CAMPANIE
La Campania felix , célébrée par les écrivains latins, n’a que peu de rapports avec la Campanie actuelle, et les voyageurs du XVIIIe siècle qui allaient admirer les ruines de Pompéi ne songeaient certes pas aux solitudes pastorales du Matese ni même aux vertes vallées de l’Irpinia. La Campanie, c’était pour eux la plaine fertile qui s’étend de Capoue à Nocera, Naples et la zone côtière. Mais la province moderne (avec ses 13 595 km2) est bien plus vaste: elle va du Garigliano jusqu’aux Pouilles et englobe les hauteurs de l’Apennin méridional. Constituée sans tenir compte des critères géographiques et historiques, elle est l’association administrative de cinq provinces: celles d’Avellino, Salerne, Bénévent, Naples et Caserte.
Mais l’histoire importe plus que les caprices du cadastre. C’est la Campanie traditionnelle qui nous intéresse, et, même en la limitant ainsi, nous nous trouvons en face d’un monde très complexe: tête de pont de la colonisation grecque, elle est devenue, après le passage des Étrusques et des Samnites, l’image du raffinement de la société romaine. Au Moyen Âge, elle est le terrain d’expérience où se mesurent les civilisations de l’Orient et de l’Occident: Byzantins et Lombards, Souabes et Musulmans. Puis ce sont les Normands, les Angevins, les Aragonais, les Espagnols et les Bourbons. L’histoire de la province se confond avec celle de Naples, sa capitale. Des influences si profondes, des bouleversements si divers ont-ils pu donner une civilisation originale?
Grecs et Étrusques
C’est en Campanie que les Grecs implantèrent pour la première fois leurs colonies sur le sol italien. Installés d’abord à Ischia (Pithécusses), ils s’établirent entre 750 et 725 avant J.-C. sur le rocher de Cumes, acropole naturelle à l’orée de la plaine campanienne. Comptoir de commerce, mais surtout colonie de peuplement, Cumes fonde Dicéarchée (Pouzzoles), Parthénopé, qui laissera bientôt la place à Neapolis («nouvelle ville»), qui devient le centre politique de la région. La colline solitaire de Cumes garde peu de traces de sa grandeur passée (bases du temple d’Apollon, antre de la sibylle); déjà, sous les Romains, elle n’était plus que le lieu sacré des oracles, mais la légende et l’histoire se mêlent à une nature virgilienne pour en faire un pèlerinage plein de poésie.
À l’autre extrémité de la Campanie, vers le sud, Paestum, de fondation plus récente, ressuscite vraiment la Poseidonia des Grecs. Le mur d’enceinte qui court sur plus de quatre kilomètres et surtout les trois magnifiques temples en font l’ensemble grec le mieux conservé de l’Italie méridionale. Les métopes du Musée qui proviennent du sanctuaire d’Héra à Silaris ajoutent les prestiges de la sculpture à la grandeur de l’architecture. Enfin, découvertes en 1968, des fresques remarquables renouvellent notre connaissance de la peinture grecque en Italie.
Mais si les Grecs règnent sur la mer et les îles, dès le VIe siècle les Étrusques se sont installés à l’intérieur des terres; des fouilles plus récentes dans les régions de Santa Maria Capua Vetere (l’antique Capoue), Nola et Nocera ont apporté des précisions sur cette domination qui dura jusqu’à ce que, à la fin du Ve siècle, les Samnites descendus des monts rétablissent le pouvoir des Italiques. Les déesses mères du musée de Capoue, statues de tuf grossier, symbole de la fécondité, expriment de façon primitive et puissante la vitalité et l’originalité des autochtones.
Civilisation romaine
Sur cette terre, les Romains, dès le IVe siècle avant J.-C., vont fonder leurs premières colonies: Terracine, Calès (l’actuelle Calvi); mais c’est une implantation encore fragile (qu’on se souvienne de la deuxième guerre punique et de la victoire d’Annibal en 216 av. J.-C.) qui ne sera définitive qu’au Ier siècle avant J.-C. La Campanie devient alors entièrement romaine et, sous Auguste, elle forme avec le Latium la Ire Région. La conquête de l’Orient et de l’Égypte l’ouvre à toutes les influences du bassin méditerranéen et y développe une vie commerciale intense. La douceur du climat, la fertilité d’une terre volcanique cultivée comme un jardin la font choisir par les riches Romains et les empereurs comme lieu de villégiature.
