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MILITAIRES (ARTS ET DOCTRINES)
MILITAIRES (ARTS ET DOCTRINES)

La guerre est devenue au cours des siècles l’affrontement de groupes organisés dotés de moyens de défense et d’attaque de plus en plus perfectionnés. Le champ clos de jadis se transforme en champ de bataille, puis en théâtre d’opération terrestre, maritime, enfin aérien. À mesure que la lutte s’étend dans l’espace apparaît la dissociation entre la tactique (art de combiner les moyens militaires au combat pour en obtenir le meilleur rendement) et la stratégie au sens restreint du mot (art de faire converger les moyens militaires sur le champ de bataille jusqu’au moment du combat). À partir de cette stratégie élémentaire et jusqu’à la stratégie globale de l’État, dont la définition est essentiellement politique, apparaissent différents niveaux. Les Allemands appellent stratégie operativ , ou opérationnelle, celle qui concilie les buts de la stratégie et les possibilités de la tactique et de la technique et qui oriente l’évolution de ces dernières pour les adapter aux besoins de la stratégie. Quant à la stratégie militaire classique, Liddell Hart la définit comme l’art d’employer les forces pour atteindre les résultats fixés par la politique.

Les doctrines militaires, qu’elles soient écrites ou déchiffrées à travers les réalités de la guerre, se situent à ces différents niveaux.

Sur le plan tactique, définissant des techniques de combat, elles ont cherché à combiner d’abord choc et mouvement, puis à introduire le feu dans la manœuvre. Elles tentent actuellement d’articuler celle-ci autour du feu nucléaire. Essayant de prévoir les formes d’un futur conflit afin de déterminer les méthodes et moyens de combat adéquats, elles s’interrogent sur la nature de la guerre, sur les rapports qui existent entre la guerre et la technique, la guerre et la politique. Certaines, privilégiant les facteurs que Clausewitz nomme moraux (idéologiques, politiques, sociaux), mettent l’accent sur les motivations, avouées ou non, des antagonistes et sur l’indispensable harmonie des méthodes et du contenu politique de la lutte. D’autres expliquent l’évolution de l’art de la guerre par les innovations techniques qui déterminent des tactiques appropriées et une certaine stratégie. Jamais une telle opposition de conceptions ne s’est plus vigoureusement manifestée que dans le monde contemporain entre les théoriciens de la guerre nucléaire et ceux de la guerre révolutionnaire.

1. Quelques constantes

En filigrane à travers les doctrines se dessinent quelques constantes, sortes de vérités fondamentales qui soulignent combien l’essence du combat est la dialectique de deux volontés.

Un des plus anciens théoriciens militaires dont l’histoire ait conservé le souvenir, Sunzi (VIe s. av. J.-C.), les avait déjà évoquées (L’Art de la guerre , Flammarion, Paris, 1972). D’un enseignement oral qui est à l’origine de tout l’art militaire chinois jusqu’à Mao Zedong se dégagent les principes suivants: imposer sa volonté à l’adversaire, l’obliger à se disperser; agir du fort au faible, et en secret, mais être renseigné en permanence sur l’adversaire; feindre, car tout acte de guerre est fondé sur la duperie (Mao Zedong écrira deux mille ans plus tard: «Tout l’art de la guerre est fondé sur l’art de duper»); fondre comme l’éclair quand l’adversaire se découvre, car la rapidité est l’essence de la guerre.

Dans sa correspondance militaire, Napoléon évoquera souvent les grands principes de l’art de la guerre et rappellera qu’Alexandre, Annibal et César leur ont été fidèles, mais, chef antidogmatique, il ne leur donnera jamais une formulation précise.

Par contre, Foch s’est attaché à les réduire à trois principes fondamentaux, qui, par leur abstraction même, peuvent s’appliquer à toutes les stratégies: économie des forces, liberté d’action, sûreté. L’économie des forces, «c’est l’art de peser successivement sur les résistances que l’on rencontre, du poids de toutes ses forces et pour cela monter ses forces en système», c’est la répartition optimale des moyens en vue de la bataille pour vaincre. Conserver sa liberté d’action, c’est se soustraire à la volonté de l’ennemi, parer à ses entreprises tout en préparant et menant l’action décisive. En bref, «il faut, comme à l’escrime, attaquer sans se découvrir ou parer sans cesser de menacer l’adversaire».

Quelques années plus tard, le capitaine de Gaulle, voulant souligner le caractère essentiellement empirique de l’action de guerre, précisera: «Les principes qui régissent l’emploi des moyens: économie des forces, nécessité de procéder par concentration et, en conséquence, par phases ou bonds, surprise pour l’ennemi, sûreté pour soi-même, n’ont de valeur que par la façon dont ils sont adaptés aux circonstances [...]. Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef [...]. C’est sur des contingences qu’il faut construire l’action.» C’était mettre l’accent sur une autre constante de l’acte de guerre: la nécessaire adaptation des conceptions aux circonstances, grande leçon tirée d’une juste analyse des campagnes de l’Empire. Napoléon estimait que, si la tactique et les évolutions pouvaient s’apprendre dans des traités comme la géométrie, il n’en était pas de même pour la connaissance des hautes parties de la guerre (la partie «divine»): «Il n’y a point de règles précises, déterminées; tout dépend du caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font que les choses ne se ressemblent jamais.»

