TAXIES
Une des caractéristiques marquantes des animaux est leur activité motrice: mouvements partiels d’une région du corps, mouvements complexes aboutissant aux déplacements d’ensemble par rapport à l’environnement. Cette propriété dérive de l’irritabilité fondamentale du protoplasme, que Claude Bernard a, le premier, distinguée nettement des autres aspects du métabolisme cellulaire. Dans un certain nombre de cas, la forme de ces mouvements n’est tributaire que des fonctions neuromusculaires dont dépend le déplacement des éléments squelettiques; mais très souvent l’organisme révèle ainsi les relations spatiales strictes qu’il entretient avec le milieu dans lequel il vit. Ces relations peuvent se traduire simplement par la localisation ou la position de l’individu vis-à-vis des facteurs abiotiques, mais elles peuvent également s’exprimer dans la manière dont le prédateur parviendra à rejoindre sa proie, le mâle sa femelle, le parent son jeune. Il est nécessaire de chercher quand et comment s’établissent de tels déplacements orientés, auxquels les éthologistes modernes réservent le nom de taxies . Il faut ensuite découvrir quels sont les mécanismes nerveux capables de récolter et d’utiliser les informations en provenance du milieu et de les transformer en ordres moteurs. Cependant, la manière dont les chercheurs ont abordé ces études diffère suivant les écoles philosophiques auxquelles ils se rattachent. Les mécanistes ont voulu faire des comportements dits «élémentaires» la forme la plus simple et la plus facile à interpréter des actes des animaux et ils ont tenté d’expliquer l’ensemble de l’activité par une recombinaison de ses éléments. Les finalistes, par contre, y ont recherché les mêmes caractères de complexité qu’ils trouvaient dans les activités globales supérieures. C’est ainsi qu’est née au début du XXe siècle la querelle des «tropismes» qui a obscurci pour cinquante ans l’analyse des comportements d’orientation parce que chacun a voulu apporter sa pierre à un édifice construit sur de mauvaises bases et parce que personne ne s’est soucié de définir les aspects écoéthologiques du problème. Fort heureusement, la querelle est aujourd’hui dépassée et les comportements d’orientation trouvent la place qu’ils méritent dans les travaux modernes.
1. Les origines
Sous l’impulsion du cartésianisme qui distingue l’animal de l’homme grâce à l’automatisme qui caractériserait le premier, et à la suite de l’anthropomorphisme à la G. J. Romanes qui prête à tous les êtres vivants les modes de comportement humain, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle se dégagent quelques efforts d’objectivité. On commence à s’intéresser aux facteurs de l’environnement qui sont à l’origine des réactions des êtres vivants et, dans cette perspective, des chercheurs comme Paul Bert, F. Plateau, G. Graber peuvent être cités parmi les pères de la psychophysique. Sir John Lubbock, dont l’œuvre concernant les Insectes sociaux est considérable, ouvre la voie aux interprétations objectives, même si, comme les auteurs susmentionnés, il conserve encore souvent une terminologie anthropomorphique.
Ce sont toutefois les botanistes qui, dès le début du XIXe siècle, ont ouvert la voie dans laquelle vont s’engager les zoologistes et, le premier, Jacques Loeb. Dès 1806, T. A. Knight jette les fondements de l’interprétation scientifique des réactions des plantes à l’action de la pesanteur; A. P. de Candolle (1832) décrit pour sa part les effets de la lumière sur les végétaux. Mais c’est à J. Sachs (1887) que revient le mérite de l’énoncé des trois lois fondamentales de l’action de la lumière solaire sur les plantes (héliotropisme). À peu près simultanément, O. Strasburger (1878) s’attache à l’étude comparée du déplacement des organismes libres, tels les Flagellés, et des mouvements des organismes fixés, quand on les soumet à l’action de la lumière. Il utilisera pour les premiers le terme de phototaxie et pour les seconds le terme de phototropisme . E. Pfeffer découvre l’attraction chimique (chémotaxie) sur les gamètes mâles des fougères et des mousses. B. Jönsson décèle la réponse aux courants d’eau chez les plantes (rhéotropisme). E. Stahl décrit la réaction à l’humidité (hygrotropisme) des Myxomycètes.
