HAN YU
Homme politique, écrivain, poète, penseur, Han Yu joua un rôle important dans l’histoire de la littérature chinoise dans la dernière période de la dynastie des Tang (618-907). Son mouvement de réforme de la prose chinoise se présente comme un retour à l’antique, qui n’est pas un retour en arrière. Les aspects divers de sa pensée, de sa personnalité, la richesse de son œuvre font de lui d’autre part un des modèles typiques du «lettré» chinois.
La libération par l’Antique
Le nom de Han Yu est étroitement lié au «mouvement de la prose antique» (guwen yundong ), dont il fut le chef de file et le propagandiste le plus éloquent. Ce mouvement s’insurgeait contre la littérature formaliste et raffinée qui s’était élaborée sous les Six Dynasties, et préconisait un retour au naturel et à la sobriété des modèles anciens, c’est-à-dire la prose simple et robuste des philosophes et des historiens jusqu’à la fin des Han. À la différence de ses prédécesseurs qui n’étaient que des théoriciens, Han Yu était avant tout un écrivain, et s’il réussit à imposer le courant nouveau, c’est principalement parce qu’il sut l’illustrer de façon convaincante dans ses propres créations littéraires.
Le terme de «prose antique» ne doit pas abuser: loin de constituer un retour à des formes périmées, il s’agissait en fait d’un développement original de la langue littéraire. Celle-ci s’était figée dans le carcan de la «prose parallèle» (pian wen ) dont les règles très exigeantes aboutissaient à la fabrication d’une sorte d’orfèvrerie verbale et interdisaient l’expression naturelle et aisée d’un contenu vivant. Par opposition à ce formalisme arbitraire, Han Yu prisait chez les prosateurs des Qin et des Han leur tour direct, leur spontanéité et surtout cette idée fondamentale que l’écriture n’est pas un jeu gratuit, mais qu’elle a une fonction morale et pratique de communication et d’enseignement. Ce qu’il faisait ressortir, c’était donc l’attitude des Anciens à l’égard du langage plutôt que leur langage même. Sur le plan des formes, il estimait en effet que l’écrivain devait hardiment se débarrasser de toutes les images reçues et se forger une langue originale.
Le doctrinaire
Pour Han Yu, toutefois, cette libération de la forme ne représentait pas le véritable objectif du mouvement, qui était d’ordre idéologique. Durant les Six Dynasties, s’était progressivement dégagée la notion que la littérature est une discipline spécifique, et les critiques avaient commencé à distinguer entre l’écriture comme instrument de communication (bi ) et l’écriture comme matière d’une création esthétique, c’est-à-dire la littérature au sens propre (wen ). En réaction contre cette conception nouvelle, Han Yu, revenant à l’ancien état d’indistinction entre la chose écrite et l’œuvre littéraire, en exclut la littérature pure et ne la considère qu’en tant qu’elle est véhicule de doctrine (wenyi zai dao ). Réduisant l’activité littéraire à la seule prédication philosophico-morale, cette théorie jettera plus tard le discrédit sur tous les genres littéraires présentant un caractère de gratuité ou de divertissement: roman, théâtre et, dans une certaine mesure même, poésie chantée.
La «prose antique» était donc pour Han Yu la forme la mieux appropriée à diffuser la doctrine antique. Et cette doctrine, que l’écriture avait pour mission de propager, devait être entendue dans un sens très étroit, celui de l’orthodoxie confucéenne. Han Yu se sentait investi d’une mission: à contre-courant de l’éclectisme qui prévalait alors, dans un âge où le bouddhisme et le taoïsme étaient florissants et jouissaient même des faveurs impériales, il entreprit de relever le confucianisme de la relative désaffection où cette philosophie était tombée, et de l’ériger en vérité officielle et unique. Il s’attela à cette tâche avec une éloquence polémique de tribun plutôt qu’avec la réflexion d’un penseur; pour lui, la défense de l’orthodoxie confucéenne consistait d’abord à attaquer le taoïsme et le bouddhisme, à l’égard desquels il préconisait de véritables mesures de persécution – faisant preuve en cela d’un sectarisme fort étranger à l’humanisme universaliste qu’avait enseigné Confucius. Contre le bouddhisme en particulier, il ne recourt pas à des arguments rationnels, mais fait essentiellement appel à des sentiments xénophobes (ainsi, la célèbre admonestation qu’il osa adresser à l’empereur Xianzong pour protester contre l’hommage public rendu par ce dernier à une relique du Bouddha).
Dans le développement de la doctrine confucéenne, la contribution philosophique de Han Yu fut pratiquement nulle. La plupart des penseurs tiennent son œuvre en assez médiocre estime et, depuis Zhu Xi jusqu’à Kang Youwei, se sont accordés pour ne voir en lui qu’un admirable artisan de la langue, habile seulement à rythmer des cadences et équilibrer des périodes. Bilan paradoxal pour un écrivain qui estimait que la seule justification d’une œuvre résidait dans son enseignement et non dans sa forme. Mais si son apport doctrinal fut négligeable, son action de propagande produisit des effets considérables: à un moment où le confucianisme semblait perdre de son rayonnement au profit du taoïsme et du bouddhisme, Han Yu réussit à renverser le courant et prépara ainsi les voies pour le grand renouveau de la pensée confucéenne qui devait se produire sous les Song (de 960 à 1279). Il a aussi sa part de responsabilité dans cette orientation jalouse et chauvine que devait prendre le confucianisme – et cette influence, pour déplorable qu’elle soit, n’en est pas moins importante.
