GUAN HANQING
Guan Hanqing peut être considéré comme le plus grand des dramaturges chinois. Le choix de son nom personnel Hanqing, «sujet des Han», exprime le patriotisme de l’auteur face à la tyrannie mongole qui s’exerçait alors sur le peuple chinois, composé essentiellement des Han. Ce patriotisme se manifeste surtout par l’esprit de révolte qui anime la plupart de ses pièces.
Celles-ci, néanmoins, ne s’inspirent pas uniquement de l’histoire; une critique impitoyable de la société de l’époque constitue l’un des thèmes majeurs de l’œuvre de Guan Hanqing.
Il est le peintre sans indulgence de la réalité contemporaine et, conscient de son rôle d’écrivain engagé, il affirme la primauté de l’intelligence sur la force brutale; il l’exprime en désignant de façon détournée la dynastie mongole par les termes «royaume de Wu» (IIIe siècle de notre ère), dans ces deux vers qui terminent la suite de chansons Libre Cours à mes pensées :
DIR
\
Brandissant mon pinceau
Je ne crains pas de défier au combat l’armée
[du roi Sun de Wu./DIR
La vie d’un lettré
Guan Hanqing naquit à Dadu, la «Grande Capitale», aujourd’hui Pékin. Il connut d’abord la domination des Jin, qui régnèrent de 1115 à 1234 puis celle des Mongols (1280-1368). Par son nom d’origine, Guan, il se considérait comme le descendant du fameux général Guan Yu, défenseur, au IIIe siècle, du royaume de Shu des Han.
Les quelques renseignements qu’on possède sur sa vie sont en majorité tirés du Lu gui bu ou Registre des esprits de Zhong Sicheng, daté de 1330, qui fournit, pour chacun des dramaturges de cette époque, une courte note biographique et la liste de ses œuvres. L’édition courante de cet ouvrage a laissé croire, pendant très longtemps, que Guan Hanqing avait été fonctionnaire de l’Office impérial de médecine, mais on sait maintenant que ce n’était pas lui, mais sa famille, qui appartenait à cet office. Cela lui permit néanmoins de figurer au cinquième rang dans la hiérarchie des dix classes imposées à la population par l’administration mongole. Sa qualité de lettré l’aurait relégué au neuvième rang, entre les prostituées et les mendiants, preuve du mépris dont les conquérants accablaient les intellectuels. Il perdit sa femme vers la cinquantaine et, dans un poème dédié à son fils, exprima le chagrin que lui causait ce deuil. Il avait pour amis le poète Wang Heqing, les dramaturges Fei Junxiang, Liang Jinzhi connu aussi comme médecin et surtout Yang Xianzhi auquel il demanda souvent conseil pour ses œuvres dramatiques, d’où le surnom de Yang le Rapiéceur donné à ce dernier. Il voyagea dans le Henan et visita Hangzhou, quelques années après la prise de cette ville par les troupes mongoles en 1279.
Un dramaturge
N’ayant voulu occuper aucun poste officiel, il se consacra à une intense activité littéraire. On connaît de lui de nombreuses chansons, parfois groupées en suites, mais surtout il fut l’auteur de soixante-six pièces de théâtre, dont dix-huit seulement nous sont parvenues. De plus, il dirigeait des troupes dramatiques et montait parfois lui-même en scène. Sa renommée était si grande que son nom personnel devint synonyme de «dramaturge»; ainsi deux de ses contemporains furent appelés, l’un Hanqing le Jeune, l’autre Hanqing du Sud.
Son mérite essentiel est d’avoir transformé le zaju, ou «jeux variés», qui désignait, sous les Song du Nord (920-1126), un spectacle joué par quatre ou cinq acteurs et composé de quatre morceaux indépendants: une ouverture, deux courtes pièces souvent comiques, et un finale. Avec l’aide de contemporains, Guan Hanqing en fit une véritable pièce en quatre actes, développant un même sujet. Grâce à cette innovation, le siècle des Yuan a vu naître les chefs-d’œuvre du théâtre chinois.
Les dix-huit pièces conservées peuvent se diviser en trois catégories selon leur contenu: cinq pièces sociales, six pièces historiques, sept pièces d’amour.
