ESCHYLE
Le théâtre d’Eschyle a tant de grandeur qu’il fascine et intimide. La profondeur des problèmes qu’il a su lire dans les vieux mythes grecs, l’acuité avec laquelle se traduit chez lui la crainte constante des dieux, la richesse de son lyrisme, aux formes âpres et mystérieuses, tout cela peut y contribuer. Mais ces mérites correspondent aussi à la place qu’occupe Eschyle dans l’histoire littéraire: Eschyle, en tout, marque un début.
Il est, d’abord, le premier tragique – le premier au sens absolu du terme, le premier de tous les temps. Il n’est pas, sans doute, l’inventeur de la tragédie ; on connaît les noms de certains auteurs qui l’ont précédé. Mais il n’y en avait pas eu beaucoup: au moment où naissait Eschyle, le genre tragique venait tout juste d’être officiellement reconnu à Athènes. Et, des diverses tragédies antérieures à Eschyle, pas une n’a été conservée.
Tout se passe donc comme s’il avait été le premier à faire de ce genre encore gauche et récent le moyen d’expression humaine qu’il devait continuer à être pendant tant de siècles: s’il n’en est pas l’inventeur, Eschyle est donc, par là, le créateur de la tragédie.
Il ouvre un genre. Il ouvre aussi une époque. Son œuvre se place au début de ce Ve siècle avant J.-C. qui fut l’âge du rayonnement athénien. Il combattit à Marathon, à Salamine, luttant dans cette guerre médique qui devait sauver sa patrie, puis valoir à celle-ci l’hégémonie, la gloire, bientôt l’empire. Il est de l’âge qui fonde et qui instaure, et son œuvre respire cette ardeur intérieure.
En revanche, il n’a pas participé au grand renouveau intellectuel que devait connaître le Ve siècle. Il est, avant les autres, un Ancien. Il a trente ans de plus que Périclès, et si Périclès fut, dit-on, le jeune chorège qui se chargea de faire représenter Les Perses d’Eschyle, en 472, il venait tout juste de prendre le pouvoir quand Eschyle mourut en Sicile: Eschyle n’a rien connu de la grandeur de Périclès. De même, il a trente ans de plus que Sophocle, quarante-cinq ans de plus qu’Euripide, cinquante-cinq ans de plus que Socrate. C’est bien pourquoi il diffère tant de ces derniers, pourquoi son œuvre rend un son autre. Il a connu la lutte héroïque contre le barbare: ils ont, eux, au contraire, connu les difficultés de la souveraineté sur les Grecs. Il a été formé à la pensée pieuse et morale des sages: ils ont, eux, au contraire, été élèves des sophistes, ils ont connu leurs hardiesses, leurs habiletés, leur intellectualisme. Rien d’étonnant, donc, à ce que, dès la fin du Ve siècle, les Grecs d’alors aient vu en Eschyle le grand poète du passé, sublime, mais déjà archaïque, héroïque, mais déjà loin d’eux.
Entre Eschyle et les autres, on dirait qu’il y a une sorte d’affaissement, que le niveau n’est plus le même. Non pas qu’Eschyle soit nécessairement supérieur aux autres (est-on supérieur à Sophocle?), mais il vit dans un monde plus élevé, il vit en présence des dieux. Tout, chez lui, revêt une valeur symbolique et sacrée. Et ce grandissement intérieur, joint à la concentration altière qui caractérise l’archaïsme, confère à tous les thèmes qu’il aborde une force exceptionnelle. C’est ce dont portent témoignage les sept tragédies qui nous restent de lui – héritage bien mince, si l’on pense qu’il avait fait représenter quelque quatre-vingt-dix pièces (tragédies ou drames satyriques), mais héritage suffisant pour qu’à chaque vers se reconnaissent une manière et une inspiration ne ressemblant à aucune autre.