2. De l’Antiquité aux Temps modernes

Choc et mouvement

Il semble difficile de parler de doctrines militaires pour l’Antiquité grecque ou latine, a fortiori pour la période préhellénique. Les Grecs, si lettrés, n’ont laissé à la postérité que peu d’écrits théoriques sur l’art de la guerre. Perdus les traités de tactique dont les auteurs, au nom peu évocateur, sont salués par leurs émules du IIe siècle après J.-C., Arrien et Élien. Subsistent, de l’époque hellénistique, les écrits d’ingénieurs alexandrins comme Philon de Byzance et Héron d’Alexandrie, consacrés essentiellement à la poliorcétique, art de prendre des villes.

Chez les Romains, beaucoup moins théoriciens qu’hommes d’action, c’est probablement Caton (234-149) qui, le premier, compose un traité d’art militaire, sorte de règlement du service en campagne.

En réalité, les grands textes militaires de l’Antiquité sont les récits homériques, l’Anabase et la Cyropédie de Xénophon, les Commentaires de Jules César. Les trois derniers, exposés de circonstances et de décisions, n’ont aucune prétention didactique, ne font référence ni à des principes ni à des théories. Mais ces expériences du commandement seront lues et commentées pendant des siècles.

À défaut de textes doctrinaux, la connaissance historique des méthodes de combat permet de dessiner une évolution de la pratique militaire et d’en déterminer les facteurs.

Pendant les trois millénaires qui s’écoulent depuis l’utilisation du cheval à des fins guerrières jusqu’à l’apparition de l’arme à feu, aucune innovation technique n’exerce une influence capitale sur l’évolution de l’art de la guerre. L’essence du combat demeure l’action musculaire d’hommes et de chevaux, le dosage entre ces deux éléments constituant un des facteurs essentiels de la variabilité des combats. Et si les méthodes pour mener la guerre changent, elles le doivent parfois à l’initiative de chefs doués, mais plus sûrement à l’évolution des structures sociales et politiques.

À partir du XVIIIe siècle avant J.-C., le cheval et le char étendent le champ d’action des armes. L’utilisation du char comme moyen de combat correspond à l’existence de pouvoirs centralisés (Mycènes, Assyrie, Égypte, Chine), qui confient les chars à une caste militaire spécialisée: la «charrerie». Celle-ci disparaîtra en même temps que l’organisation politique qui l’a fait naître. Le char ne sera plus que le moyen de transport dont parle Homère.

Apparaît ensuite, dans le courant du VIIe siècle avant J.-C., la phalange, bloc monolithique d’hoplites, formation tactique inédite de soldats citoyens et «égaux»; sa force de pénétration réside dans le courage collectif, soudé par un entraînement intensif et par une invention mineure, l’antilabé ( 見益精晴凞見廓兀, ou deuxième poignée du bouclier) qui permet de couvrir le voisin de rang. Parfaitement adaptée aux structures de la cité grecque et réagissant sur elles, la doctrine hoplitique impose un combat à base de fantassins non professionnels, car la guerre n’est pas un métier, mais domaine public. On s’en écarte dès lors que sonne le déclin des cités ou que des activités expansionnistes développent les marines, exigent des armées capables de se déplacer loin et longtemps avec des effectifs que seul le mercenariat permettra de satisfaire. Avec Alexandre et les rois hellénistiques, une stratégie à grand rayon d’action apparaît où la cavalerie et parfois les éléphants jouent le rôle décisif au détriment du fantassin. Mouvement et choc sont combinés pour obtenir la décision.

La doctrine d’emploi de la légion semble avoir été plus immuable. Peu imaginatif, le Romain a emprunté la phalange à la Grèce, ses armements à ses adversaires gaulois et samnites. Mais le bloc compact d’origine phalangique s’assouplit par l’introduction progressive, aux IIIe et IIe siècles avant J.-C., de la tactique manipulaire; cette doctrine d’emploi, née de l’expérience, donne à la légion une articulation et une souplesse internes que sauront utiliser des chefs manœuvriers. Quand un homme de talent comme Scipion l’Africain, sachant modifier son dispositif en cours de manœuvre, accorde à la cavalerie la place que lui refusent la majorité de ses contemporains, il obtient la victoire décisive de Zama (202 av. J.-C.). Mais, passés cet épisode et celui de Pharsale (48 av. J.-C.), l’infanterie légionnaire reste l’instrument essentiel de la puissance militaire de Rome. Au Ier siècle, la mobilité de la légion et l’esprit d’offensive constituent les bases de la doctrine militaire impériale. Grâce à un remarquable réseau de rocades qui permet de se déplacer de l’une à l’autre des frontières, les empereurs disposent d’une liberté de manœuvre par lignes intérieures qui facilite les tâches défensives ou offensives de l’armée. Mais, à mesure que les légions s’identifient aux provinces où elles tiennent garnison, à mesure que s’amplifie le recrutement local, la légion perd sa mobilité. À mesure que le système défensif impérial, fondé sur le principe général de la couverture, fait affluer peu à peu vers le limes les réserves de l’intérieur, quand, après Trajan et Antonin, s’estompe la priorité donnée à l’esprit d’offensive, le limes se cristallise en un mur. Les légions assurent une défense en cordon, sans grandes réserves stratégiques. L’Empire est désormais à la merci des invasions.