C’est dans les vingt dernières années du siècle que la somme de résultats accumulés par les botanistes est utilisée par les zoologistes. T. Engelmann décrit les variations d’intensité des mouvements des Amibes (1879) puis des Paramécies (1882) sous l’effet de la lumière; il découvre un phénomène analogue chez certaines Bactéries sous l’effet de la lumière ou de la concentration en oxygène (1881). M. Verworn (1889) étudie l’action de la température (thermotropisme) sur les Amibes, puis l’action des contacts (thigmotropisme) et du courant électrique (galvanotropisme) sur divers Protozoaires et Vers.
Séduit par la netteté des lois de Sachs, Jacques Loeb, dès la publication de son livre Der Heliotropismus der Thiere und seine Übereinstimmung mit dem Heliotropismus der Pflanzen (1890), et jusqu’à sa mort en 1924, se fait le champion d’une interprétation nouvelle des mouvements orientés des animaux: elle s’oppose à l’anthropomorphisme de la plupart de ses prédécesseurs. Les idées purement mécanistes de Loeb l’amènent à considérer les animaux (il utilise surtout des Insectes) comme de véritables machines «empalées» pour ainsi dire par les rayons lumineux et orientées dans le milieu de manière à recevoir des quantités égales d’énergie sur leurs récepteurs symétriques. Il considère alors que:
– les animaux orientés par une seule source de lumière réagissent de telle sorte qu’ils finissent par recevoir la même quantité d’énergie sur chacun de leurs récepteurs symétriques;
– les animaux excités simultanément par deux sources s’orientent en suivant une règle dite du «parallélogramme des forces»;
– les animaux aveuglés d’un côté décrivent des mouvements de manège, c’est-à-dire qu’une dissymétrie de réception produit une dissymétrie dans la progression.
Dans cette ligne d’esprit, Loeb ne pouvait qu’être séduit par l’ancêtre des machines cybernétiques, construite par J. H. Hammond (1910) sous la forme d’un chariot dont les roues sont commandées par des moteurs et dont le fonctionnement est réglé par deux cellules au sélénium: un tel engin, placé dans un faisceau lumineux, établit son chemin en fonction de la différence des courants produits par les cellules, et ce chemin est très similaire à celui que Loeb prête aux animaux. Il peut donc écrire en 1918: «La meilleure preuve de la justesse de nos vues est qu’on puisse construire des machines qui présentent le même type de volition ou d’instinct que celui qui est observable chez des animaux se déplaçant vers la lumière [...] Il semble qu’en y ajoutant la mémoire, la théorie des tropismes peut également servir à interpréter les conduites humaines.»
La théorie des tropismes née dans ce contexte scientifique et philosophique devait conduire à des luttes stériles. Un des plus éminents contradicteurs de Loeb, H. S. Jennings, prouve, en analysant les réactions de Protozoaires aux excitations de nature chimique, que la théorie du tonus formulée par Loeb pour les Insectes n’a pas le degré de généralité qu’il lui attribue. Lorsque Jennings dépose dans le milieu où nage un Protiste une goutte d’acide, l’animal, dès son premier contact avec la goutte, recule, pivote, puis repart vers l’avant dans une nouvelle direction. Si ce mouvement le ramène au contact de la goutte, les mêmes phénomènes se reproduisent; sinon la progression continue. Jennings pense que ces réactions d’évitement (avoiding reactions ) sont bien plus complexes que celles qui sont décrites par Loeb et même qu’elles sont d’une nature toute différente: les animaux se déplaceraient dans leur milieu vers les conditions les meilleures pour leur vie (loi de l’optimum) en opérant continuellement des choix par «essais et erreurs».
Indépendamment de cette constatation, d’autres faits s’inscrivent en faux contre la théorie de Loeb: beaucoup d’orientations n’obéissent pas à la règle d’une symétrie bilatérale stricte (la réaction dite du «compas lumineux», découverte par W. von Buddenbrock, concerne des déplacements qu’effectue un animal en conservant avec la direction d’une source un angle défini); l’automaticité et la rigidité du comportement observé dans des conditions artificielles ne peuvent être transposées au milieu naturel (Buddenbrock, J. A. Bierens de Haan, F. Alverdes...); la théorie du tonus n’est pas non plus généralisable (S. O. Mast).
