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FRANCISCAINS
FRANCISCAINS

On peut appeler «Franciscains» l’ensemble des religieux qui suivent la règle de saint François d’Assise, qu’ils soient, selon les dénominations françaises, conventuels, franciscains ou capucins.

Les controverses n’ont pas manqué sur la détermination de ce qui appartient en propre aux ordres franciscains, mais, de nos jours où l’on est plus sensible à la relativité des systèmes, à la communication des idées, à l’interdépendance des grands mouvements humains, on est moins porté à vouloir définir ce qui contient en soi plusieurs courants de pensée et aboutit parfois à des mouvements en apparence contradictoires. À l’intérieur du christianisme déjà multiforme, le franciscanisme n’est pas uniforme non plus, mais multiple et souvent insaisissable. Prétendre en rendre raison dans les limites d’une définition est une tentative vaine.

On peut dire cependant que l’esprit franciscain a tendance à donner à l’action priorité sur la recherche intellectuelle, mais à une action mue par la contemplation, elle-même éclairée par un savoir structuré. Il cultive la pauvreté volontaire, mais ne méprise pas indistinctement tout ce qui est créé et connaît l’amour de la nature et de la vie. Il veut concilier l’obéissance, le civisme, le sens de la hiérarchie, avec le sentiment de l’autonomie personnelle, le goût des libertés et l’idéal d’un certain égalitarisme.

Les antécédents historiques

Les origines du franciscanisme doivent être rattachées à ce courant chrétien qu’Albert Schnürer a appelé Armuthsbewegung , le «mouvement de pauvreté». En pleine époque féodale, des chrétiens prirent conscience de l’enrichissement et de la politisation dans lesquels était tombée l’Église d’Occident, tant par l’essor de l’État pontifical que par la restauration de l’Empire romain (querelle des Investitures) et l’accession des prélatures à la grande propriété foncière (menses épiscopales et abbatiales). Non sans peine une réaction s’amorça, mais elle était vouée d’avance à un quasi-échec lorsqu’elle demeurait cléricale et seigneuriale, avec saint Bernard ou saint Robert, comme lorsqu’elle se séparait par trop du «monde», avec Robert d’Arbrissel ou Étienne de Muret. Aussi, d’orthodoxe qu’il fut à ses origines, le «mouvement de pauvreté» se compliqua bientôt d’aspirations manichéennes et millénaristes plus ou moins confuses, qui le transformèrent en un mouvement révolutionnaire et anticlérical s’écartant passablement de la foi commune. Ainsi eut-on d’un côté les ordres religieux réformés ou nouveaux, comme les Cisterciens et les Prémontrés, et de l’autre les sectes bientôt suspectées et persécutées par l’État comme par l’Église: vaudois, albigeois, cathares. L’Europe du Nord semble alors dominée par le courant orthodoxe, tandis que l’Europe du Midi, sans ignorer celui-ci, paraît avoir été davantage atteinte par le flux hétérodoxe. Quoi qu’il en soit, l’ordre franciscain apparaît dans ce climat socioculturel et il en sera profondément marqué.

Le siècle qui précéda l’essor franciscain est caractérisé aussi par un phénomène d’une nature différente: les débuts de la scolastique. La vie intellectuelle de l’Église d’Occident, après la grande époque patristique si brillante pendant cinq siècles, avait connu la même décadence que toute la culture postromaine. Le XIIe siècle amorça un réveil, et s’il est vrai que la vie intellectuelle n’avait jamais été éteinte totalement, elle fut stimulée par ce réveil qui lui proposait d’autres objets. De saint Anselme à l’École de Paris ou à celle de Chartres, sans oublier saint Bernard et ses disciples, les Victorins, Abélard et ceux qui le défendaient, tout au long du XIIe siècle se manifesta une vitalité extraordinaire qui aboutit à Pierre Lombard, et plus tard à la grande scolastique de Bonaventure et de Thomas d’Aquin. Ce mouvement intellectuel, comme le «mouvement de pauvreté», connaît deux courants: l’un restant plus près de la patristique, tout entier voué à la méditation de la Bible et orienté vers la contemplation par l’esprit et le cœur; l’autre moins traditionaliste, curieux des lumières que la pensée païenne ou la raison peuvent apporter à la foi, et intéressé par une contemplation plus notionnelle qu’affective.

Une troisième caractéristique du monde où naît l’ordre franciscain est que la société occidentale passe d’une structure purement rurale à l’organisation urbaine et communale, avec tout ce que cela entraîne dans la vie économique, sociale et politique. La bourgeoisie et le peuple des villes s’émancipent, souvent par la violence, de la domination ecclésiastique ou féodale et s’érigent en communes tantôt dressées les unes contre les autres, tantôt fédérées contre un même rival. Parallèlement, au lieu du troc, qui régissait la plupart du temps l’économie rurale, comme de l’artisanat, limité aux besoins immédiats, s’organise la production de petite industrie ainsi que des marchés réglés en métal monnayé, lequel passe de la main des nobles à celle des bourgeois ou des petites gens et devient un signe de puissance.

