LOEB (RABBI)
La figure de Rabbi Juda Loeb, que la tradition populaire désigne sous le nom de Haut Rabbi Loeb et l’érudition littéraire par le sigle des initiales hébraïques de son nom (MaHaRal), domine l’histoire spirituelle juive au XVIe siècle, non seulement à Prague, ville où il vécut de longues années et à laquelle son nom reste indissolublement attaché («le Maharal de Prague»), mais pour l’ensemble du judaïsme d’Europe centrale et orientale.
Les événements historiques l’ont associé à quelques-uns des grands moments de la Renaissance ; la légende populaire a brodé, autour de sa personne et de son existence presque centenaire, un mythe dont le Golem occupe la place centrale; son œuvre théologique, rédigée et publiée dans sa vieillesse, connue et cultivée par ses nombreux disciples, mais qui commence à être étudiée scientifiquement depuis les années cinquante seulement, constitue un véritable système philosophique, ouvert à tous les problèmes de son siècle et annonciateur des grandes échappées spirituelles qui, entre le XVIe et le XIXe siècle, mèneront de Jacob Boehme à Hegel.
Un rabbin humaniste
Né à Posen, en Pologne, Yehouda ben Bezalel Loeb est érudit privé dans sa ville natale, avant d’occuper, de 1553 à 1573, les fonctions officielles de rabbin de la province de Moravie, à Nikolsburg. À l’âge de soixante ans, il s’installe à Prague, mais encore à titre privé, et dirige la petite synagogue-école de la «Klaus», méditant et mûrissant une œuvre littéraire dont il commencera la rédaction et la publication à l’âge de soixante-dix ans. En 1592, octogénaire, il quitte Prague pour exercer à Posen les fonctions officielles de Grand Rabbin. Mais cinq années plus tard, c’est à Prague qu’il revient, pour y occuper la même chaire officielle de Grand Rabbin jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans. Cette activité mouvementée s’explique sans doute par l’indépendance d’esprit de Rabbi Loeb, par ses efforts pour aboutir à une véritable «réforme» à l’intérieur de la communauté juive, surtout sur le plan pédagogique où il critique la méthode médiévale et casuistique encore en usage dans les écoles talmudiques et rabbiniques, et trace le programme d’une éducation d’inspiration moderne, conforme aux principes des humanistes non juifs de son siècle.
Car, à Prague surtout, capitale de l’humanisme de l’Europe centrale au XVIe siècle, Rabbi Loeb s’intéresse au renversement de valeurs provoqué par la Réforme, la Renaissance et les grandes découvertes. Contrairement à bien des savants non juifs qui font encore autorité à l’époque, il croit, lui, le rabbin du ghetto, à la révolution de Copernic; il entrevoit les répercussions de la découverte de l’Amérique sur la géographie et la cosmolpgie. Entre 1597 et 1603, qui sont les années culminantes de son activité philosophique, il est en rapports suivis avec Tycho Brahe, que l’empereur Rodolphe II de Habsbourg vient d’appeler et d’installer somptueusement près de Prague. L’un des disciples les plus proches de Rabbi Loeb, David Gans (1541-1613), historien, mathématicien et physicien, est un hôte fréquent de l’observatoire de Tycho Brahe, pour lequel il traduit en allemand les tables d’Alphonse de Portugal, dont on ne possédait plus alors qu’une traduction de l’original latin en hébreu; il s’y lie d’amitié avec Kepler, élève et bientôt successeur de Tycho Brahe, et constitue un trait d’union vivant et continu entre Rabbi Loeb et cet univers astronomique nouveau qu’il décrit avec enthousiasme.
C’est la chronique de David Gans qui rapporte que Rabbi Loeb a été invité au Hradschin de Prague, en 1592, par Rodolphe II, qui le reçut avec grands honneurs et avec lequel il eut un entretien «sur les sujets les plus élevés et les plus secrets que l’on puisse imaginer», selon l’expression du chroniqueur.