À partir des discussions entre partisans du mécanisme loebien et tenants du finalisme selon Jennings, une situation très confuse s’est ainsi instaurée. A. Kuhn (1929), G. Fraenkel et D. L. Gunn (1940, 1961), H. Precht (1942), Gaston Viaud (1951) ont tenté successivement de mettre de l’ordre dans cette confusion que traduit le vocabulaire, car, si maintenant on tend à réserver le terme de tropismes aux mouvements orientés des organismes fixés (plantes tout spécialement) et celui de taxies aux mouvements orientés des organismes libres, les divers auteurs ont souvent utilisé les deux termes en synonymie. Les efforts de classification ont été justement conduits au niveau du vocabulaire (cf. notamment ORIENTATION ANIMALE), mais on aboutit généralement à une mosaïque de termes nécessitant continuellement de nouvelles introductions qui nuisent fréquemment à l’étude approfondie du phénomène. Il a fallu attendre 1950 environ pour se dégager d’une description (souvent simpliste et peu précise) d’expériences non comparables entre elles (cf. M. Rose, La Question des tropismes , 1929).
Ce sont des chercheurs comme G. Bohn qui ont ouvert la voie à l’étude des effets de la présentation successive des excitants du milieu (sensibilité différentielle); comme Mast, B. M. Patten, G. Pouchet qui ont mis en évidence l’importance de la variation biologique des animaux réagissants; comme E. Rabaud qui, malgré un mécanicisme souvent irritant, ont souligné l’interférence permanente de l’être vivant et de son environnement; comme Buddenbrock qui ont cherché à mieux définir les fondements sensoriels de la réaction-réponse des animaux.
2. La dimension écologique
Dans la plupart des expériences anciennes, les réactions d’orientation ont été analysées au laboratoire en faisant intervenir une seule des variables écologiques habituelles. Cependant, comme Precht l’a souligné en 1942, ces divers stimuli ne peuvent être comparés: dans le cas d’un faisceau lumineux de rayons parallèles, ou dans celui d’un courant électrique, le stimulus est purement directionnel et on ne peut relever de variation importante d’intensité dans la plage où évolue l’animal; par contre, avec un stimulus chimique intervenant dans un milieu tridimensionnel (air, eau), il n’existe pas de direction privilégiée dans l’espace et la propagation du stimulus se fait par diffusion de proche en proche, ce qui implique variation de concentration en fonction de la distance, autrement dit gradient; enfin, dans beaucoup d’autres cas, direction et gradient se combinent: ainsi pour un faisceau de rayons lumineux divergent ou convergent (fig. 1), une source de rayons infrarouges.
Il est évident que les moyens utilisés par l’animal pour se diriger sur ces divers stimuli sont différents comme peuvent être différentes les significations des milieux dans lesquels ils se manifestent. Mais il faut également souligner que, dans la nature, aucun stimulus ne peut être comparé à ceux du laboratoire. F. J. Verheijen (1958) est sans doute le premier à avoir souligné avec force que certains critères directionnels de l’environnement naturel sont d’une importance fondamentale. Lorsqu’on mesure la quantité de lumière reçue par un animal en provenance des diverses directions de l’espace, on s’aperçoit qu’on peut enfermer cet animal dans une surface tridimensionnelle complexe enveloppant les extrémités libres des «vecteurs d’éclairement» (droites représentatives des intensités dans les diverses directions et dont l’origine se situe sur l’animal). Cette surface nommée illumination potato par Verheijen est le seul moyen de caractériser objectivement l’environnement par la répartition angulaire de la lumière (angular light distribution , A.L.D.). Ce sont en définitive la nature de la source lumineuse, les absorptions différentielles du milieu, les propriétés réfléchissantes des objets de l’environnement qui sont les facteurs déterminants de l’A.L.D., donc de la «pomme de terre». Dans un environnement terrestre naturel, le rapport entre les valeurs extrêmes des vecteurs d’éclairement se situe aux environs de 10-1 ou 10-2. Mais, et cela peut expliquer beaucoup des anomalies de certaines expériences, dans l’environnement habituel d’une chambre noire le même rapport peut s’établir à 10-3, ou 10-4, ou moins.
