encyclopédie Universelle. 2012.