1. Les cités et les hommes
Le théâtre d’Eschyle traite, en général, des événements humains les plus graves: dans les familles, le meurtre; dans les cités, la guerre. Un des premiers traits originaux de ce théâtre est, en effet, de ne point se situer au niveau des individus. Et tout commence avec la guerre et le destin de la cité.
En vérité, la grande expérience de la vie d’Eschyle avait bien été la guerre deux fois victorieuse contre l’envahisseur venu d’Asie. Et le fait est qu’elle gronde un peu partout dans son théâtre. On la trouve, à peine transposée, dans cette tragédie des Perses , qui est la plus ancienne que nous ayons et qui évoque la victoire, alors récente, des Athéniens à Salamine. On la trouve aussi dans Les Sept contre Thèbes , où est décrite l’atmosphère de Thèbes, assiégée par un des deux fils d’Œdipe. On la trouve encore dans Agamemnon , où l’on assiste au retour du roi, qui vient enfin de prendre Troie et va maintenant payer le prix de sa victoire.
Ces guerres impliquent toutes la mort et la souffrance, même la guerre récente évoquée dans Les Perses , car, là où l’on attendrait un facile chant de victoire, on a une longue plainte sur la misère des vaincus, sur le deuil perse.
Un peu partout dans son théâtre, la brutalité de la guerre est évoquée en formules saisissantes. Eschyle a décrit, dans Les Perses , le carnage anonyme des batailles et ces Grecs qui, à Salamine, «comme s’il s’agissait de thons, de poissons vidés du filet, frappent, assomment, avec des débris de rames, des fragments d’épaves». Il a décrit ailleurs, dans Les Sept contre Thèbes , l’épouvante qui règne dans les villes mises à sac, avec les femmes «traînées, veuves de défenseurs, hélas! jeunes et vieilles à la fois – par les cheveux, ainsi que des cavales». Et, allant plus loin, il a su faire sentir, dans Agamemnon , le scandale de la mort, frappant au loin de jeunes guerriers dont seules reviendront les cendres: «Arès, changeur de mort, dans la mêlée guerrière a dressé ses balances, et d’Ilion, il renvoie aux parents, au sortir de la flamme, une poussière lourde de pleurs cruels – en guise d’hommes, de la cendre que dans des vases il entasse aisément.»
De telles évocations donnent à ses tragédies un arrière-plan que l’on oublie difficilement. Mais il faut ajouter que l’élan intérieur des pièces apporte une contrepartie. La guerre qu’avait connue Eschyle n’était point une guerre fratricide ni dépourvue de sens, comme celle que devaient connaître, cinquante ans plus tard, les contemporains d’Euripide. Aussi ses tragédies reflètent-elles un idéal de vaillance. Elles ont encore la confiance des époques fières. Elles parlent de souffrance, mais aussi de liberté et d’ordre.
Dans Les Perses , la longue plainte sur les vaincus a pour contrepartie l’image, évoquée en quelques mots, d’une Grèce qui lutte pour sa liberté. Et les Athéniens, nous dit-on, «ne sont esclaves ni sujets de personne». La même fierté résonne dans les mots d’Étéocle, quand il demande aux dieux d’épargner Thèbes, cette ville «qui parle le vrai parler de la Grèce». Et lui-même se dresse, au milieu du désarroi des femmes, comme un chef digne de ce nom: impérieux, patriote, pieux, il incarne l’esprit guerrier au service de la cité.
Car il y a, dans le théâtre d’Eschyle, une vivante ardeur civique. Plus encore que dans Étéocle, elle rayonne chez Pélasgos, le roi qui assume, dans Les Suppliantes , la protection des jeunes filles poursuivies par leurs ravisseurs. Il a le respect des dieux et souhaite remplir son devoir envers les suppliantes; mais il a aussi le souci de sa cité. Il ne veut pas la mettre en péril et, malgré les objurgations dont il est l’objet, il exige de la consulter. Aussi représente-t-il la sagesse et le courage, dans un monde régi par la peur.
Plus encore que chez Pélasgos, cet idéal de civisme rayonne dans la fin des Euménides où il est solennellement exprimé par la bouche même d’Athéna.