Sans doctrine militaire vigoureuse ni pensée stratégique qui permette d’adapter l’outil à la menace, le Bas-Empire ne pourra que succomber devant des adversaires qui donnent la priorité à la mobilité parce qu’ils disposent de grandes réserves de chevaux. La sanglante défaite d’Andrinople (378) devant la cavalerie wisigothe, la menace que font peser aux frontières les escadrons parthes ou perses contraignent les empereurs de Constantinople à accélérer l’évolution vers la primauté de la cavalerie dans le combat. Alors que celle-ci ne représentait que 10 p. 100 des forces romaines, elle atteint à Byzance une proportion de 40 p. 100 et plus et devient, avec ses cavaliers archers, le principal instrument de la manœuvre, l’infanterie n’en étant que le soutien. Sur le plan stratégique, à la notion ancienne de limes linéaire, Justinien oppose un système de points d’appui en profondeur, entre lesquels les troupes montées mènent des opérations «défensive-offensive» et s’opposent aux tentatives d’infiltration.

Codifiant plus volontiers que les Romains, les Byzantins transcrivent tous ces principes doctrinaux dans des traités comme le Strategicon , attribué à l’empereur Maurice (582-602) et qui sera révisé périodiquement jusqu’au Xe siècle.

La prééminence de la cavalerie subsiste pendant tout le Moyen Âge mais sous des formes très diverses. En Occident, où toute autorité se fragmente pour donner naissance au monde féodal, la guerre collective disparaît, le combat s’ordonne autour du chevalier armé.

Par contre, simultanément, en Orient s’affirme une pensée militaire authentique, qui prend ses racines dans l’organisation guerrière mandchoue et qui s’exprime par le truchement des grands conquérants mongols. Gengis Khan (1162-1227) crée une armée à base de cavalerie légère, très mobile et rapide, douée d’une grande autonomie, au commandement décentralisé. Raids sur grands fronts, par colonnes très espacées mais sachant se concentrer à la demande, larges manœuvres de débordement sur les arrières, feintes, ruses, tout témoigne d’une pensée stratégique lucide, d’une organisation efficace, mais sans influence sur le monde clos de l’Occident.

Choc, manœuvre et feu

Pendant des siècles, à travers les doctrines ou les procédés d’emploi, choc et manœuvre s’étaient opposés.

À partir du XIVe siècle, l’apparition de l’arme à feu pose un nouveau problème aux chefs de guerre: comment combiner le feu avec le choc et la manœuvre? La recherche d’une solution limite pendant plusieurs siècles la réflexion doctrinale au niveau de la tactique.

Celle-ci, assoupie, se réveille en même temps que naissent des États structurés qui se dotent d’armées permanentes. Mais elle paraît plus influencée par les souvenirs de l’Antiquité transmis par Végèce que par les nouvelles armes à feu, peu maniables. Les très lents progrès de l’armement, l’affermissement des structures politiques contiennent la pensée militaire dans d’étroites limites. Quand il y a évolution, elle est le fait de chefs sachant innover dans la combinaison des armes, comme Maurice de Nassau et Gustave II Adolphe, ou n’hésitant pas, comme Turenne, à accorder à la manœuvre une place que lui refuse un système d’opérations compassé et articulé autour de places fortes.

Par contre, le XVIIIe siècle est une période capitale dans l’histoire des doctrines militaires. Siècle des Lumières, il incite à la réflexion et à la critique. D’autre part, la généralisation du fusil, l’invention de la baïonnette, l’élaboration de nouveaux systèmes d’artillerie posent avec acuité le dilemme: feu ou choc. C’est la grande querelle des ordres, c’est-à-dire des dispositifs en bataille (ordres mince, profond, oblique, mixte).

L’augmentation de la puissance du feu avait fait adopter, au début du siècle, l’ordre mince sur trois ou quatre rangs afin d’assurer la continuité du feu sans recourir à l’alternance des rangs. L’armée se déployait donc, à distance des forces adverses, sur une longue ligne, puis marchait à l’ennemi en ordre de bataille, avec un grand souci d’alignement. Rigide, le dispositif se prêtait peu à des modifications en cours d’engagement.

Le premier, J. C. de Folard s’insurge contre un système qui rend peu probable une rupture du dispositif adverse. Prônant la recherche de la bataille décisive, prétendant qu’une masse réussit toujours à percer une ligne, partisan du choc, de l’abordage sans tirer, de la décharge à bout portant, il suggère l’emploi de colonnes d’attaque précipitées contre les rangs ennemis.

Cet anticonformiste est lu et discuté, particulièrement par deux grands hommes de guerre: Maurice de Saxe (1696-1750) et Frédéric II. Le premier, plus sensible aux aspects psychologiques du combat qu’aux doctrines a priori, se montre adversaire de la «tirerie» (abus de feu) et de la colonne de Folard. Il donne la priorité à la manœuvre, mais pour éviter la bataille: «Je ne suis pas pour la bataille, surtout au commencement d’une guerre, et je suis persuadé qu’un habile général peut le faire toute sa vie sans s’y voir obligé.» Pour Maurice de Saxe, l’art de la guerre consiste à contraindre l’ennemi à abandonner la lutte sans avoir recours à la bataille. Est-ce l’expression de ce que des théoriciens modernes appelleront «stratégie indirecte» ou n’est-ce que le reflet des coutumes guerrières de l’époque où le combat n’est pas recherché, parce qu’il est coûteux et parce que l’objectif n’est pas la destruction des armées ennemies? Il semble que, pour Maurice de Saxe, il s’agisse de démoraliser l’ennemi par une série de manœuvres préliminaires, mais, précise-t-il, si l’on donne la bataille, il faut la mener à outrance.