Ce monde médiéval qui se transforme, aussi bien dans le domaine religieux que dans les domaines intellectuel et économique, va marquer l’expérience personnelle de François d’Assise, l’influence exercée par ses disciples, l’orientation que gardera toujours l’ordre jusque dans les conflits intérieurs dont il aura à souffrir.

François d’Assise et l’origine des Franciscains

Les sources mêmes reflètent les conflits qui, dès le début, opposèrent les interprètes de l’expérience de François d’Assise et de son enseignement, si bien qu’un certain mystère entoure les origines et le sens du franciscanisme. Il semble que très tôt François d’Assise ait donné les signes d’une mission hors de pair, marquée d’abord par un anticonformisme aigu. Né en 1182 à Assise en Ombrie dans une famille commerçante, il appartient à la bourgeoisie urbaine d’une cité d’importance secondaire, où jouaient les rivalités entre pape et empereur, nobles et bourgeois, catholiques et cathares. François grandit dans une atmosphère tendue et reçoit une éducation traditionnelle, peu adaptée au monde nouveau. Aussi ne tarde-t-il pas à chercher sa voie, se sentant comme en rupture avec la situation qui lui est faite: celle d’un christianisme usé dans une société désorganisée. Il rêve de chevalerie, pour échapper à l’ordre faussement établi. Mais la guerre, la captivité, la maladie, puis une suite de songes, de visions, le font renoncer à ses rêveries. Il rencontre alors le Christ comme une personne actuellement vivante qui s’adresse à lui personnellement. Il sert les lépreux et fait parmi eux la découverte de l’amour des plus pauvres. Puis le crucifix de l’église Saint-Damien lui parle: «François, va et répare ma maison qui tombe en ruine.» François hésite, comprend mal ces interventions de Dieu dans son existence; il quitte ses bruyants compagnons de jeunesse, sa famille qui lui fait un procès, toutes les conventions d’une existence qui lui paraît maintenant à rebours de l’Évangile, et, pendant près de trois ans, il attend la lumière sur sa vraie vie. Il la trouve en comprenant, le 24 février 1209, jour de la Saint-Mathias, le sens des conseils que Jésus donne à ses apôtres: vie errante dans la pauvreté pour être libre et prêcher à toute créature la bonne nouvelle de la rédemption par le Christ. Alors l’imprévu arrive: des compagnons se présentent à lui pour partager son genre d’existence et son apostolat. François leur demande simplement de donner leurs biens aux pauvres et de vivre selon l’Évangile. Il les appelle «Frères mineurs», petits, soumis à tous, les derniers de tous. Ce sont comme lui des jeunes gens d’Assise ou des environs, tant laïcs que prêtres, qui vagabondent, mendient, chantent, réconcilient les ennemis, proclament la parole de Dieu, prêchent la pénitence et l’eucharistie. Ils sont bientôt douze, et vont à Rome demander au pape de confirmer le mode de vie qu’ils ont choisi. C’est déjà toute la réalité du franciscanisme, et jamais ce dernier n’a été aussi pur que durant ces années de 1209 à 1217.

Ce qui advint ensuite peut se résumer en un «passage du mystique au politique». L’élan prophétique de François va s’institutionnaliser et cet affrontement aux structures sera la force du franciscanisme en même temps que sa faiblesse. L’Église, qui cherche sa réforme intérieure sous l’impulsion d’hommes tels qu’Innocent III et Hugolin (le futur Grégoire IX), utilise le dynamisme de François et des siens pour en faire un des moyens de cette réforme. Il en va sensiblement de même avec saint Dominique et sa fondation, inséparable de l’initiative franciscaine. Ainsi, du vivant même de son initiateur, l’ordre franciscain amorça son évolution. La règle définitive est approuvée par Honorius III le 29 novembre 1223; trois ans plus tard, dans son Testament , François témoigne déjà de sa propre nostalgie des origines.