D’après Verheijen, c’est le système de distribution angulaire de la lumière qui commande l’adoption d’une position définie et l’orientation générale par rapport à une région ou à une source lumineuse liées à des comportements vitaux. Mais la lumière possède aussi d’autres qualités qui permettent à l’animal d’orienter ses comportements vers des formes, des mouvements, des structures complexes (proie, parent, partenaire sexuel). L’application de ces idées conduit à une excellente interprétation des effets de «piège» réalisés par l’établissement d’une grande dissymétrie de répartition de la lumière dans un environnement artificiel (fig. 1 et 2).
Greffée sur la «théorie des tropismes», mais en réaction finalisée au «mécanisme» de Loeb et de ses partisans, s’est progressivement fait jour, vers 1950, la notion de «préférendum». Il s’agirait de la région d’un gradient physique ou chimique (photo-, thermo-, hygro-, chimio-préférendum) où l’animal serait conduit par double évitement des intensités supérieures et inférieures. On a affaire ici encore à une réaction de laboratoire pour laquelle l’ingéniosité des expérimentateurs a créé de très nombreux appareillages de mise en évidence. Il faut bien penser que dans la nature beaucoup de facteurs: lumière, température, humidité, déplacement de l’air, ionisation, etc., peuvent agir en succession ou en simultanéité sur l’orientation des comportements des animaux, réalisant des sommations complexes comme celles qui sont analysées par C. Dufay sur les Papillons ou par l’école de Vilho Perttunen sur un très grand nombre d’Invertébrés. Ce dernier auteur montre que chez beaucoup d’animaux la lumière joue plutôt un rôle de guide vers des régions où d’autres facteurs écologiques réalisent un équilibre vital favorable à la survie de l’individu. Ce rôle nécessite la possibilité de changements dans le sens de la réponse au facteur lumière. Beaucoup d’Insectes modifient effectivement le sens de cette réponse quand leur milieu se dessèche ou s’échauffe au-delà de certaines limites (fig. 3). Il existe des ajustements très fins entre la nature de la réaction au sens de la lumière, d’une part, et aux autres facteurs de l’environnement, d’autre part: température, humidité, intensité lumineuse, état de la balance hydrique, état de nutrition, et peut-être bien d’autres! Devant cette complexité réelle, la notion simple de préférendum ne peut pas davantage se défendre que la notion simple de tropisme.
3. Les organes sensoriels et l’intégration nerveuse
Pour répondre de façon orientée aux stimuli en provenance de l’environnement, l’animal doit posséder des mécanismes recevant et codant les informations du milieu extérieur, des mécanismes permettant de modifier sa position spatiale dans l’environnement et des mécanismes assurant la liaison entre les deux premiers.
Les mécanismes récepteurs d’information ne peuvent être analysés ici dans leur fonction de codage. Seules seront évoquées les structures d’intégration qui permettent à l’animal d’effectuer une discrimination dans ses réceptions et d’organiser ses mouvements orientés en séquences cohérentes.
Les éléments périphériques de cette intégration sont de deux sortes: ceux qui assurent des analyses par comparaison lointaine entre les excitations de deux récepteurs de même nature, voire de localisation symétrique; ceux qui assurent des analyses par comparaison proche des états d’excitation ou d’inhibition de deux cellules ou groupes de cellules voisins. Beaucoup de partisans de Loeb ont cru montrer cette importance d’éléments sensoriels à fonctionnement comparatif en procédant à des vernissages totaux ou partiels d’un ou des deux yeux de leur animal en expérience. Cette suppression d’organes produit souvent une anomalie dans la réponse orientée (mouvements tournants), mais, d’une part, beaucoup d’animaux sont susceptibles de récupérer un comportement normal soit par suite de répétitions de l’excitation dissymétrique, soit grâce à une compensation liée à d’autres organes (Rabaud, Buddenbrock), et, d’autre part, il est certain que les organes sensoriels ne sont pas seulement utilisés pour effectuer des mesures absolues de l’environnement externe. Le principe de réafférence d’E. von Holst et H. Mittelstaedt leur prête également le contrôle des déviations, des erreurs qui se manifestent à la comparaison entre le mouvement commandé à réaliser et le mouvement en cours de réalisation: cela leur ferait jouer le rôle de réglage des feedback dans le servomécanisme constitué par l’animal qui effectue un déplacement orienté.