La légende et le mythe de Rabbi Loeb
Cette audience absolument exceptionnelle accordée par un empereur à un rabbin, en un siècle où l’intolérance à l’égard des juifs restait de rigueur et n’avait guère évolué depuis son stade médiéval, la date aussi de l’entrevue (1592: un siècle exactement après l’expulsion des juifs d’Espagne, en 1492), son caractère insolite et secret suscitèrent autour de Rabbi Loeb un foisonnement de légendes et firent de lui, déjà de son vivant mais plus encore après sa mort, un personnage véritablement mythique. On se perdait en conjectures sur l’objet «secret» de l’entretien au Hradschin (politique, kabbalistique ou messianique?); on prêtait à Rabbi Loeb des vertus de thaumaturge, de prophète et, surtout, de défenseur de son peuple. Le petit ghetto de Prague devint comme un royaume dont Rabbi Loeb était le souverain et qui représentait, en proportion microcosmique, le macrocosme des espérances messianiques juives.
C’est dans cette atmosphère que, parmi les nombreuses légendes dont Rabbi Loeb était le héros, celle du Golem prit une place centrale. Le Golem, ce robot dont il était, disait-on, l’inventeur, passait pour être le fidèle serviteur de son maître, qu’il ne quittait pas. Sur son front, les trois lettres hébraïques du mot EMeT («vérité») condensaient en elles l’énergie qui faisait de cet automate un être aux réactions humaines. Il suffisait au maître d’arracher la première lettre pour réduire le serviteur en poussière, puisque les deux lettres restantes (MeT ) signifient, en hébreu, «mort».
Quoique les recherches scientifiques menées au XXe siècle par le grand spécialiste de la mystique juive G. Scholem aient permis d’établir que rien n’était fondé historiquement dans cette légende, que le personnagerobot n’avait été construit qu’au début du XVIIIe siècle par un autre rabbin, rien n’a pu séparer la figure du Golem de celle du Haut Rabbi Loeb de Prague. Ce mythe tenace, qui se diffuse depuis plusieurs siècles, a donné naissance à toute une littérature, inspirant poètes, romanciers, historiens et érudits. À Prague surtout, les vestiges de la communauté juive (détruite par les nazis, entre 1938 et 1945, et paralysée ensuite par le stalinisme puis par les événements consécutifs à l’occupation soviétique en août 1968) forment une sorte de grand musée, avec les ruelles du ghetto, la mairie dont l’horloge marque les heures en lettres hébraïques, la Altneuschule – l’une des plus vieilles synagogues, dont le grenier abriterait les restes du Golem –, le cimetière juif, où se trouve la tombe de Rabbi Loeb, et la statue sculptée par l’artiste tchèque Ladislas Saloun, en 1912, que les nazis et les Soviétiques ont épargnée et que l’on voit aujourd’hui encore à l’un des angles de l’entrée monumentale de l’hôtel de ville de Prague, soulignent le caractère mythique dont est revêtu ce personnage aux yeux d’un artiste contemporain. La vision qu’eurent de lui Rainer Maria Rilke et Franz Kafka n’était pas différente de celle du sculpteur.
L’œuvre d’un précurseur
L’œuvre de Rabbi Loeb, éditée de son vivant entre 1580 et 1600, a été certes connue et estimée dès sa parution, mais exclusivement dans les cercles mystiques du hassidisme d’Europe orientale. Les historiens de la pensée juive et l’intelligentsia juive éclairée d’Europe occidentale ont été, durant trois siècles, paradoxalement fascinés par le mythe de Rabbi Loeb. Ils l’ont transposé sur son œuvre, dans laquelle ils n’ont voulu voir qu’un tissu confus de légendes ou d’apologétique populaire.
C’est à partir de 1925 seulement qu’une approche nouvelle de l’œuvre de Rabbi Loeb (désormais communément désigné par le nom de Maharal de Prague) s’est dessinée, accentuée à partir de 1955 par la découverte, à Oxford, de manuscrits inédits et par leur publication actuellement en cours.