La comédie amoureuse
Wang jiang ting , Le Kiosque donnant sur le fleuve , est une comédie qui exalte la fidélité et l’intelligence d’une femme toute dévouée à son mari. Un fonctionnaire, veuf depuis peu, a épousé en secondes noces une jeune veuve. Un tyranneau, piqué de jalousie, accuse faussement le mari d’avoir manqué à son devoir, en s’adonnant à la boisson et en fréquentant les courtisanes. Il obtient le glaive et la tablette d’or, symboles du pouvoir impérial, pour réclamer la tête du malheureux. L’épouse, méconnaissable sous un déguisement, se présente au tyranneau comme une vendeuse de poisson; elle propose d’accommoder elle-même sa marchandise. Séduit par la beauté de l’inconnue, il se met à boire en sa compagnie et s’enivre. Elle en profite pour s’emparer des insignes impériaux, fait éclater la vérité et obtient du censeur impérial qu’il proclame l’innocence de son mari et condamne le coupable à subir la bastonnade.
L’exaltation du patriotisme
C’est en 214 après J.-C., à l’époque des Trois Royaumes, que se situe l’action de la pièce historique Dan dao hui , Armé d’un sabre il se rend au banquet. Lu Su, général de Wu, invite à un banquet Guan Yu, général de Shu des Han. En fait, il veut l’attirer dans un piège pour lui réclamer un territoire. Guan Yu arrive, escorté de son aide de camp qui porte un sabre. Au cours du repas, Lu Su aborde la question litigieuse; Guan Yu fait valoir les droits de son souverain à conserver l’héritage des Han dont il est le descendant. Lu Su donne alors le signal convenu, ses hommes se précipitent dans la salle; mais Guan Yu ceinture son adversaire, brandit son arme. Personne n’ose approcher, de peur de mettre en danger la vie de Lu Su. À l’abri de ce bouclier vivant, Guan Yu quitte tranquillement le camp ennemi et regagne son embarcation. Cette intrigue historique fournit à l’auteur un cadre propice pour faire éclater son patriotisme. En prenant le parti du descendant des Han, il pense moins au souverain du IIIe siècle qu’au peuple Han tout entier, frustré de son patrimoine par les Mongols. S’il exalte l’héroïsme de Guan Yu, c’est pour susciter la venue d’un libérateur, capable de repousser l’envahisseur hors des frontières ancestrales. Conservée dans le répertoire du Kunqu, théâtre de Kunshan, cette pièce se joue encore de nos jours.
La critique sociale
La pièce sociale Dou E yuan , Le Ressentiment de Dou E , est la seule œuvre de Guan Hanqing qui ait été traduite en français. Pour s’acquitter d’une dette, un lettré besogneux donne sa fille Dou E comme bru à la dame Cai. Peu après, Dou E devient veuve. La dame Cai, qui fait métier d’usurière, réclame de l’argent à un de ses créanciers qui essaie de l’étrangler; elle est sauvée par le père Zhang et par son fils, qui veulent, comme récompense, épouser les deux femmes. La dame Cai accepte, mais Dou E refuse. Pour se venger, le fils Zhang met du poison dans un potage destiné à la dame Cai, espérant faire accuser la jeune femme; mais c’est le père Zhang qui le boit par mégarde; il meurt. Le fils accuse Dou E du meurtre. Elle proteste de son innocence jusqu’au moment où le préfet veut faire battre la dame Cai afin de lui arracher des renseignements. Elle se charge alors du crime pour éviter la torture à sa belle-mère, et elle est condamnée à la peine capitale. Avant l’exécution, elle fait trois vœux: que son sang, au lieu de se répandre à terre, jaillisse sur un étendard; qu’il tombe de la neige en plein été pour recouvrir son cadavre; enfin que la sécheresse sévisse trois ans sur le pays. Les trois vœux s’accomplissent. Dans la suite l’ombre de Dou E apparaît à son père devenu inspecteur général de la région; elle se plaint de l’injustice qu’elle a subie. Il finit par faire innocenter la mémoire de sa fille et punir les vrais coupables. C’est là une image, bien sombre, mais pourtant fidèle, de la société chinoise, en cette période où pullulaient l’usure, le brigandage, les erreurs judiciaires, l’incapacité et la corruption des fonctionnaires. Face à ces abus, se dresse l’héroïne de la pièce, qui lutte, seule, jusqu’à la mort et même au-delà de la mort, afin de faire triompher la vérité. Cette œuvre a sa place parmi les plus belles tragédies de la littérature mondiale. Sous le titre de Liu yue xue (La Neige en plein été ), cette pièce est conservée dans le répertoire du Jingju , Opéra de Pékin, et continue à passionner le public d’aujourd’hui.
L’analyse rapide de ces trois pièces permet de saisir les aspects essentiels du génie de Guan Hanquing. Bravant le pouvoir qui punissait de l’exil ou du châtiment suprême ceux qui attaquaient les puissants du jour, il stigmatise les maux infligés au peuple chinois par les conquérants mongols.
Encyclopédie Universelle. 2012.