De très nombreuses expériences et mesures réalisées sur la perception visuelle (comportement optomoteur: Buddenbrock, B. Hassenstein, G. Birukov...) ou chimique (D. Schneider, Claudine Masson) permettent de situer ces phénomènes.
Bien des auteurs se sont demandé par quels mécanismes pouvaient se combiner les divers comportements taxiques dans le cadre écologique évoqué plus haut. Depuis K. von Frisch, on sait que les Abeilles butineuses sont capables d’établir une liaison à valeur communicative entre l’orientation de leur trajectoire horizontale hors de la ruche par rapport au soleil et celle de leur trajet rectiligne par rapport à la pesanteur, dans la ruche, au cours des «danses». D. M. Vowles (1954) a recherché avec des Fourmis, qu’il orientait tantôt par un faisceau lumineux, tantôt par la composante gravifique d’un plan incliné, un modèle de ce comportement des Abeilles. Ayant remarqué la liaison automatique entre l’orientation prise sous l’influence d’un de ces facteurs et l’orientation prise sous l’influence de l’autre, Vowles postule l’existence dans le système nerveux de «centres taxiques» chargés, dans les régions ganglionnaires d’intégration, de composer les divers éléments de réponse aux facteurs du milieu. Ces centres sont restés hypothétiques. Cependant, les travaux de l’école allemande (Mittelstaedt, Hassenstein...), au milieu du XXe siècle, ont fait progresser nos connaissances sur les moyens sensoriels et centraux de l’intégration nerveuse des comportements orientés.
Quelles que soient les localisations nerveuses en cause, on peut assurer que le rôle des centres intégrateurs est important. Un dérèglement de leur fonctionnement est invoqué par Verheijen dans sa théorie de l’effet-piège des flux lumineux déséquilibrés dans leur A.L.D. Diverses expériences ont conduit à ce sujet à de nouvelles controverses. Dans beaucoup de cas, en effet, les animaux décérébrés (Vers, Insectes) présentent des réactions taxiques positives alors qu’intacts ils réagissaient en sens négatif. Cela a servi de fondement pour étayer la théorie de Gaston Viaud (1951), suivant laquelle les orientations taxiques de sens opposé (positif et négatif) sont différentes en nature alors que d’autres auteurs (E. Rabaud, G. Richard) considèrent qu’elles sont équivalentes «au signe près». Pour Viaud, les réactions positives seraient les seuls vrais tropismes loebiens, inscrits au plus profond des organismes et ne dépendant que de structures nerveuses peu complexes; par contre, les réactions négatives auraient une valeur régulatrice adaptative pour l’organisme et dépendraient du fonctionnement normal des centres nerveux supérieurs. Ces interprétations reposent sur l’idée d’une finalité des réponses négatives qui n’est pas sans rappeler les thèses de Jennings; elles postulent que l’animal décérébré exprime les «comportements primaires» de l’organisme; en réalité, il réalise un nouvel équilibre physiologique dont les caractéristiques ne peuvent être précisées qu’à la suite d’une analyse complète des interrelations individu 燎 milieu. La distinction de Viaud ne peut pas être maintenue telle qu’elle a été exprimée par lui.
4. Les conditions «internes» de la réponse taxique
L’âge, le sexe, le stade de développement, l’état endocrine, l’état saisonnier, etc. ont une influence importante sur le sens et l’intensité du comportement orienté. Les larves de Drosophiles sont photonégatives (elles s’éloignent d’une source de lumière) alors que les adultes sont polyphasiques (phases négatives et positives alternantes). Les larves de Termites (Calotermes flavicollis ) sont photonégatives; les nymphes passent au cours de leur vie nymphale de la photonégativité à la photopositivité en traversant une phase d’indifférence (fig. 4); les adultes sont photopositifs peu après la mue imaginale et deviennent faiblement photopositifs après le début de leur fonctionnement reproducteur. Dans le même temps, les larves, qui étaient géo-indifférentes, passent à la géonégativité (montent) au cours de leur vie nymphale pour donner des adultes géonégatifs au moment de l’essaimage, mais géopositifs après la pariade quand ils s’enfoncent dans le bois ou dans le sol avant de creuser leur copularium (P.-P. Grassé, 1942; G. Richard, 1950).