Depuis que, vers le milieu du XVIIIe siècle, ont commencé les fouilles systématiques de Pompéi et d’Herculanum, ces deux villes au sud de Naples, détruites par l’éruption du Vésuve en 79, ont la réputation de rassembler toutes nos connaissances sur l’architecture urbaine antique. Certes, la résurrection est étonnante: les rues creusées d’ornières, les villas au décor somptueux à l’abri de leur jardin silencieux, les ateliers de tissage, les monuments publics nous révèlent les travaux et les jours de deux villes de province du grand empire.
Cependant, la fascination exercée sur les imaginations par ces cités mortes ne doit pas faire négliger la région au nord de Naples, ces champs Phlégréens qui sont le creuset de l’antique civilisation campanienne. Poètes et écrivains y trouvent leur inspiration; l’Averne, aux eaux immobiles, est l’entrée des Enfers; le cap Misène est lié au souvenir du trompette du pieux Énée; c’est près du lac Lucrin que Tacite place le dramatique récit de la mort d’Agrippine. Le développement de la civilisation industrielle a malheureusement altéré la physionomie de cette côte, mais il faut voir encore, à Pouzzoles, le «temple de Sérapis» qui est en fait le marché public; Baïes est une véritable cité thermale dont le luxe rappelle que la ville fut résidence impériale. Non loin du port militaire de Misène, creusées dans la colline, s’élèvent les arcades de la Piscina mirabilis , citerne aux proportions gigantesques.
Complexité du Moyen Âge
La complexité des forces qui s’exercent en Campanie depuis la chute de l’Empire romain fait du Moyen Âge une des périodes les plus intéressantes de l’histoire de cette province. Du Ve au XIe siècle, c’est la lutte entre les Lombards venus du nord et les Byzantins qui dominent toute l’Italie méridionale. Les Lombards s’installent dans la partie de la Campanie qui correspond à la Terre de Labour (Terra di Lavoro ) et au pays samnite, c’est-à-dire dans la région de Capoue et de Caserte, et font de Bénévent leur capitale; ils créent également le duché de Salerne. Seule Naples réussit à garder une certaine autonomie. Au XIe siècle triomphent les Normands appelés à l’aide par les belligérants. La Campanie fait alors partie d’un regnum Siciliae , et n’a plus de vie indépendante. Les Normands sont remplacés, de 1190 à 1268, par la dynastie souabe des Hohenstaufen dominée par la figure exceptionnelle de Frédéric II, qui fonde en 1224 l’université de Naples. Mais l’opposition des Hohenstaufen aux papes entraîne l’intervention du frère de Saint Louis, et, après les batailles de Bénévent et de Tagliacozzo, les Anjou vont jusqu’en 1442 déterminer le sort de la Campanie. Naples redevient capitale du royaume.
Pendant plusieurs siècles ont donc affleuré les composantes culturelles les plus variées, paléochrétiennes (baptistère de Naples, ensemble de Cimitile), carolingiennes, byzantines, lombardes, musulmanes même, et elles ont suscité des formes d’art d’une extrême complexité. Les ouvrages consacrés à l’art du Moyen Âge en Italie du Sud font avec peine le partage entre les influences lombardes et les influences byzantines: un monument comme Sainte-Sophie de Bénévent, réalisé par un maître lombard sur des schémas byzantins, n’a pas été expliqué de façon satisfaisante.
Il faut ajouter le phénomène d’une portée extraordinaire qu’est en 525 la fondation du Mont-Cassin, et, surtout, au XIe siècle, la construction de l’abbaye par Desiderius. L’influence bénédictine rayonne alors sur toute la Campanie; elle hérite de Rome la forme architecturale traditionnelle du classicisme antique: la basilique; mais c’est de Constantinople que viennent les décorateurs. Les bâtiments du Mont-Cassin ont été détruits, mais l’église de Sant’Angelo in Formis, à quelques kilomètres de Capoue, atteste cette rencontre entre des éléments latins et une décoration byzantine dont témoignent les admirables fresques.