Là encore, Eschyle aurait pu écrire une pièce de circonstance, puisqu’il s’agit, à propos du jugement d’Oreste, d’évoquer la création du tribunal de l’Aréopage; or la pièce fut représentée en 458 et, à cette date, la jeune démocratie athénienne venait tout juste de réformer ce tribunal pour en amoindrir les pouvoirs. Eschyle y pense, sans aucun doute. Mais son appel est avant tout un grand appel moral à la sagesse et à la justice. Athéna s’en fait l’interprète: «Incorruptible, vénérable, inflexible, tel est le Conseil qu’ici j’institue, pour garder, toujours en éveil, la cité endormie.» Loin des guerres civiles et du désordre, et ne connaissant, comme dit Athéna, «ni anarchie ni despotisme», Athènes doit devenir, grâce à l’Aréopage, la cité même de la justice.
Aux violences de la guerre s’oppose ainsi un idéal de fermeté altière: on pense un peu à ces frontons du temple de Zeus, à Olympie, que l’on sculptait à la même époque; et l’on ne peut guère se défendre d’évoquer la majesté de la figure centrale, ou encore la façon dont la violence des centaures s’oppose à la douce supériorité d’Apollon.
Aussi bien n’est-il pas indifférent non plus que l’ultime leçon des Euménides se trouve promulguée par une bouche divine. Car tout ce que l’on peut dire de la pensée d’Eschyle ou de son art devient faux et caduc si l’on veut en parler sans tenir compte des dieux. En fin de compte, ce sont eux qui imposent les souffrances, punissent les crimes, brisent les hommes ou les maintiennent, et donnent un sens au devenir. Chez Eschyle, les drames humains se jouent sous le regard des dieux et se tranchent selon leur désir.
2. Les dieux
Même si l’on considère la tragédie des Perses , qui est sans doute la plus proche de la réalité vécue, cette présence divine est essentielle. Le véritable auteur de la défaite perse est en effet un dieu: chacun le sait, chacun le dit. Et ce dieu ne peut que punir quelque faute passée. C’est bien pourquoi le chœur, dès le début, s’inquiète. Il revit en pensée l’orgueil de son jeune roi, qui a pu irriter les dieux: «Voilà pourquoi mon âme en deuil est déchirée par l’angoisse.» Et toute la pièce ne fait que confirmer cette crainte, qu’expliquer cette faute.
Dans le monde d’Eschyle, en effet, tout est toujours commandé par l’idée que les dieux sont des arbitres souverains. On voit intervenir dans tout ce théâtre de multiples divinités: Athéna, Apollon, les Érinyes; quant à la tragédie de Prométhée, elle se joue tout entière entre dieux et Titans. On y voit aussi des morts qui reviennent au jour – comme Darius ou Clytemnestre – et une visionnaire en plein délire prophétique – la Cassandre d’Agamemnon . Ceux-là mêmes qui ne sont point prophètes sont parfois hantés de pressentiments. On prie sur des tombeaux. On prie lorsque l’on a peur. On récite de longues suites de noms divins, en un appel réitéré. Ou bien l’on se concentre sur les plus majestueux de tous, en un acte de foi brûlant de ferveur: «Seigneur des seigneurs, Bienheureux entre les Bienheureux, Puissance souveraine entre les Puissances, du haut de ta félicité, Zeus, entends-nous!»
C’est que la toute-puissance divine ne connaît pas de limite. À chaque instant, elle peut intervenir, en bien ou en mal. Et, indéfiniment, Eschyle s’efforce de comprendre et d’interpréter cette toute-puissance en termes de faute et de châtiment.