Quant à Frédéric II, d’abord influencé par Folard, il cherche à développer la mobilité de son armée en vue du choc et enseigne à sa cavalerie la charge au galop sans tirer. Puis, appréciant peu à peu la puissance de feu, il finit par écrire dans son testament militaire: «Les batailles se gagnent par le feu.» Par l’ordre oblique qui lui permet de placer en potence, sur une aile de l’adversaire, son armée en ligne sur trois rangs et en échelons refusés, il réussit à déséquilibrer le dispositif adverse et combine ainsi feu et choc. Mais il ne parvient à cet ordre oblique qu’après des évolutions extrêmement précises de son infanterie dont les automatismes s’acquièrent par un drill forcené et «les liens de fer d’une discipline atroce» (Lloyd). Ces manœuvres paraissent si exemplaires que la doctrine militaire prussienne se figera pour un demi-siècle. L’enseignement frédéricien devient un dogme que lézardera brutalement Iéna en 1806.

Simultanément, en France, la réflexion doctrinale, très féconde, se traduit par des réformes. Elle trouve sa meilleure expression dans les écrits de J. A. H. de Guibert (1743-1790). Sur le plan tactique, Guibert estime que l’ordre mince, trop rigide, ne permet ni la manœuvre ni le choc, et que l’ordre profond se heurte à l’efficacité croissante du feu. C’est la circonstance qui impose l’emploi de formations en ligne ou en colonne; l’essentiel est de pouvoir passer de l’une à l’autre rapidement. Cette souplesse des dispositifs de combat imprègne le règlement de 1791 qui, entre autres, prévoit la colonne d’attaque. Là est en germe l’ordre mixte que Bonaparte mettra au point sur le Tagliamento en 1797, c’est-à-dire à la fois des formations en colonne et des formations déployées, les colonnes s’intercalant dans des espaces ménagés entre des tronçons de lignes ou se trouvant en arrière, constituant de véritables «réserves de mouvement» prêtes à profiter instantanément de la moindre trouée.

Ce serait méjuger Guibert que de le limiter au rôle d’un talentueux théoricien de la tactique future. Il se hausse au niveau de la «grande tactique», cette notion nouvelle qui apparaît au XVIIIe siècle, à mesure que les armées se fractionnent sur le terrain, et qui est l’art de combiner les mouvements en vue de la bataille. Tant que l’armement n’avait procuré qu’une faible capacité de résistance à un détachement isolé, l’armée ne pouvait se déplacer en sécurité que groupée. L’augmentation de la puissance de feu conférait désormais une certaine autonomie à des détachements. Il paraissait donc possible de fractionner l’armée en « divisions d’armée» qui pouvaient progresser simultanément sur de plus grands espaces, se nourrir plus facilement sur le pays, par conséquent s’alléger et devenir plus mobiles. C’est ce que Maurice de Saxe et le maréchal de Broglie avaient commencé d’expérimenter au cours d’opérations. P. de Bourcet, dans ses Principes de la guerre en montagne , avait déterminé les principes des mouvements de ces détachements. Guibert apprécia à leur juste valeur tous les avantages que tirerait la manœuvre de ce fractionnement. Sous son influence furent créées en France en 1788 les premières divisions permanentes (mixtes: infanterie-cavalerie). Mais il mit aussi en garde contre le danger de dispersion inhérent au principe divisionnaire; la concentration restait la règle d’or.

Enfin, Guibert sut prévoir la nature de la guerre future, qu’imposeront des armées nationales quand «les soldats seront citoyens et les citoyens soldats»: «Si vous faites participer les milices nationales, c’est-à-dire le fond de la nation à la guerre, alors la guerre changera de nature, alors elle se fera à plus grands frais encore [...]. En faisant participer les nations directement à la guerre, la guerre les enveloppera directement de toutes ses horreurs.» Devenant querelles de peuples et non plus «celles d’un ministère et du souverain», la guerre change de nature.

Deux ans plus tard, le conflit éclatait entre l’Europe des rois et la Révolution française, confirmant ce diagnostic.

3. La guerre change de nature

Masse, manœuvre et idéologie

La royauté française expirante léguait à la Révolution une armée dotée d’un règlement de manœuvre (1791), de l’amorce de l’organisation divisionnaire (1788) et d’un armement qui restera en service pendant toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire (fusil 1777 et artillerie Gribeauval). La Révolution remplit ces structures de la masse des citoyens, les anima d’une idéologie dynamique et coiffa la nouvelle armée d’un commandement très centralisé qui finit par tomber entre les mains d’un des plus prestigieux chefs de guerre de tous les temps. Rare conjonction d’une pensée militaire qui avait su anticiper, d’innovations de circonstance imposées par une révolution des structures politiques et sociales, et du talent d’un chef hors du commun. Il s’ensuit une brutale mutation dans l’art de la guerre: les conflits à objectifs limités cèdent le pas à une guerre à caractère politique qui tend vers une guerre totale, c’est-à-dire mobilisant toutes les ressources humaines, psychologiques, économiques, techniques des pays, et aussi vers une guerre «absolue», ainsi que la définira Clausewitz, parce qu’elle met en cause l’existence même des États.