Un homme ligoté
Artisan d’un nouveau langage, meneur éloquent, libre penseur affranchi des superstitions religieuses, champion audacieux qui, pour la défense de ses idées, n’hésite pas à défier l’empereur au péril de sa propre vie: ces divers aspects de la personnalité de Han Yu pourraient faire croire qu’il fut un homme de caractère et un homme libre. En réalité, un regard sur sa destinée ballottée fait entrevoir une image bien différente.
Né à Dengzhou, dans le Henan, orphelin de père dès son plus jeune âge, Han Yu fut marqué par les années difficiles de son enfance. Arrivé dans la capitale, adolescent plein d’ambition, il rongea son frein pendant dix années sans parvenir à percer, et cela malgré une activité intense toute consacrée à organiser sa propre publicité. Finalement, il réussira à entrer dans la carrière mandarinale et s’y élèvera jusqu’aux postes les plus éminents (il devint ministre des Rites), mais cette ascension sera laborieuse et traversée d’orages: deux fois il fut frappé d’une mesure de disgrâce qui vint lui rappeler que, même au sommet, sa position restait toujours précaire. Il lui manquait au fond cette assurance et cette indépendance d’esprit que procurait à la plupart des lettrés la double assise d’un clan familial et d’une propriété terrienne, laquelle, si modeste fût-elle, pouvait servir de havre en cas de tourmente. Han Yu était tout à la fois dévoré par la rage d’arriver et privé de toute position de repli; d’où, tour à tour, ces actions d’éclat et cette promptitude à renier ses positions intellectuelles et morales sitôt qu’il se trouvait dans l’épreuve.
Sa vie durant, il se fit le valet des puissants, il gaspilla le plus clair de son temps et de son génie à composer dans une langue superbe de creuses pièces de circonstance à la louange d’individus qui n’avaient d’autre mérite que d’être riches et influents. Cela n’allait cependant pas chez lui sans mouvements de révolte: il ressentait amèrement ce divorce entre d’une part sa vocation d’intellectuel attaché à la défense intransigeante de la vérité et, d’autre part, l’humiliante prostitution de son talent. Mais il était ligoté de façon d’autant plus étroite qu’il se trouvait divisé intérieurement: tout en appartenant à cette classe d’intellectuels besogneux que la réforme du système des examens avait remis en selle après l’intermède aristocratique des Six Dynasties, Han Yu en fait, par tempérament et par formation, s’identifiait moralement à ces grands aristocrates terriens dont il était devenu le thuriféraire professionnel et, s’il souffrait de devoir perpétuellement les flagorner, il adhérait sincèrement à leur système de valeurs. Tout cela lui compose une personnalité complexe et contradictoire qu’il est malaisé de cerner: esprit réactionnaire, sa réceptivité et son intelligence l’ouvraient pourtant aux courants nouveaux de son époque et lui permirent à divers égards de jouer un rôle de précurseur. Son agilité d’esprit semble cependant ne s’être exercée le plus souvent qu’à la superficie des problèmes.
L’œuvre
L’œuvre en prose englobe les genres les plus variés. Une des raisons de son prestige littéraire tient précisément dans la diversité de son registre: les pédants y trouvent un assortiment de modèles de style appropriés à toutes les occasions. Mis à part quelques élans sincères – telle page où il pleure la mort d’un intime, telle autre où il plaint l’homme de mérite dont les labeurs et les talents n’ont pas obtenu leur juste rétribution –, l’ensemble de son œuvre ne survit guère que par sa langue exemplaire. Dans une civilisation où l’écrit jouit d’un exceptionnel prestige, cet accomplissement est plus considérable qu’il ne paraît à première vue, et il a suffi pour justifier pendant des siècles le véritable culte que les meilleurs écrivains ne cessèrent de lui vouer. Son influence fut profonde et durable: jusqu’à la révolution littéraire du début du XXe siècle, l’essai en prose s’est servi exclusivement des formes qu’il avait imposées.
L’éminence du prosateur ne doit pas faire oublier le poète. Sa poésie a suscité des jugements contradictoires, pour certains même elle ne serait que de la «prose rimée». Il est un fait que Han Yu utilise en poésie des procédés propres à la prose, et c’est d’ailleurs là sa principale originalité. Sa façon d’employer les particules, de placer la césure à des endroits inusités, son goût des rimes rares et des termes insolites, la construction torturée de son vers, tout cela n’est pas toujours d’un effet très heureux, et il y a souvent un contraste fâcheux entre l’excessive recherche formelle et la relative platitude de l’inspiration. Il lui arrive pourtant, sous l’impulsion d’un sentiment vrai, de trouver des accents qui touchent. En tout état de cause, il n’est jamais banal, et cette poésie rocailleuse possède une réelle puissance. On peut lui reprocher un labeur trop concerté, mais on ne saurait nier le caractère radicalement neuf de son entreprise; en un sens, sa poésie présente une création plus originale encore que sa prose.
Après Wang Wei, Meng Haoran, Li Bo, Du Fu, on aurait pu croire les possibilités d’expression de la poésie chinoise épuisées; le mérite particulier de Han Yu et de son contemporain Bo Juyi est d’avoir réussi contre toute attente à renouveler cet art et à lui ouvrir des voies inédites, Han dans le sens d’un baroquisme ampoulé, Bo dans celui de la simplicité et de l’aisance limpide.
Encyclopédie Universelle. 2012.