Le Moyen Âge franciscain

Le problème interne à l’organisation de l’ordre, et qui s’impose tout de suite, consiste en la difficulté pour ses membres d’être volontairement pauvres. Les frères veulent le demeurer, mais tout se ligue pour les en empêcher, et d’abord la nécessité d’asseoir leur propre expansion. Autre est la condition économique de la demi-douzaine de premiers compagnons, autre celle d’un grand ordre, adoptant des structures cléricales puis une institution quasi monastique, et sans cesse sollicité de créer des fondations nouvelles, de l’Angleterre à la Syrie et de la Pologne au Portugal. François est mort en 1226, marqué miraculeusement en son corps par des plaies semblables à celles du Christ crucifié. Dès 1230 apparaît, avec la bulle Quo elongati , le premier essai de solution du problème de la pauvreté, solution qui est aussi la première brèche ouverte dans une conception absolue de cet idéal; la bulle prend en considération l’enchaînement des fictions juridiques sur le propriétaire réel des biens meubles et immeubles dont les frères sont usagers. On aboutit ainsi, sous le pontificat de Jean XXII, en 1322, avec la bulle Ad conditorem , à l’institution d’un système de personnes interposées entre les frères et les propriétaires, qui réduit à rien l’idéal initial. Les frères restent à l’écart de bien des préoccupations financières ou économiques, tout en étant à l’extérieur parfaitement «à l’aise», en vivant de mendicité presque exclusive et en organisant des secours pour subvenir à la misère des plus pauvres (monts-de-piété).

Aux XIIIe et XIVe siècles, d’autres problèmes internes se posent au monde franciscain, car la sauvegarde de l’idéal du fondateur ne concerne pas seulement la pauvreté évangélique. Le généralat de saint Bonaventure, maître à l’Université de Paris, a joué un rôle décisif dans l’évolution de l’ordre, qui s’amorce vers 1220 avec l’entrée en masse de clercs dans la fraternité. N’ayant pas connu François ni été formé par lui, Bonaventure laisse de côté une partie de l’idéal non conformiste de l’initiateur. Il entre dans un ordre déjà cléricalisé par le grand nombre des prêtres et des savants qui l’y ont précédé, et il aggrave encore cette cléricalisation en alignant l’ordre – ce que François avait toujours refusé – sur les usages monastiques traditionnels. Les Constitutions de Narbonne (1260) consacrent cet état de choses, ainsi que l’importance des études, la conquête des grades universitaires et d’une situation dans le monde savant où s’organise alors la scolastique. D’ordre mendiant, les Franciscains deviennent un ordre intellectuel où les docteurs et maîtres se multiplient, tels Bonaventure, Duns Scot, Roger Bacon, Guillaume d’Ockham; ce sont eux qui s’imposent. Cela mécontente bien des gens. À l’extérieur, le clergé diocésain voit d’un mauvais œil des religieux venir évangéliser leurs ouailles; les universitaires ne comprennent pas comment les mêmes hommes peuvent appartenir à deux sociétés, leur ordre et l’Université (le problème de la double appartenance tracasse beaucoup le Moyen Âge). À l’intérieur, les vieux compagnons de François et ceux qui ont été formés par eux ressentent une grande tristesse de voir évoluer – mourir, disent-ils – l’idéal primitif. La littérature du genre des Fioretti et de certaines Légendes de saint François – celle des Trois Compagnons , par exemple – reflète cette nostalgie.

Comment ne pas évoquer la place considérable tenue par l’école franciscaine dans l’enseignement et l’expérience spirituelle de l’Église depuis le XIIIe siècle? Si François d’Assise le premier se montre un vrai maître de vie spirituelle, c’est à saint Bonaventure de Bagnorea (1221-1274) qu’il faut donner la première place dans le départ d’une tradition de vie plus encore que d’école. Son Itinerarium mentis ad Deum si souvent traduit et commenté suffirait à lui mériter le titre de «prince de la mystique» que lui accorde la tradition. À sa suite toute une école affective et souvent volontariste, où l’ascèse et la mystique constamment se retrouvent inséparables, fleurira avec les Jacopone de Todi, Harphius, Benoît de Canfield, et cent autres. Leur influence est telle qu’elle portera sur Thérèse d’Ávila et Ignace de Loyola eux-mêmes, et débouchera dans tout un flux de dévotions populaires marqué du caractère de tendresse de l’âme franciscaine quand elle se libère des systématisations intellectuelles.

En même temps que ces «spirituels», les traditionalistes franciscains connus dans l’histoire sous ce qualificatif, inspirés souvent par les rêveries millénaristes de l’abbé cistercien Joachim de Flore (1130 env.-1202), tombent peu à peu dans l’insoumission au pape et dans l’hérésie. Leurs héritiers, les Fraticelles , par surcroît égarés dans la politique, sont condamnés et dissous (1317 et 1323).