Les révolutionnaires comprennent qu’«à guerre nouvelle, doctrine nouvelle». Saint-Just est le meilleur interprète de cette nécessité, définissant avec netteté l’indispensable harmonie entre les méthodes de combat et le contenu politique de la lutte: «... L’art militaire de la monarchie ne nous convient plus [...]. Si la nation française est pressée dans cette guerre par toutes les passions fortes et généreuses, l’amour de la liberté, la haine des tyrans et de l’oppression [...] le système de guerre des armées françaises doit être l’ordre de choc.» Le choc implique la masse, la passion, l’impétuosité qui fait fi des combinaisons tactiques. Cette méthode de combat est d’ailleurs conforme au tempérament national, à qui ne convient pas une guerre d’automates, mais plutôt le combat des tirailleurs en grandes bandes.

E. Dubois-Crancé par l’amalgame et L. Carnot par son action au Comité de salut public apportent les correctifs nécessaires à une doctrine sans-culotte outrancière. Après les premières désillusions du choc de masses indisciplinées, les armées de la Révolution trouvent dans l’héritage acquis de la royauté un cadre assez souple pour combiner l’efficacité et l’ardeur de l’armée citoyenne. Carnot en formule les principes d’action: primauté de l’offensive, action par surprise, décision rapide, action de masse, «chercher l’art d’attaquer toujours l’ennemi là où il est faible et avec une supériorité de forces telle que la victoire ne puisse jamais être douteuse».

Napoléon Bonaparte ne parla pas autrement. Il est d’ailleurs indissociable de la pensée militaire du XVIIIe siècle et des doctrines révolutionnaires. Nourri des théories de Guibert, élève du baron Du Teil – le père de la doctrine de l’artillerie axée sur les principes de la concentration et de la mobilité des feux –, héritier de l’armée révolutionnaire, Napoléon Bonaparte, avec son génie particulier, va donner, pendant plusieurs années, des solutions enfin satisfaisantes aux deux problèmes essentiels, celui – séculaire – de la combinaison du feu, du choc et du mouvement, l’autre – plus récent – né de l’ordre divisionnaire: concentration et dispersion. Mais les solutions napoléonniennes sont empiriques, nées des circonstances et non pas d’un corps de doctrines.

Napoléon donne l’exemple, pendant quelques années, d’une stratégie de guerre éclair qui mène à la destruction d’un ennemi aveuglé, fixé ou enveloppé. Grâce à une planification poussée, la dispersion des grandes unités en mouvement (divisions, puis corps d’armée créés en 1800) est organisée de manière à assurer les appuis réciproques et à obtenir la concentration au moment où l’adversaire ne peut plus se dérober. Ainsi les opérations qui précèdent la bataille sont plus décisives que la bataille elle-même.

Cette stratégie trouvera ses limites en Espagne et en Russie: la guérilla espagnole, née spontanément et non pas d’une volonté doctrinale, révèle l’efficacité de la «petite guerre», guerre populaire et nationale, antidote d’une stratégie foudroyante, au même titre que l’immensité russe où tout se dissout.

Quant aux Anglais et aux Prussiens, ils mettent au point des parades qui mèneront à la guerre de libération de 1813 et à Waterloo. En Prusse, tout l’effort consiste à forger la nation armée, grâce à la réforme de certaines structures sociales, politiques et militaires. L’armée, meilleur reflet de la nation, en devient le moteur sous l’impulsion de G. von Scharnhorst et du comte Neidhardt von Gneisenau.

Les Britanniques inaugurent une stratégie périphérique qu’autorise leur puissance maritime et qui se traduit par de nombreux débarquements, de la Sicile à la Baltique en passant par l’Espagne. Mais surtout, sur le plan tactique, ils élaborent une doctrine basée sur la précision du tir, beaucoup plus que sur la masse des feux, et sur le choix méticuleux des emplacements de tir (en particulier à la contrepente). Mise au point par Rottenbourg et John Moore, facilitée par l’adoption d’un fusil très précis, adoptée par le duc de Wellington en Espagne, elle révèle toute son efficacité à Waterloo contre les colonnes massives qui montent à l’attaque, sans souci de manœuvre.

Politique, technique et forces morales

La période 1789-1815 est riche d’enseignements. Le souvenir des guerres révolutionnaires et impériales, la manœuvre napoléonienne ont hanté la pensée militaire pendant plus d’un siècle et l’ont hypothéquée gravement pour plusieurs raisons.

Alors que Napoléon excellait à adapter ses conceptions aux circonstances, ses commentateurs comme A. Jomini et les théoriciens du XIXe siècle ont cherché à tirer de ses campagnes des recettes de manœuvre, ce qui était un contresens fondamental.

D’autre part, au cours d’une période relativement brève comme celle de la Révolution et de l’Empire, et peu fertile en innovations, l’armement a pu être considéré comme un invariant. Une analyse trop centrée sur cette époque conduisait à négliger l’impact du facteur technique sur les méthodes de combat, au moment où le développement industriel allait provoquer une accélération du progrès technique.

Enfin tous les théoriciens de la guerre de masse, inhérente au concept de nation armée, durent remonter à la Révolution et à l’Empire pour trouver des références, puisque le cheminement vers la guerre totale a été brusquement interrompu en 1815 et que le XIXe siècle n’a vu éclater que des conflits linités.