Tout cela évoque la manière dont, en fonction des variations physiologiques d’un animal, les éléments simples ou complexes du milieu peuvent devenir «significatifs» et contribuer à l’organisation du comportement orienté s’achevant par l’«acte consommatoire» des éthologistes, ce qui a été abondamment décrit pour les Vertébrés ou pour les Insectes.
Beaucoup de chercheurs ont montré que les animaux comme les Rats, les Souris, les Drosophiles présentent des différences dans leurs réactions taxiques en fonction de leurs caractéristiques génétiques. Jean Médioni a prouvé que, chez les Drosophiles mutantes «bar» dont les yeux et les ganglions optiques sont réduits, le seuil absolu des réactions à la lumière blanche est cent fois plus élevé que chez les Drosophiles sauvages. En comparant plusieurs souches de phénotype sauvage prélevées dans des populations naturelles d’origine géographique très diverse, le même auteur a mis en évidence des différences héréditaires dans les photoréactions. Hirsch et ses collaborateurs ont sélectionné artificiellement des souches de Drosophila melanogaster , en rapport avec la phototaxie et la géotaxie; ils ont analysé les conditions chromosomiques des comportements taxiques et montré l’additivité des contributions des trois paires de chromosomes I, II et III dans les systèmes polygéniques commandant la géotaxie.
Les phénomènes nerveux d’additivité et de sensibilisation jouent un rôle important dans l’établissement des réponses taxiques: le gaz carbonique, les drogues, divers agents comme les ébranlements mécaniques sensibilisent les animaux à l’action de facteurs de l’environnement, peut-être seulement parfois par un effet éveillant sur des centres nerveux non spécifiques.
5. La place des taxies dans l’étude moderne du comportement
L’éthologiste moderne cherche à lier à la fois l’étude du comportement des animaux dans leur milieu naturel de vie et l’analyse physico-chimique ou physiologique des phénomènes qu’il observe. Ainsi conduit vers la neuroéthologie, vers une endocrinologie ou vers une génétique du comportement, il ne peut plus tenir les taxies pour des réactions simples qu’il suffirait de combiner linéairement pour expliquer l’ensemble des réponses de l’animal aux facteurs écologiques.
Il doit considérer que les comportements taxiques résultent d’ailleurs de l’interaction de deux types de réponses à l’environnement; on les nomme respectivement composante cinétique (cinèse fondamentale) et composante taxique.
La composante cinétique se traduit par l’ensemble des mouvements effectués par l’animal en fonction de son état général. Dans un environnement parfaitement isotrope vis-à-vis de tous les excitants possibles, l’animal est encore très souvent susceptible de se déplacer: des Insectes posés en chambre noire à température constante sur une table horizontale, sans stimulation chimique, décrivent des parcours complexes non orientés, expression de cette «cinèse fondamentale». Mais si l’on augmente l’intensité d’un des facteurs sans modifier son isotropie (augmentation homogène de la température, par exemple), la vitesse du déplacement non orienté augmente. La composante cinétique est donc un mouvement de l’organisme qui:
– dépend de l’état d’équilibre métabolique de cet organisme;
– se manifeste seule dans des conditions isotropes pour tous les agents d’excitations;
– varie avec les conditions physiologiques de l’organisme;
– se mesure par la vitesse «réelle» de déplacement, vitesse réelle qui est la mesure, rapportée au temps, de la longueur exacte du trajet effectué par l’animal.
La composante taxique apparaît après l’introduction d’une dissymétrie physico-chimique dans l’environnement. Celle-ci ne modifie pas les aspects moteurs quantitatifs de la cinèse fondamentale si l’intensité de l’excitant considéré n’a pas été modifiée, mais elle produit une orientation de l’animal par rapport à l’excitant, orientation qui persiste tant que dure la dissymétrie (réelle ou apparente) de l’excitation. Le déclenchement de la composante taxique comme les variations de la cinèse sont liés à de faibles intensités; ils peuvent être inhibés par de fortes intensités.
La composante taxique dépend à la fois des conditions internes de l’animal et des facteurs externes d’excitation. Elle se manifeste toujours par cette prise et ce maintien d’une orientation par rapport à l’excitant.