Malgré ces vicissitudes, l’apostolat, la sainteté, le service de Dieu et des hommes restent vivaces. Les Franciscains sont partout, dans les cours, à la ville, à la campagne, sur les routes de Chine et dans les caravelles qui cinglent vers le Nouveau Monde. Tandis que les oppositions s’exacerbent en un endroit, les réformes de bon aloi s’amorcent dans un autre. Pendant que l’Église subit l’épreuve du grand schisme d’Occident, le retour à l’observance primitive de la règle se dessine (Brugliano 1334, Mirebeau 1388), s’affirme, s’étend et l’emporte sous l’impulsion de sainte Colette de Corbie ou de saint Bernardin de Sienne (1380-1444). En 1517, après un siècle et demi de travaux et d’arguties, parfois de luttes, Léon X, par sa bulle Ite et vos , sépare les «conventuels» et les «observants», tout en proclamant l’unité de l’ordre et l’unification dans l’observance de toutes les réformes locales.

L’époque moderne

Certes la bulle de Léon X ne met pas plus un terme aux querelles qu’aux scrupules! Des Observants accusent les Conventuels d’avoir divisé l’ordre; beaucoup de «réformés» supportent mal d’être réunis aux Observants, dont ils regrettent l’esprit uniformisant; partout on trouve que l’idéal de François est trahi d’une manière ou d’une autre. Aussi un observant de vingt-huit ans, Matthieu de Basci († 1552), un peu illuminé, veut un retour radical à l’expérience primitive du fondateur. Il est sincère, mais il se fait de François une image chargée d’une tradition qui serait taxée de peu objective au regard des exigences critiques d’aujourd’hui. À la fois ermites, mendiants et prédicateurs populaires, les premiers «capucins», compagnons de Matthieu de Basci, conquièrent droit de cité dans l’Église et le monde et passent bientôt pour les plus vrais disciples du Pauvre d’Assise. Ils n’étaient d’abord autorisés à se recruter qu’en Italie (bulle Religionis zelus , 13 juill. 1528); ils se font connaître et apprécier à l’occasion du concile de Trente, et ont en 1575 leur première maison en France (Paris-Picpus), où ils connaissent une expansion prodigieuse: en 1754, ils comptent 438 couvents et 6 176 religieux. Ils se recrutent dans la plus haute noblesse, entre autres les Joyeuse, les Molé-Champlâtreux, les Marillac, sans oublier le père Joseph Le Clerc du Tremblay, secrétaire de Richelieu. En même temps, les Conventuels se stabilisent et se réforment, mais les Observants ressentent un besoin continu de réforme, ce qui entraîne leur diversification en nombreuses congrégations. Celles-ci ne brisent pas l’unité de l’ordre, qui compte au total 77 000 membres à la fin du XVIIIe siècle. Ces congrégations sont plus connues sous le nom de Riformati en Italie (1532), «Alcantarins» en Espagne (1557), «Récollets» en France (1570).

Toutefois les Franciscains de toutes branches connaissent l’affaiblissement général de la vie religieuse au siècle des Lumières et subissent la Révolution française. Mais au XIXe siècle, l’ordre franciscain se reconstitue peu à peu. En France, les Capucins ouvrent quelques maisons en Provence (1828) et, en 1849, l’Espagnol J. Areso est chargé par le général des Observants de reconstituer l’ordre; en 1852, les Récollets s’y réforment aussi avec l’appui des Riformati italiens; seuls les Conventuels en demeurent absents. Malgré les troubles politiques du temps, les Franciscains reprennent leur rôle de prédicateurs populaires et de missionnaires dans les pays qui s’organisent en chrétientés nouvelles. Leur genre de vie est cependant hésitant et peu modernisé; la multiplicité des congrégations limite leur action en laissant subsister des rivalités devenues sans fondement. Le 4 octobre 1897, par la bulle Felicitate quadam , Léon XIII réunit à nouveau toutes les congrégations de l’observance sous le nom de Frères mineurs (dits Franciscains, en France), laissant aux Capucins et aux Conventuels leur pleine indépendance.

Si riche qu’ait été le passé des Franciscains, témoins du Christ, missionnaires, savants, hommes d’action, ils ne veulent ni se contenter d’un passé glorieux ni risquer de disparaître par inattention au monde d’aujourd’hui. Le deuxième concile du Vatican leur fait d’ailleurs, comme aux autres religieux, l’obligation de s’adapter, aussi bien dans leur vie privée, personnelle ou collective, que dans leurs apostolats multiples. Depuis 1967, des chapitres généraux spéciaux ont rénové, selon les normes du nouveau droit canonique, les Constitutions propres à chaque branche – Conventuels, Franciscains, Capucins. L’occasion est ainsi venue d’un retour aux origines sans pour autant renier sept siècles d’histoire et d’expérience.

L’orientation de base de ce renouvellement est la recherche d’une vie en fraternité , au lieu de la «monasticisation» traditionnelle mais peu fidèle aux origines de 1209-1220. Franciscains et Capucins surtout tendent à renoncer aux grands couvents, pour vivre mêlés au monde en petit groupes où prêtres et non-prêtres collaborent.

Encyclopédie Universelle. 2012.