L’analyste le plus perspicace de la période 1792-1815 est Karl von Clausewitz, qui en tira une théorie de la guerre (cf. K. von CLAUSEWITZ) dont l’influence persiste encore au XXe siècle. Dépassant le cadre des doctrines militaires proprement dites, cette réflexion sur la nature de la guerre débouche sur une philosophie de la conduite politique et sur une stratégie efficace et rationnelle qui subordonne tout à l’obtention d’une victoire décisive. Théoricien de la guerre, instrument rationnel d’une politique nationale, affirmant la primauté du politique sur le militaire, Clausewitz inspire la doctrine militaire allemande au service de la politique bismarckienne. M. von Moltke crée l’instrument de cette politique. Partisan de l’offensive rapide qui doit mener à la bataille de destruction, Moltke met l’accent sur la planification de la mobilisation et de la concentration qui ne doit rien laisser au hasard, et il utilise le premier les chemins de fer pour rendre cette mobilisation plus rapide. Une fois cette planification établie, il fixe le but à ses généraux et leur laisse ensuite une liberté d’action et une initiative inconnues jusqu’alors dans l’armée prussienne, car, dit Moltke, «à la guerre, tout est incertain dès le commencement des opérations, sauf ce que le général porte en lui-même de volonté et de force d’action».

À partir de 1890, la doctrine allemande ne se réfère plus à Clausewitz que par intermittence et récuse le primat du politique. La guerre apparaît comme une nécessité biologique, ou comme une fatalité, et non plus comme un instrument rationnel de la politique. Ainsi la doctrine stratégique allemande ignore délibérément les conséquences internationales du plan Schlieffen (violation de la Belgique) parce que seul lui importe le rapide écrasement de la France. Celui-ci ne peut être obtenu que par la grande bataille de destruction par enveloppement que A. von Schlieffen, historien de la bataille de Cannes, rêve de renouveler à l’échelle de la guerre des masses. La guerre sera donc courte, puisqu’il faut qu’elle le soit. Et alors que les théoriciens allemands ont justement apprécié les conséquences de la puissance redoublée du feu (mitrailleuse, artillerie lourde) et les implications économiques d’une guerre de masse (F. von Bernhardi, C. von der Goltz), l’état-major se borne à préparer la guerre courte de ses rêves.

Pour d’autres raisons, la doctrine militaire française de la première décennie du XXe siècle arrivera à la même conclusion. Se référant en permanence à Napoléon et, a contrario, à l’inertie des troupes françaises en 1870, elle met l’accent sur l’offensive et les forces morales, l’audace, l’initiative. Foch, bien que polytechnicien, part d’un raisonnement mathématique faux pour établir la supériorité du feu de l’attaquant sur celui du défenseur. Certes, Philippe Pétain et M. E. Debeney insistent sur les conséquences de l’emploi des mitrailleuses et soulignent l’importance du terrain, mais que pèse tout leur enseignement face aux deux conférences du colonel L. de Grandmaison, apôtre de l’offensive? L’armée française est désormais dotée d’une mystique, mais dépourvue d’une doctrine qui ait fait la synthèse des forces morales, de la puissance accrue du feu et des implications de la guerre de masse. «Guerre nationale, guerre à coups d’hommes, guerre à marche violente et rapide», telles sont les caractéristiques de la guerre moderne selon Foch. Et parce que cette guerre est menée par des armées de civils, elle doit être brève, car le pays ne peut se priver longtemps des mobilisés. Tout milite donc à préparer une guerre courte qui mènera, grâce aux forces morales et au 75, à la décision par une manœuvre foudroyante dont les secrets sont à rechercher chez Napoléon.

Quelques semaines après la déclaration de guerre de 1914, l’échec des plans allemand et français conduit les armées à s’enterrer. Pendant trois ans, à coup de «matériel humain» et de munitions d’artillerie, les stratèges cherchent, en vain, à obtenir la percée.

Moteur et guerre totale

Le fait que la guerre ait échappé à ceux qui prétendaient la maîtriser n’implique-t-il pas une faille dans la conception volontariste de Clausewitz? Ayant écrit avant la révolution industrielle, ce dernier n’a-t-il pas sous-estimé le poids du facteur technique? Celui-ci dicterait-il, de manière autonome et indépendamment des choix politiques rationnels prévus par Clausewitz, les conditions concrètes de la guerre?

Il était inévitable que la question fût posée et que soit affirmée la primauté des armements et du matériel dans la guerre. Le colonel J. F. C. Fuller, apôtre de l’arme mécanique, déclarera catégoriquement en 1919: «Ce sont les outils, c’est-à-dire les armes, qui, lorsqu’on a réussi à découvrir ceux qui conviennent, entrent pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes dans l’obtention de la victoire.»

De ces outils, le moteur apparaissait, après 1918, comme le plus capable de modifier les données du combat, en suggérant une mécanisation des forces terrestres et la création de flottes aériennes.

Son utilisation, en 1914-1918, avait davantage contribué à accroître la mobilité stratégique du défenseur (en aidant à accélérer le transport des réserves vers les zones critiques) qu’à améliorer la mobilité tactique de l’assaillant. Et l’apparition, sur le champ de bataille, des chars d’Estienne et de Swinton n’avait pas constitué une surprise technique décisive.