Ainsi cette œuvre apparaît-elle maintenant comme l’une des plus importantes de la pensée juive au XVIe siècle. Elle l’est d’abord par la hardiesse de sa structure, mûrement réfléchie; l’auteur s’en explique dans plusieurs préfaces programmatiques qui indiquent suffisamment que l’on est en face d’un système philosophique, à la charpente solidement construite et aisément décelable. L’ensemble est resté inachevé, mais certaines œuvres maîtresses émergent (La Puissance divine , La Gloire d’Israël , L’Éternité d’Israël , Le Chemin de la vie , Les Routes éternelles , Le Puits de l’exil , La Haggadah glosée ), qui permettent de reconstituer un paysage théologique aux ramifications vastes et rigoureusement coordonnées.
La matière sur laquelle le Maharal travaille inlassablement est la Haggadah talmudique ou le Midrash , c’est-à-dire l’immense littérature qui, n’étant ni juridique, ni casuistique, ni rituelle, constitue plus de la moitié du corpus du Talmud. Alors que les écoles médiévales juives avaient tendance à la négliger ou même à la dédaigner, le Maharal la réhabilite en une apologie splendide et va jusqu’à y déceler la philosophie juive par excellence. Au fil d’une exégèse qui creuse les textes en leurs significations profondes, tout en se permettant des digressions allant de la critique des mœurs du ghetto à la polémique ouverte avec des savants juifs contemporains, humanistes comme lui, mais moins fidèles à la pure tradition des maîtres du Talmud, le Maharal de Prague édifie une théologie qui fait largement confiance à la philosophie (Aristote, Avicenne, Maimonide sont souvent cités élogieusement) et à la mystique de la Kabbale (cette référence est plus discrète chez le Maharal que chez ses contemporains de l’école de Safed, en Palestine, tout en constituant le filigrane de sa pensée). Mais, surtout, cette théologie du XVIe siècle est insérée dans une dialectique qui préfigure, d’une manière étonnante, la dialectique trithématique que Hegel développera trois siècles plus tard.
Toute l’échelle de pensée du Maharal tient dans la «contrariété» d’une thèse horizontale, qui confère un pouvoir infini de créativité à l’homme et permet ainsi d’accorder à l’humanisme, à la science, à la recherche, au doute et à la tolérance droit de cité à l’intérieur de la pensée juive, et d’une antithèse verticale, qui aperçoit en Dieu, et en lui seul, l’Absolu écrasant devant lequel l’homme ne peut plus être que prière, poussière, néant. La synthèse surgit du sein même de la contradiction fondamentale en une dimension médiatrice et appelle conjointement Dieu et l’homme à une coopération difficile, mais inéluctable, dans laquelle le Maharal aperçoit l’essence même du messianisme juif, engageant inlassablement l’homme à une existence d’efforts en vue de réconcilier la terre et le ciel. Parmi les instruments privilégiés de ces efforts, le Maharal voit la T 拏rah de Moïse, l’observance de ses commandements, mais aussi l’exil historique du peuple d’Israël en tant que tel parmi les nations, et ses droits inaliénables au rassemblement sur la terre d’Israël, synthèse, elle aussi, de l’esprit et de la matière, du ciel et de la terre.
L’intérêt fascinant de l’œuvre du Maharal de Prague réside dans la densité et la richesse de sa pensée, et aussi dans l’abondance des intuitions qui la parsèment et dont la germination complète ne se fera que bien plus tard. Le Maharal n’est pas seulement, au moins en un certain sens, un précurseur de Hegel; sa définition de l’homme annonce celle de Pascal; sa pédagogie se retrouve en celle de Comenius; son «sionisme» se situe dans la ligne qui mène de Juda Hallévi, au XIIe siècle, aux pionniers et organisateurs de l’État d’Israël, au XXe siècle; sa théologie de l’histoire, enfin, contient des accents qu’on retrouvera dans l’existentialisme croyant de la seconde moitié du XXe siècle.
Encyclopédie Universelle. 2012.