SUGER
Suger, abbé de Saint-Denis de 1122 à sa mort, a laissé un triple héritage: il a donné à l’unification nationale, centrée en puissance dans le domaine royal, une tâche civilisatrice, à l’art gothique la prise de conscience de son esthétique, à l’histoire de France les bases de l’archivistique. Son œuvre a eu pour cadre l’abbaye de Saint-Denis, qu’il a réformée dans les cinq premières années de son abbatiat et dont l’église reconstruite devint le monument symbolique de la monarchie française et le modèle du nouvel art gothique. Historien, il a été «créateur d’histoire» auprès de Louis VI et Louis VII, avant de devenir régent de France, en 1147, pour la durée de la IIe Croisade. Administrateur, agronome, diplomate et guerrier, il a conçu de vastes programmes d’art et il en a exposé le message spirituel en critique d’art et en iconographe. Il occupe une place considérable entre les grands abbés du Mont-Cassin et de Cluny, d’une part (au XIe siècle et au début du XIIe siècle), et, d’autre part, Bernard de Clairvaux en France et Wibald en Allemagne, comme lui chefs monastiques et politiques, diffuseurs de nouvelles formules artistiques. L’abbatiale de Saint-Denis, mausolée de la monarchie capétienne et église de pèlerinage d’où partit la IIe Croisade, est la synthèse gothique de Cluny, du panthéon des rois de Léon, de Saint-Jacques de Compostelle et du Mont-Cassin.
«Médiateur et lien de paix»
Ces termes par lesquels le moine de Saint-Denis, qui fut son premier biographe, résume le caractère de Suger s’appliquent à ses multiples activités. Il a restauré l’ordre avec la justice dans les régions ravagées par les féodaux entre la vallée de Chevreuse et l’Orléanais, n’usant de la force qu’à l’extrême limite de la nécessité. Il opéra une retraite mesurée devant les attaques de saint Bernard, forçant bientôt l’admiration et attirant la collaboration de l’abbé de Clairvaux. Après qu’il eut ménagé la retraite d’Étienne de Garlande, le sénéchal de Louis VI, l’influence de saint Bernard put se faire sentir dans les conseils de la monarchie. L’amitié des deux abbés aboutira à la IIe Croisade (dont Suger condamna la direction stratégique et non le principe) et à la préparation d’une croisade de revanche. Suger est ambassadeur auprès du pape Calixte II dans les années où l’empereur Henri V va être obligé de régler les rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel conformément aux vues de l’Église. En France, l’équilibre fut préservé dans ce domaine grâce à une harmonie entre la monarchie et l’épiscopat qui prévint l’explosion d’une nouvelle querelle des Investitures dans le royaume et fit des évêchés de Beauvais, Reims, Châlons-sur-Marne, Laon, Langres, Noyon, où le roi exerce son droit de nomination, les avant-postes d’une fédération française. Quand se dessina en 1124 le danger de coalition germano-anglaise contre le royaume, tous les évêques des sièges limitrophes du domaine royal et la noblesse de Bourgogne et de Champagne se rallièrent autour du roi à Saint-Denis. Louis VI, en recevant des mains de Suger l’oriflamme de Saint-Denis (qui allait rester le drapeau national jusqu’à Azincourt), devenait l’homme-lige du saint patron, protecteur de l’abbaye et du royaume de France. Cependant, Suger garda toute son estime pour Henri Ier Beauclerc; le roi d’Angleterre, ainsi que Thibaut IV de Blois, comte de Champagne, un féodal récalcitrant, comptera parmi les principaux donateurs de Saint-Denis.
L’architecture gothique, art d’harmonie et de synthèse
L’abbatiale de Saint-Denis fut construite pour résorber, sans l’absorber complètement, l’église carolingienne. La façade, «porte du ciel» et portail royal, bâtie la première, à la mort de Louis VI, quand Suger commence à écrire sa vie, fut dédiée le 9 juin 1140, au cours d’une cérémonie placée sous le signe de l’union des personnes divines dans la Trinité. Après une seconde campagne de trois ans et trois mois, le chevet fut consacré le 11 juin 1144 par les pairs ecclésiastiques et les évêques du royaume avec l’assistance de l’évêque de Cantorbéry, entourant le roi de France «très chrétien», christus Domini (l’oint du Seigneur). Louis VII éleva lui-même les reliques de saint Denis et de ses compagnons de la crypte dans les nouvelles châsses installées dans le chœur, «cité du Grand Roi» (Psaume XLVII, 3). Les extrémités occidentale et orientale enchâssèrent ainsi, dans le double écrin de constructions rendues lumineuses par d’abondantes percées, la nef carolingienne, qu’il n’y a nulle raison de se représenter obscure et qui était une relique monumentale, parce que ses murs passaient pour avoir été consacrés par le Christ. L’harmonie entre les parties avait été ménagée selon «des calculs et des tracés géométriques». Les anciennes murailles qui servaient de trait d’union entre les deux extensions en recevaient aussi l’illumination, car «brille ce qui est brillamment relié à des parties brillantes de lumière». Sous le portail central, consacré au Jugement dernier, les portes de bronze doré devaient éclairer les esprits afin qu’«à travers les lumières de vérité» (les mystères de la mort et de la résurrection du Christ, sculptés sur les panneaux) ils puissent se rendre jusqu’à la «vraie lumière à laquelle le Christ donne accès». Le maître-autel fut aussi enrichi sur ses côtés de deux bas-reliefs d’or qui s’ajoutèrent à ceux qu’avaient donnés Dagobert et Charles le Chauve, «de sorte que l’autel apparût entièrement entouré d’or». Il y eut peu d’architecture romane dans le domaine royal, et tout s’est passé comme si Saint-Denis, tout en consacrant l’architecture gothique ainsi que l’expression monumentale du nouveau royaume en croissance, renouait avec l’architecture carolingienne, ressuscitant la colonne antique comme norme des proportions et développant la notion d’espace en vision de lumière. Suger envisagea même la croisée d’ogives comme le lien jeté entre les deux parois de la travée dont l’unité repose dans le Christ, pierre d’angle et clé de voûte dans l’œuvre d’édification spirituelle, qui va de pair avec la construction, de plus en plus élevée, de l’édifice matériel.