Mais, après 1919, les Anglais J. Fuller et B. Liddell Hart sont convaincus de la nécessité de mécaniques blindées puissamment armées et dotées d’une grande autonomie. Fuller et l’Autrichien von Eimannsberger prévoient l’organisation d’armées de chars déferlant sur grands fronts, soutenues par une infanterie réduite mais transportée à l’abri des balles. Moins excessif, H. Guderian met l’accent sur la coopération étroite des divisions blindées avec les autres armes elles-mêmes motorisées. Quant au colonel de Gaulle, il réclame la création d’un fer de lance blindé, fort de six divisions, servi par des soldats de métier et qui soit l’instrument propre à «créer l’événement». Mais, seul de tous, Guderian peut passer à l’exécution. La théorie du char, élément capital de la décision, ne pouvait en effet trouver son application que dans un concept stratégique résolument offensif. L’outil, prévu et créé par Guderian, en particulier le binôme char-avion, était adapté à la stratégie hitlérienne à base d’initiatives audacieuses et de victoires foudroyantes, c’est-à-dire le Blitzkrieg . Par contre, les théories du colonel de Gaulle, impliquant la création d’un «instrument de manœuvre répressif et préventif sur chenilles», ne pouvaient s’inscrire dans une doctrine française fondée sur le refus de toute initiative et sur l’organisation en profondeur de fronts continus (ligne Maginot), héritée des expériences de 1917-1918. «Couverte par le front continu, écrira Pétain en 1935, la nation a le temps de s’armer pour résister d’abord, pour passer à l’attaque ensuite.»

En autorisant la création de flottes aériennes, le moteur pouvait aussi donner de nouvelles dimensions à la guerre. Pour le général italien G. Douhet comme pour l’Américain Mitchell, l’aviation doit désormais être l’arme qui emporte la décision en lançant des attaques massives contre les bases, les centres de production et les villes. La notion de front disparaît: tout le territoire adverse est désormais menacé. Nouvelle étape vers la guerre totale, elle est franchie pendant la Seconde Guerre mondiale, quand est adoptée la doctrine du Target area bombing (bombardements de zones) s’attaquant au moral des populations comme à l’infrastructure économique.

Sur des plans différents, d’autres doctrines contribuent à ce cheminement vers la guerre totale. E. Ludendorff, s’en faisant le théoricien, réfute les conclusions de Clausewitz sur les rapports de la guerre et de la politique: celle-ci doit se mettre au service de la guerre qui reste «la suprême expression de la volonté de vie raciale» et qui sera totale, car elle aboutira à l’anéantissement de celui des adversaires dont la «cohésion animique» sera le plus faible.

Lénine, par contre, grand lecteur de Clausewitz, insiste, ainsi que ses successeurs, sur le primat de la politique, ce «tout» dont la guerre n’est qu’une partie. Mais il applique les modèles d’analyse que Clausewitz a conçus pour les guerres nationales à une lutte et à une stratégie de classes. Et en développant la distinction entre guerres justes – «libératrices» – et injustes, il souligne le caractère fondamentalement idéologique des conflits contemporains. Guerre libératrice, c’est celle qu’envisage M. N. Toukhatchevski quand, s’opposant à la notion d’armée de milice et à une stratégie de recul dans le plus profond de la Russie, il préconise l’organisation d’une armée rouge d’un haut niveau professionnel, dotée d’unités blindées, fer de lance de l’expansion du communisme dans le monde.

L’invasion de l’U.R.S.S. par les forces allemandes contraignit Staline à définir une stratégie de guerre totale dont les fondements étaient la cohésion morale du pays et de l’armée, l’importance décisive des arrières et l’action psychologique.

La doctrine du Blitzkrieg , appliquée à l’immensité russe, n’avait pas réussi à obtenir la victoire militaire rapide et complète qui permet, selon le concept clausewitzien, d’arracher la décision.

Devant ce constat d’échec, la doctrine britannique de l’«approche indirecte» prenait un lustre nouveau. Formulée par Liddell Hart, appliquée par Winston Churchill, elle consiste à ne pas affronter l’adversaire dans une épreuve de force directe, mais à le contraindre à la dispersion en menant des actions du fort au faible sur de multiples théâtres d’opération secondaires. C’est l’approche imprévue, par des directions détournées, qui provoque le déséquilibre de l’adversaire. Dans la lutte contre les puissances de l’Axe, les Anglais parvinrent à imposer cette stratégie à leurs alliés américains jusqu’au moment où ceux-ci, partisans avec le général Wedemeyer de l’attaque du fort au fort, feront accepter le principe du débarquement en Normandie.

Mais la théorie de l’approche indirecte sera le germe de la stratégie indirecte contemporaine qui, pour obtenir la décision, a moins recours à l’affrontement des forces militaires qu’à des procédés politico-militaires et économiques, qui permettent de pallier la paralysie des moyens due à l’existence de l’arme atomique.

Atome et foules

Arme de destruction massive, aux effets instantanés et éventuellement durables (radioactivité résiduelle), dégageant une énergie énorme contenue dans une masse très faible, n’exigeant donc qu’une faible logistique, facilement mise en œuvre, l’arme atomique apparaît, après Hiroshima, comme un facteur de rupture dans l’évolution de l’art de la guerre, aussi bien sur le plan stratégique que tactique. Arme d’un haut degré scientifique, elle souligne l’extrême primauté du facteur technique dans la préparation et la conduite de la guerre et elle identifie la puissance militaire à la puissance économique, financière et industrielle. Arme de terreur, elle appelle l’ascension aux extrêmes et évoque la guerre «absolue» définie par Clausewitz, en suggérant la possibilité de la destruction physique d’une nation. Acculant au dilemme: suicide ou capitulation, elle fait douter que la guerre puisse encore être un moyen de la politique. Facteur de déséquilibre fondamental en faveur de l’attaque, elle contraint à élaborer une stratégie qui dissuade tout éventuel agresseur par une menace de représailles: le deterrent américain. Cette volonté de dissuasion s’exprime d’abord par la doctrine des «représailles massives».