Mais l’hiératisme de Sant’Angelo se colore aussi d’un réalisme local qu’il faudrait chercher, plus marqué, dans les peintures de certaines grottes. Il n’y a pas eu, en Campanie, d’architecture rupestre comme en Lucanie ou dans les Pouilles. Ces petits sanctuaires sont plutôt des oratoires ruraux que des centres érémitiques de type basilien: les peintures de la grotte des Saints, près de Calvi, ont les couleurs naïves des ex-voto populaires, tandis que la splendide Dormition de Santa Maria in Grotta, près de Rongolise, a des accents byzantino-macédoniens. Près d’Olevano sul Tusciano, au sud de Salerne, s’ouvre une immense grotte naturelle avec sept chapelles à coupoles, dont la structure rappelle les trulli des Pouilles. La consécration à saint Michel rattache cet ensemble au célèbre sanctuaire du Gargano et le place sur la route des pèlerinages, ouvert à toutes les influences.
Influences les plus lointaines puisque les Arabes, arrivés par l’intermédiaire de la Sicile, ont eux aussi laissé leur empreinte: coupoles des églises (Gaète, Salerne, Capri et les cités côtières), entrelacs aériens du cloître d’Amalfi ou du palais Rufolo à Ravello, polychromie des pierres de Caserta Vecchia ou de Salerne.
Les «Renaissances»
Il semble que cette histoire si fragmentée ait empêché la Campanie d’être créatrice. Jusqu’au XVIIe siècle, ce sont des artistes étrangers ou venus d’autres régions de l’Italie qui vont déterminer sa physionomie.
Aux XIIIe et XIVe siècles, les Français règnent en maîtres sur l’architecture (dôme d’Aversa, abside de San Lorenzo à Naples, plan provençal de Santa Chiara). Les Anjou invitent les représentants les plus qualifiés de la peinture de leur temps: Simone Martini, Giotto, le Romain Cavallini (fresques de Santa Maria Donnaregina); les sculpteurs sont généralement toscans.
La Renaissance, marquée politiquement par l’avènement des Aragonais, 1442-1503, qui ont profité des luttes dynastiques des Anjou, va-t-elle changer cet état de choses? Il n’en est rien. Alors que le Quattrocento est pour l’Italie du Nord et l’Italie centrale le temps des grandes créations, Naples reste à l’écart: le Château-Neuf fut construit par un artiste français et décoré d’une frise qui est l’œuvre de F. Laurana, venu de Dalmatie. Les liens de Naples et de Florence se multiplient: on copie des ouvrages florentins et Benedetto da Maiano travaille au décor de l’église Sainte-Anne-des-Lombards. Le seul artiste vraiment napolitain, Colantonio, s’inspire des peintres flamands, et par lui s’établissent des rapports inattendus entre les écoles du Nord et la peinture méridionale. Encore une fois, Naples accueille, diffuse, mais ne crée pas.
Les gouvernements se succèdent; des Aragons, le royaume de Naples passe aux Espagnols. En 1738, les Bourbons deviennent rois de Naples et de Sicile et le resteront (hormis les parenthèses jacobine et napoléonienne) jusqu’à l’unité de l’Italie. Naples, capitale, concentre les activités artistiques de la Campanie. La vraie «Renaissance méridionale», c’est celle du XVIIe et du XVIIIe siècle: Caravage venu de Rome va susciter les forces qui animeront les artistes de Naples. Le musée de Capodimonte, les innombrables églises témoignent de la vitalité de l’école napolitaine. Mais, pour découvrir les fastes de la peinture baroque, il suffirait presque d’aller, sur la colline du Vomero, à la chartreuse de Saint-Martin: le réalisme de Caravage, ses violentes oppositions d’ombre et de lumière sont imités par son disciple direct, Caracciolo, et par l’Espagnol Ribera. Plus sentimentaux, plus proches d’un Guido Reni, voici Stanzioni et B. Cavallino. L’art de Mattia Preti s’inspire de Lanfranco et du Guerchin et est influencé par le colorisme vénitien. Mais la peinture baroque trouve sa plus haute expression dans la chapelle du Trésor: dans la Gloire de Judith, Luca Giordano déploie la technique, le sens de la décoration et l’imagination sans limites qui le caractérisent, et qui sont répandus avec abondance dans tant d’églises de Naples.