Il est pourtant une tragédie dans laquelle la toute-puissance de Zeus n’a rien à voir avec la justice, et où elle semble tyrannique: cette tragédie (dont on a discuté l’authenticité) est le Prométhée enchaîné. L’on dirait même à certains égards un réquisitoire d’Eschyle contre la divinité. Le héros de la pièce est le Titan qui, selon la tradition, avait dupé Zeus et dérobé le feu pour le donner aux hommes: Eschyle en fait le héros qui a apporté aux hommes non seulement le feu, mais tous les arts et toutes les sciences. En châtiment de cette générosité, le jeune maître de l’Olympe, Zeus, le fait clouer sur un rocher, loin de tous. Ce Prométhée est une victime. Et la pitié des Océanides qui constituent le chœur ne laisse à cet égard aucun doute. Qui plus est, Eschyle n’a pas hésité à introduire à côté de Prométhée une autre victime, Io, la jeune fille changée en génisse et poursuivie, de continent en continent, par une colère qu’elle n’a rien fait pour mériter. Entre ces deux victimes, il n’est aucune place pour la justice divine. Et l’on comprend que la pièce ait pu servir de source aux poètes plus modernes qui ont voulu chanter la révolte de l’homme maltraité par les dieux.
Et pourtant, même là, Eschyle ne s’en tient pas à une telle révolte. D’abord, il n’a point fait de son Prométhée un héros martyr: Prométhée est orgueilleux, violent, sans modération; il lutte contre Zeus de puissance à puissance, de fierté à fierté. Et, d’autre part, Zeus lui-même, ce Zeus si cruel, deviendra un jour moins cruel. Car tout n’est pas fini. L’on sait en effet qu’à la première pièce sur Prométhée – la seule que l’on connaisse – en succédaient deux autres, Prométhée délivré et Prométhée porteur de feu , et que tout s’achevait par un pacte de réconciliation. Même dans le Prométhée , par conséquent (à condition que l’on considère l’ensemble auquel la pièce appartenait), on voit poindre l’idée qu’avec le temps – ce temps qu’Eschyle compte par centaines d’années – la justice, peu à peu, se fait.
Or telle est bien l’idée qui domine toutes les pièces consacrées aux hommes: dans les maux de ces derniers, Eschyle, obstinément, cherche à reconnaître une justice divine.
3. La justice
Eschyle croit à la justice divine. Et en particulier lorsqu’il s’agit de fautes mettant en cause soit le respect des dieux soit la vie des humains. Ses vers résonnent un peu partout du nom des Érinyes, les déesses vengeresses attachées à poursuivre le crime. Et à chaque instant il répète que toute faute est un jour châtiée. «Nul rempart ne sauvera celui qui, enivré de sa richesse, a renversé l’auguste autel de la Justice; il périra.» C’est la vieille croyance grecque à la némésis , mais revue et rendue plus morale; car, pour Eschyle, les dieux ne punissent plus simplement ceux qui s’élèvent trop haut: ils punissent une faute, ils incarnent la justice.
Cela ne veut pas dire que tout soit aisé à comprendre. Eschyle, qui n’a cessé de s’interroger sur les voies de cette justice, le sait mieux que personne: «Le désir de Zeus n’est point aisé à saisir. Mais, quoi qu’il arrive, il flamboie soudain, parfois en pleines ténèbres, escorté d’un noir châtiment, aux yeux des hommes éphémères... Les voies de la pensée divine vont à leur but par des fourrés et des ombres épaisses, que nul regard ne saurait pénétrer...»
De fait, Eschyle évoque une justice qui ne va pas sans cruauté, et dont le principe, pour nous modernes, est parfois assez déroutant.
Car les dieux prévoient de loin. S’il est un mortel qu’ils veuillent perdre, ils lui dressent des pièges, contribuent à son égarement, et l’orientent alors aisément vers la faute qui le perdra. C’est ainsi que les dieux eux-mêmes ont suggéré à Agamemnon de verser le sang de sa fille Iphigénie. Ils ont fait comme Clytemnestre, invitant ce même Agamemnon à pénétrer dans sa demeure en marchant sur la pourpre.