Cette doctrine sans nuances est abandonnée essentiellement pour deux raisons: d’une part, l’apparition de missiles intercontinentaux soviétiques menace tout le territoire américain qui n’est plus à l’abri de représailles, tant qu’il n’est pas possible de détruire préventivement et simultanément toutes les rampes de fusées adverses; d’autre part, l’efficacité des «représailles massives» semble douteuse: il n’est pas plausible de brandir un armement apocalyptique pour intervenir dans un conflit mineur. H Kissinger puis M. Taylor dégagent alors les principes d’une stratégie plus souple, dite flexible response ou riposte graduée, qui prévoit une riposte appropriée à chaque action de l’adversaire.

Cette extrême intellectualisation de la stratégie est rejetée par le maréchal V. Sokolovski, interprète de la pensée militaire soviétique en 1962. Il ne retient pas la possibilité d’une limitation d’un conflit entre puissances nucléaires: la guerre sera thermonucléaire – donc courte – ou ne sera pas. Les forces stratégiques y joueront un rôle prédominant et les forces terrestres compléteront leur action en parachevant l’écrasement de l’adversaire. Dans ces opérations terrestres, le feu atomique tactique tiendra le rôle principal.

Autour de ce feu atomique tactique, qu’a rendu possible la miniaturisation des armes, s’élabore dans tous les États membres du «club nucléaire» une doctrine d’emploi qui doit davantage à la prospective qu’au passé. La manœuvre est fonction du feu nucléaire: amener l’adversaire à se concentrer afin qu’il constitue une cible suffisante, adopter soi-même un dispositif offrant un taux de dispersion nucléaire acceptable, puis se concentrer brutalement pour exploiter le feu nucléaire et détruire les «restes». Il y a là une exaspération du vieux conflit dispersion-concentration, auquel s’ajoutent des problèmes difficiles à résoudre: protection des objectifs prioritaires que constituent les rampes de fusées et les postes de commandement; mise à l’abri des troupes amies contre les effets de souffle, de chaleur et de radioactivité; délégation du droit de tirer une arme nucléaire – qui peut être le début d’une dangereuse escalade – et délai de la procédure; comportement psychologique du combattant en guerre nucléaire.

Les doctrines de la guerre nucléaire exigent un éventail de moyens considérables: forces nucléaires stratégiques, forces tactiques atomiques et conventionnelles, toutes dotées de matériels d’une haute technicité et que périme régulièrement la progression foudroyante de la science et de la technologie. La manœuvre technique qui consiste à mettre au point, si possible par surprise, des matériels qui déclassent ceux de l’adversaire devient un des éléments fondamentaux de la stratégie. L’art de la guerre, «art simple et tout d’exécution» comme l’écrivait Napoléon, ne devient-il pas un art tout de conception et de préparation?

Mais l’arme nucléaire ne serait-elle qu’un «tigre de papier»? Oui, affirme Mao Zedong, face à la guerre du peuple. Bien avant Hiroshima, l’homme de la Longue Marche et de Yan’an avait défini les principes de la guerre révolutionnaire en Chine, en en soulignant la spécificité, fonction de quatre particularités: la Chine est un pays semi-colonial peu développé; l’ennemi est fort, l’armée rouge chinoise faible; le parti assure la direction de la lutte et réalise la révolution agraire qui donnera l’appui de la paysannerie. Ce schéma, qui répondait à la situation de nombreux pays colonisés en rébellion contre la puissance coloniale, liait désormais des motivations nationales – l’expulsion d’un impérialisme étranger – aux motivations révolutionnaires.

Cette lutte, initialement si inégale, exige pour être menée à bon terme une stratégie de longue durée, qui comporte plusieurs étapes: défensive, équilibre des forces, contre-offensive. Guerre du peuple, elle exige une cohésion et une volonté de vaincre obtenues par un long travail de propagande et d’organisation. La guérilla est la forme la plus adaptée à la guerre populaire de longue durée; c’est, écrira Vo Nguyên Giap, «la guerre des masses populaires d’un pays économiquement arriéré se dressant contre une armée d’agression puissamment équipée et bien entraînée». La guérilla a pour but d’user l’adversaire en l’obligeant à se disperser, à quadriller et à provoquer la lassitude démoralisante: «L’ennemi avance, nous reculons; l’ennemi s’arrête, nous l’inquiétons; l’ennemi est harassé, nous le frappons; l’ennemi recule, nous le poursuivons.»

Puis, après des années de résistance de plus en plus intense et généralisée pendant lesquelles le guérillero doit être «dans le peuple comme le poisson dans l’eau», après le développement des bases indispensables, la guérilla se transforme progressivement en guerre de mouvement menée par des troupes régulières. Pourra alors se déclencher la contre-offensive stratégique qui doit provoquer la destruction de l’adversaire. Telle est la théorie d’une guerre rustique et idéologique dont le principal ressort est un consensus populaire spontané ou fabriqué par les techniques les plus évoluées de la conquête des foules. «Guerre dans la foule», écrira Mao Zedong: l’enjeu, c’est la conquête morale des masses et la mobilisation de toutes leurs énergies.

Encyclopédie Universelle. 2012.