Bien entendu, toute la peinture napolitaine n’est pas là. Il faudrait citer encore les paysages romantiques d’un Salvator Rosa et d’extraordinaires natures mortes: fleurs et fruits d’un Porpora et d’un Ruoppolo; poissons aux écailles dorées et bleues d’un Recco.
L’architecture ne reste pas en arrière: Cosimo Fanzago, Solimena, Vaccaro transforment palais, cloîtres et églises. San Felice joue avec les décors de théâtre, les perspectives illusionnistes et anime des grâces du rococo les villas vésuviennes qui n’ont plus guère que le charme des ruines. Fuga a plus de force, et, avec l’hospice des Pauvres, il crée l’architecture fonctionnelle de demain. La simplicité et l’austérité de ses conceptions en font presque un néo-classique. À L. Vanvitelli, l’autre personnalité marquante de cette fin du siècle, Ferdinand IV de Bourbon confiera la construction de la résidence royale. Versailles un peu démesuré, Caserte paraît trop gigantesque et un peu froide, mais ses fontaines aux formes tourmentées ont la liberté des créations de Bernin. La colonie de San Leucio, à quelques kilomètres, domaine du tissage de la soie, est l’exemple d’un urbanisme baroque appliqué à un centre industriel.
«Quand je veux écrire des mots , il se présente toujours des images à mes yeux», écrit Goethe durant son séjour à Naples. Il est vrai que la Campanie a exercé sur les imaginations un attrait extraordinaire: Naples faisait obligatoirement partie du «grand tour» entrepris par les jeunes étrangers désireux de découvrir la civilisation classique. Pompéi et Herculanum sortaient de terre, témoignage d’un passé prestigieux; le Vésuve était le but d’excursions scientifiques; ces rivages heureux étaient ceux des navigations d’Ulysse et symbolisaient la nature méditerranéenne «wo die Zitronen blühn...» Le romantisme transformait les paysages: les gravures du XVIIIe siècle, celles qui illustrent les voyages de l’abbé de Saint-Non, par exemple, en sont la meilleure preuve.
Mais les mirages sont trompeurs et le présent peut décevoir. Les maisons basses, les ruelles sordides cachent parfois trop bien les «délices de Capoue». Bénévent, détruite durant la dernière guerre, est une cité inorganique où les immeubles modernes dissimulent les souvenirs du passé. Naples, aux mains de tant de maîtres différents, transformée, n’a pas le prestige de Rome. Taine remarquait que la grandeur y manque, et Montesquieu pensait qu’on s’y gâte le goût, concluant, trop rapidement d’ailleurs: «On peut voir Naples en deux minutes. Il faut six mois pour voir Rome.» L’industrialisation du Mezzogiorno a transformé la Campanie de Virgile. Naples, avec sa couronne d’usines, a plus de trois millions d’habitants; on découvre du pétrole près des temples de Paestum... La redistribution des terres, conséquence de la réforme agraire, a changé la physionomie des campagnes et l’autoroute les a arrachées à leur isolement séculaire. Mais, en novembre 1980, un tremblement de terre a bouleversé les équilibres difficilement atteints: monuments détruits, villages abandonnés; les maux endémiques de Naples, la spéculation immobilière et le chômage, ont pris encore plus d’ampleur.
La Campanie, qui n’est pas seulement un musée du passé mais une province dynamique et moderne, doit tenir compte de ces conditions difficiles.
Campanie
région admin. d'Italie et région de la C.E., au S. de Rome, sur la mer Tyrrhénienne, formée des prov. d'Avellino, de Bénévent, de Caserte, de Naples et de Salerne; 13 595 km²; 5 731 430 hab.; cap. Naples. Fruits, légumes, vigne, céréale occupent les plaines littorales fortement peuplées, dominées par les hauteurs calcaires de l'Apennin et ponctuées de volcans (Vésuve, champs Phlégréens).
Encyclopédie Universelle. 2012.