Métaphysique néo-platonicienne de la lumière
Suger eut une forte et vibrante conception de la beauté comme forme lumineuse émanant de la source divine et permettant, par la contemplation d’objets transfigurés par la lumière, de remonter vers son origine dans une anabase, ou anagogie , de moins en moins sensible et de plus en plus intellectuelle. C’est l’esthétique de Plotin et des néo-platoniciens. Ce sera celle de Robert Grosseteste et de saint Bonaventure. Elle est tirée du traité de Denys l’Aréopagite sur la Hiérarchie céleste. Un hasard, qui fit autant la fortune de Saint-Denis que la foire du Lendit, restaurée à l’abbaye en 1109, voulut que l’auteur de ce traité, un Syrien qui vécut vers l’an 500, fût confondu avec le Denys converti par saint Paul à Athènes, et ce dernier avec le martyr du IIIe siècle, dont la légende fit un apôtre contemporain du Christ. Les œuvres de Denys le pseudo-Aréopagite avaient été traduites et commentées sous l’abbatiat d’Hilduin (814-841), puis par Jean Scot Érigène. L’entreprise fut reprise par Hugues de Saint-Victor et Jean Sarrazin à l’époque de Suger. L’esthétique dionysienne est le troisième aspect que prit sous Suger le retour à la renaissance carolingienne (la reconstruction de l’abbatiale et la résurrection légendaire de Charlemagne dans le Pèlerinage de Charlemagne , son modèle latin, et le Pseudo-Turpin en constituant les deux autres composantes). Elle a inspiré la commande d’œuvres où l’or baignait de ses reflets les pierres précieuses, perles, gemmes et émaux, et l’implantation d’un chevet à neuf chapelles rayonnantes, à l’image des neuf chœurs d’anges de la Hiérarchie céleste , où la pierre se dématérialise en sertissure d’une paroi de verrières continues et convergentes. Les taches des vitraux diaprent les douze colonnes isolées dans le demi-cercle du déambulatoire; ces colonnes furent montées, pour symboliser les douze Apôtres, au-dessus d’autres colonnes qui, dans l’ombre de la crypte, figurent les douze prophètes.
Symbolisme sugérien de la révélation
La symbolique incorporée dans les programmes de construction et de décoration à Saint-Denis renoue, par l’intermédiaire de l’esthétique dionysienne des «lumières», avec la typologie qui servit de méthode iconographique à l’art paléochrétien et à l’art carolingien. Elle est fondée sur la correspondance entre les signes inscrits dans l’Ancien Testament et les actes miraculeux et fondateurs des sacrements dans la vie du Christ. Par exemple, le signe tau est le symbole de la croix, du salut et de la rédemption dans le baptême. Les ombres de la Loi contiennent les lumières de la grâce. Dans les mystères chrétiens se dévoilent les promesses cachées sous la matérialité des événements de l’Ancienne Alliance. La compréhension du monde créé et la découverte du sens eschatologique de l’histoire sont rendues possibles à travers un système de voiles et d’écrans; Dieu a disposé dans l’univers et le long du temps la chaîne des symboles qui, en tamisant sa lumière, empêchent que la révélation n’en soit aveuglante. L’homme entrevoit les mystères comme suspendus en filigrane dans la lumière-couleur, la couleur n’étant que la brisure irisée du rayon à la source invisible contre la matière. Les matériaux splendides jetaient Suger dans une transe contemplative étrange, suscitée par les radiations enfouies dans ces condensations matérielles de la lumière et par la vision de la cause dernière. Ils lui paraissaient les mieux appropriés à la transsubstantiation opérée dans le sacrifice de la messe, qui répète le drame de la Rédemption, et il y voyait les réceptacles du divisionnisme lumineux inhérent à la structure du cosmos. Le phénomène du passage de la matière à la lumière, sous-jacent au changement du vin en sang sacramentel, se manifeste merveilleusement dans le calice fait d’une coupe de sardonyx moiré, d’origine alexandrine, qu’il fit monter (cf. art GOTHIQUE, pl. II). Dans les verrières de Saint-Denis, les symboles de l’Ancien Testament et les mystères du Nouveau se confrontent comme des miroirs de saphir. À la grande croix implantée à l’entrée du chœur, œuvre que l’on ne connaît que par des descriptions et qui mesurait près de cinq mètres, le Christ d’or, à la poitrine ruisselante de rubis, cloué par des saphirs au-dessus de gerbes de pierres précieuses et de perles, dominait un pilier carré émaillé de soixante-huit plaques composées comme des médaillons polylobés de vitrail et explicitant les «types» de l’Ancien Testament et les «antitypes», ou révélations, du Nouveau. Quelques splendeurs du trésor de Saint-Denis sont encore réparties entre la galerie d’Apollon du Louvre et le cabinet des médailles de Paris. Le vase de porphyre transformé en aigle par l’addition d’ailes de bronze est la métamorphose d’un objet en objet d’art chargé du sens anagogique de l’oiseau solaire.
Suger
(v. 1081 - 1151) moine français; abbé de Saint-Denis en 1122. Conseiller de Louis VI, princ. ministre de Louis VII, il fit construire une nouvelle égl. abbatiale à Saint-Denis et écrivit en latin des livres historiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.