On a donc raison d’avoir peur, de guetter le sens des actes. Et l’on doit d’autant plus trembler que ces mêmes dieux d’Eschyle, une fois la faute commise, ne limitent pas leur colère à l’auteur de cette faute. Par un nouveau trait de cruauté, qui nous gêne beaucoup plus qu’il ne gênait Eschyle, la culpabilité d’un individu s’étend à tous ceux de son sang et se poursuit sur plusieurs générations après lui. Si bien qu’à chaque nouveau malheur les hommes se tournent, inquiets, vers ce passé dont ils ont hérité et qu’ils n’ont jamais fini de payer.
C’est là un aspect caractéristique dans Les Sept contre Thèbes . La pièce était la dernière d’une trilogie: elle était précédée d’une première tragédie, intitulée Laios , puis d’une deuxième, intitulée Œdipe . La tragédie des Sept contre Thèbes relate la guerre qui opposa entre eux Étéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, maudits par leur père. Or tous les drames de la vie d’Œdipe venaient de ce qu’il avait tué son père Laios. Et le responsable des maux de toute cette race était précisément Laios, qui avait engendré un fils malgré l’ordre formel des dieux. On a donc, à la suite, trois générations. Et toutes trois expient la même faute initiale. Quand commence la pièce, on sait qu’Œdipe a maudit ses fils, et qu’ils doivent se tuer l’un l’autre, entraînant Thèbes à la ruine. Est-ce possible? Étéocle est pourtant si pieux, si ferme, si fort, si décidé à sauver la ville!... Une longue description des sept chefs assiégeants, avec leurs emblèmes, tout frémissants d’orgueil, et la description parallèle des héros plus sages que leur oppose Étéocle ne fait que reculer et préparer ce moment décisif où, en face du septième assiégeant, qui est Polynice, se range enfin, cédant à la malédiction, le propre frère de Polynice, cet Étéocle qui, désormais, est entraîné vers le désastre. À l’issue de cette scène, voici que le sort en est jeté: Étéocle combattra son frère. Et il n’ignore pas pourquoi; il reconnaît l’effet des crimes anciens: «Ah! race furieuse, si durement haïe des dieux! Ah! race d’Œdipe – ma race! – digne de toutes les larmes! Hélas! voici accomplies aujourd’hui les malédictions d’un père!» C’est la race, en effet, qui paie; et elle paie ce que le chœur appelle, presque aussitôt après, «la faute ancienne, la faute de Laios».
Cette continuité dans le châtiment est d’autant plus terrifiante qu’elle suppose, à son tour, comme une cascade de fautes. Car le châtiment est bien d’origine divine; mais il ne se réalise que par l’intermédiaire de quelque action humaine, elle-même criminelle. Alors, où s’arrêter? comment finir? comment échapper à cette suite de meurtres et de souffrances? Ce grand problème est celui qui domine la seule trilogie conservée dans son ensemble, L’Orestie .
Comme la trilogie relative à la famille d’Œdipe, L’Orestie s’étend sur plusieurs générations. Elle remonte à des crimes accomplis par le père d’Agamemnon et se compose de trois pièces, où sont évoqués deux nouveaux meurtres commis au sein de cette famille maudite. Dans la première pièce, Agamemnon , le vainqueur de Troie, est assassiné à son retour par sa femme Clytemnestre. Elle a de multiples raisons de le tuer: il a sacrifié leur fille Iphigénie, et elle-même l’a trahi en prenant pour amant Égisthe. Pourtant, la pièce n’insiste pas sur ces mobiles psychologiques; et les chants du chœur ne s’y attardent pas: ils évoquent plutôt le conquérant coupable, les fautes d’Agamemnon, qui font de cet acte criminel un acte de justice. Seulement, comme l’acte vengeur n’en est pas moins criminel, il appelle à son tour une autre vengeance, si bien que la deuxième pièce, Les Choéphores , s’attache à montrer comment, dans le palais en deuil où règne l’usurpateur, Oreste, le fils, surgit enfin pour venger son père. Après un long appel au roi assassiné, il obéit aux dieux en frappant sa propre mère. Le voilà donc coupable malgré lui; et, vers la fin de la pièce, les Érinyes, chargées de punir le crime, lui apparaissent et le mettent en fuite. N’y aura-t-il point de fin? Ce coupable malgré lui devra-t-il payer, lui aussi, pour un meurtre auquel ne présidait aucun mobile bas ou sacrilège? C’est le problème que pose la trilogie et auquel la dernière pièce, Les Euménides , vient apporter une réponse. Oreste y apparaît pourchassé par les Érinyes. Horribles à voir, elles incarnent la loi du talion. Mais Oreste a des protecteurs en la personne des dieux olympiens: Apollon, qui avait ordonné le meurtre, promet son secours et Athéna, sœur d’Apollon, organise à Athènes un jugement en forme; Oreste est acquitté. Les vieilles divinités, convaincues par Athéna, acceptent de se faire les protectrices d’Athènes, où elles feront désormais régner l’ordre par le seul effet de la crainte. À l’orée de tant de crimes, on voit naître une justice humaine.
