STIGMERGIE
On désigne sous le terme de stigmergie un ensemble de réactions automatiques qu’exécutent des groupes d’Insectes sociaux, aboutissant à une œuvre cohérente, exigeant apparemment une étroite corrélation entre les actes. Les enveloppes en forme de montgolfière de certains guêpiers, les rayons de cire des Abeilles, les nids de Termites en sont de bons exemples, et il y en a beaucoup d’autres.
Le comportement des Insectes, et on pourrait le dire de la plupart des animaux, est à base d’actes automatiques, dont les déterminants résident dans les molécules d’acide désoxyribonucléique, ou ADN, incluses dans les chromosomes et véritable mémoire de l’espèce. Ces actes sont déclenchés par des stimuli privilégiés ou significatifs qui sont, parmi les autres stimuli perçus, les seuls réactogènes.
Le problème est de savoir comment des animaux livrés à l’automatisme peuvent accomplir des tâches collectives complexes exigeant une coordination extrêmement précise entre les actes individuels. Le recours à l’expérience s’imposait. On retire de son nid une fraction assez importante de Termites maçons, constructeurs d’édifices ayant une architecture compliquée. Placés dans des conditions favorables à la reconstruction, les ouvriers, au bout d’un temps assez court (moins de 24 h), édifient un nid qui diffère sensiblement de leur logis originel, mais où la reine a sa cellule et où l’ensemble du groupe trouve un abri et satisfait sa lucifugie. La confection d’arceaux en terre, faits de deux ébauches indépendantes, se rencontrant avec une extrême précision, réalisée par des ouvriers aveugles, atteste que les stimulations olfactives, dans le cas des Insectes, apportent des informations bien différentes de celles que perçoivent les chimiorécepteurs des Vertébrés.
Le comportement de construction chez les Termites
Phase d’incoordination
Les expériences ont montré que les maçons ne se constituent pas en équipes de travail. Au début de la construction, les tâches individuelles sont incoordonnées; elles consistent soit en forages, soit en prises de terre, d’abord malaxée entre les mandibules et imbibée de salive, puis déposée sous forme de boulettes sur des supports variés. Les lieux où les boulettes sont déposées ne sont pas tout à fait quelconques. Une réaction à la pesanteur (géotaxie négative) pousse les ouvriers vers les petites éminences du substrat et vers les parois verticales du récipient qui contient la population. Lorsque le groupe possède une reine, les constructeurs, comme tous les autres membres de la société, éprouvent à son égard une vive attraction, et les boulettes se localisent surtout autour d’elle, dessinant grossièrement une ellipse. En l’absence du puissant stimulus qu’est la reine, le comportement constructeur se manifeste dans sa pureté. Il paraît être sous la dépendance (comme tout complexe instinctif) d’une pulsion interne qui devient agissante du fait des circonstances expérimentales dans lesquelles les Termites sont placés. Mais cette activité, dont témoigne la très grande majorité des ouvriers, se traduit par les actes très simples signalés ci-dessus. Les ouvriers sont alors tout à fait indifférents aux actes accomplis par leurs semblables.
Phase de coordination
Lorsque les boulettes de terre, rendues humides par la salive, atteignent sur une surface restreinte une certaine densité, qu’elles soient disposées en ligne (cas d’une surface verticale sur laquelle elles sont collées à la hauteur des ouvriers dressés sur leurs pattes postérieures) ou en amas comptant au moins quatre boulettes, elles constituent un stimulus significatif à l’égard des ouvriers, dont désormais la pulsion a été canalisée, orientée. En effet, tout tas de boulettes encore fraîches exerce une attraction sur les ouvriers qui déposent sur son sommet la boulette de terre qu’ils tiennent entre les mandibules; ils forment de la sorte un pilier vertical. Les ouvriers sont alors soumis à deux stimulations: l’une tient à la forme et au volume de l’amas de boulettes élevé indépendamment d’eux par leurs congénères, l’autre à la position du support sur lequel sont fixées les boulettes, qui déclenche, selon qu’elle est horizontale, oblique ou verticale des réactions différentes: construction d’une lame horizontale ou oblique, édification d’un pilier vertical. À leur tour, les lames et les piliers deviennent des stimuli significatifs, et ainsi de suite.
Dans le cas des Termites, l’animal n’obéit pas à un programme d’informations classées selon un ordre inflexible. La preuve en est donnée par le fait qu’un ouvrier passe avec la plus grande facilité d’une tâche à une autre. Sa réaction, qui est adéquate, dépend du stimulus significatif agissant sur lui, et non d’un acte antérieurement accompli. Par exemple, si tel ouvrier qui participait à la construction d’une cloison horizontale vient à passer auprès d’un pilier en construction, il dépose exactement sa boulette au sommet de celui-ci, tout comme si antérieurement il avait participé à son érection. L’Insecte répond par un acte précis et adapté à l’œuvre en cours au stimulus significatif auquel il est soumis, sans subir l’influence (mémoire) des travaux réalisés auparavant.
L’œuvre, stimulus significatif
Au total, les parties de l’édifice successivement construites exercent directement sur l’individu une stimulation spécifique grâce à laquelle le nid non seulement s’édifie, mais affecte une forme à peu près constante et caractéristique de chaque espèce. À cette stimulation par l’œuvre accomplie et concrète on a donné le nom de stigmergie (du grec stigma , piqûre, et ergon , travail; P.-P. Grassé, 1959).
La réalisation de l’œuvre collective tient non pas à une coordination active des tâches individuelles, mais aux réponses adéquates à des stimuli significatifs qui sont les parties de l’édifice construites d’une manière totalement indépendante les unes des autres par les individus animés de la «pulsion constructive» (tous ne le sont pas).
La notion de stigmergie s’applique aux constructions des Abeilles, des Guêpes et autres Insectes sociaux. Elle montre que l’automatisme ne s’oppose pas à la régulation et à l’adaptation du comportement aux circonstances.
En vérité, le comportement animal ne répond pas à un schéma unique. La théorie objectiviste explique assez bien les conduites qui précèdent l’acte sexuel (encore que le choix des stimuli efficients retenus par l’observateur soit bien souvent arbitraire), mais il ne faut pas lui demander davantage.
La stigmergie explique bien les comportements constructeurs des Insectes sociaux et, semble-t-il, sous bénéfice d’un contrôle expérimental, les comportements nidificateurs d’animaux solitaires, en particulier les Guêpes prédatrices qui paralysent des proies, enfermées dans un terrier, et sur lesquelles elles déposent un œuf. La stigmergie, jusqu’ici, ne paraît convenir qu’aux comportements créateurs d’objets concrets. Elle délivre la psychologie animale des notions de discernement, de plan, etc.
Le système régulateur qu’elle a révélé tient beaucoup moins à des causes actuelles qu’à l’acquisition génétique de réactions exactement adaptées à des stimuli hautement significatifs. Le problème de la genèse d’un tel système, de ses tenants et aboutissants relève du mécanisme même de l’évolution, mécanisme à l’égard duquel règne une très grande incertitude.
Encyclopédie Universelle. 2012.