Tous ces drames relatifs à diverses familles mythiques, dès l’origine vouées au désastre, sont donc autant de méditations sur les voies complexes de la colère divine. Et toutes reflètent une même angoisse, une même foi.
Comment n’aurait-on pas d’angoisse, quand on ne sait jamais quand un dieu va frapper? Et pourtant comment n’aurait-on pas la certitude d’une justice divine, quand on voit tant de coups s’abattre sur les coupables? Et non seulement ces coups s’abattent avec justice: ils s’abattent, en fait, pour le bien même des hommes. Ils sont une leçon de sagesse. C’est ce que le chœur d’Agamemnon appelle une «violence bienfaisante», et Zeus donne pour loi aux mortels une règle cruelle et bonne: «Souffrir pour comprendre.»
4. L’art d’Eschyle
Le mode d’expression adopté par Eschyle correspond admirablement aux tendances de sa pensée. Cette expression a une grandeur qui est à la mesure des sujets qu’il entend traiter; elle concilie, elle aussi, en une tension intérieure pleine de force, l’angoisse et l’ordre.
La structure même des pièces impose cette idée d’ordre. Car elle est ample et simple.
La tragédie, à l’origine, n’utilisait qu’un personnage, qui dialoguait avec le chœur. Il n’y avait pour ainsi dire pas d’action. Puis, le progrès aidant, il y eut deux acteurs, et bientôt trois. Par contrecoup, l’action devenant plus complexe, la part du chœur diminua, les parties lyriques perdirent de leur ampleur. À la limite, chez Euripide, tandis que se développe un véritable théâtre d’intrigue, ces chants deviennent comme des hors-d’œuvre, presque indépendants de l’action.
Chez Eschyle, l’action est encore simple, presque statique. Un seul événement remplit une tragédie. On le voit monter, approcher, éclater, puis se prolonger en de longs commentaires endeuillés. Certaines scènes ne comportent aucun contenu dramatique: ainsi la longue évocation des boucliers des sept chefs, dans Les Sept contre Thèbes , qui occupe quelque trois cents vers. Et il arrive que ce caractère statique s’étende à un pièce entière: dans le Prométhée enchaîné , le héros est, d’un bout à l’autre, cloué sur son rocher et condamné à l’impuissance.
Mais, si chaque tragédie est ainsi consacrée à un événement unique, la pensée d’Eschyle est trop ample pour s’enfermer facilement en un tel cadre: aussi a-t-il, en règle générale, groupé les trois tragédies que l’on présentait au concours annuel en des trilogies. Là, le poids du passé et le sens de l’ensemble s’inscrivent en toute clarté.
Cette signification ainsi inscrite dans la structure même de l’œuvre est, d’ailleurs, mise en relief par les commentaires du chœur qui garde, chez Eschyle, une place prépondérante. Incapable d’agir lui-même, il reflète l’action en une méditation angoissée. Et l’ampleur des parties lyriques qui lui sont attribuées, avec leur savante architecture, contribue à la majesté de l’ensemble.
C’est, en effet, un trait dont on juge mal quand on ne connaît Eschyle que par les traductions, mais qui est profondément caractéristique de son art: ses ensembles lyriques se déploient en vastes constructions d’une rigueur majestueuse. L’ouverture de l’Agamemnon , où le chœur explique son angoisse, occupe ainsi plus de deux cents vers, dont cent cinquante étaient des vers chantés, accompagnés d’évolutions, groupés en strophes et antistrophes, elles-mêmes arrangées en groupes divers, parallèles ou symétriques, alternés, correspondants. De même, la scène d’invocation à Agamemnon, dans Les Choéphores , qui est un appel à un mort, vibrant de ferveur archaïque, comporte près de deux cents vers; ceux-ci se répartissent entre Électre, Oreste et le chœur, en vertu d’une disposition ordonnée: ils forment une série de couplets, dans lesquels le ton, la longueur et le rythme étaient rigoureusement définis par l’ordonnance de l’ensemble.
Cela ne veut pas dire, assurément, que ces chants soient paisibles ni sereins. La majesté, chez Eschyle, est conquise sur l’épouvante. Et, si la structure de ses pièces ou de ses chants implique un sens puissant de l’ordre, son style est, en revanche, gonflé d’une vie violente et d’évocations saisissantes. Riche en mots rares, crépitant d’images multiples, difficile, plein de raccourcis et d’allusions, n’hésitant ni à se donner parfois le ton prophétique, ni à se parer au passage de riches noms étrangers, ni à se resserrer soudain en contrastes brutaux, le style d’Eschyle est à la fois majestueux, étrange et éclatant. Et pourtant, malgré tous ces traits, son caractère direct est unique, et la force des mots semble conférer aux sentiments comme une intensité accrue.
Ainsi retrouve-t-on, dans la forme extérieure de l’œuvre, les deux traits qui dominent l’inspiration d’Eschyle et qui semblent chez lui se renforcer mutuellement, à savoir l’ordre et la passion.
Au cours du Ve siècle avant J.-C., la tragédie s’humanisa. L’action se développa aux dépens du lyrisme. Le style se fit plus familier. La présence des dieux recula. De là sortit un théâtre où les hommes comptaient plus. La tragédie s’attacha à traiter les problèmes moraux qui se posaient à eux – et ce fut Sophocle; ou bien elle entreprit de décrire les rebondissements divers où les entraînaient leurs passions – et ce fut Euripide.
Par là, Sophocle et Euripide étaient plus modernes, plus facilement assimilables. Ce sont eux qui ont inspiré tout notre théâtre classique. Eschyle paraissait alors trop étrange, trop difficile. Mais il semble qu’au XXe siècle la préférence se soit inversée; et peut-être ce qui nuisait naguère au rayonnement d’Eschyle est-il, en fait, ce qui peut nous toucher le plus. Dans des époques où tout est remis en question, où des guerres se déchaînent, où le monde se renouvelle, on redevient plus sensible aux grandes questions humaines soulevées par Eschyle, à la guerre, au mal, au mystère. En même temps, on cesse d’être choqué par les libertés et les bizarreries: au contraire, on les aime; on recherche le dépaysement. Et, sentant que quelque chose craque dans l’univers ordonné d’hier, on aspire à un renouveau intérieur plus ou moins complet: Eschyle est peut-être de tous les tragiques grecs celui qui touche le plus un public moderne, pour la raison même qu’il est le plus ancien.
Eschyle
(v. 525 - 456 av. J.-C.) le plus ancien des trois grands poètes tragiques grecs. De ses 90 pièces, il reste des fragments et sept tragédies: les Suppliantes, les Perses, les Sept contre Thèbes, Prométhée enchaîné et la trilogie de l'Orestie: Agamemnon, les Choéphores et les Euménides. Animé de profonds sentiments religieux et patriotiques, Eschyle représente avec lyrisme la lutte des hommes contre la fatalité.
Encyclopédie Universelle. 2012.