Parmi les facteurs internes, ce qu’on a nommé la «polarité» de l’organisme joue certainement un grand rôle puisque c’est d’elle en définitive que dépend l’orientation en sens positif ou négatif. On ignore tout de sa nature, mais on ne peut pas la concevoir comme un élément fixe de l’organisme: il s’agit plutôt d’un élément dû à l’intégration des états métaboliques par le système nerveux central et il n’est en aucune manière besoin de finaliser l’une des réactions (la négative pour Viaud) sur des critères trop simples de vitesses de déplacement qui seraient différentes en sens positif et en sens négatif. Les recherches de P. Couturier et A. Robert sur le Hanneton mettent bien en évidence la variation du sens de la réponse phototropique en fonction complexe de la topographie de l’environnement, de l’état sexuel et alimentaire des Insectes, et d’une mémoire des déplacements déjà effectués.
Parmi les facteurs externes jouant un rôle important dans la composante taxique, il faut insister sur deux caractéristiques du stimulus: direction et gradient.
La composante taxique est donc une prise d’orientation de l’organisme par rapport à un excitant. Cette réaction comportementale, tout d’abord, dépend de la polarité de l’organisme ainsi que de récepteurs de focalisation ou de détection des positions spatiales des sources stimulantes possibles; ensuite, elle se produit en milieu hétérogène comportant un facteur externe plus ou moins dirigé (dans le cas d’un facteur bien dirigé, l’orientation taxique est parfaitement nette et stable; dans le cas d’un facteur peu directionnel ou d’un gradient, la taxie n’est pas aussi nette et pas aussi stable: elle se présente alors plutôt comme une résultante d’orientations élémentaires); elle varie, d’une part, en signe avec les changements de polarité physiologique ou nerveuse de l’organisme, d’autre part, en précision angulaire avec le perfectionnement (concentration, symétrisation) des récepteurs et avec l’intensité de l’excitant; elle se mesure par l’angle que fait la direction prise par l’animal avec la direction de l’excitant (angle de polarisation de Richard).
Le comportement taxique est ainsi toujours une résultante intégrée des effets du milieu extérieur et du milieu intérieur à l’organisme sur chacune des composantes et la mesure de la vitesse «apparente» de l’animal traduit l’intégration.
Il apparaît nettement que Loeb n’a étudié qu’une partie de l’orientation taxique et pas du tout le déplacement ou sa régulation; Jennings, de son côté, a seulement observé le cas particulier d’oscillations rapides de la polarité d’un organisme sous l’influence de grandes différences d’excitation. Ils ne pouvaient pas se trouver d’accord.
Deux autres caractères des comportements taxiques doivent être soulignés: le stimulus déclenche et entretient une activité locomotrice orientée et l’intensité stimulante joue un rôle capital dans l’établissement de cette réponse; les stimuli visés ne sont absolument pas spécifiques, même quand la réaction (à cause des dispositifs moteurs des animaux) a un caractère d’allure spécifique: tous les animaux, depuis les Protozoaires jusqu’aux Primates, répondent au stimulus lumineux par exemple. Cependant, les stimuli en cause ne sont pas seulement assimilables à des facteurs physico-chimiques simples; beaucoup d’animaux s’orientent quasi automatiquement sur des repères lointains: Soleil, étoiles, horizon, ou sur divers repères positionnels (topographie des environs du trou d’envol des Hyménoptères, etc.).
Caractérisables assez aisément dans les situations artificielles expérimentales, les comportements taxiques sont plus difficiles à identifier dans les situations naturelles. Cependant, l’éthologie objectiviste de Lorenz et Niko Tinbergen leur a fait une place sous le terme de Taxiskomponente , composante d’orientation d’un comportement dit «instinctif». Il s’agit ici de ce qui vient d’être nommé comportement taxique (cinèse plus composante taxique). L’exemple classique est celui de l’oie grise qui rentre son œuf au nid par retrait du bec passé derrière cet œuf et qui modèle le mouvement de retrait sur les accidents mécaniques du parcours subi par l’œuf. L’exemple des jeunes merles étudiés par Kuenen, qui orientent leur comportement de quémande de la becquée d’abord grâce à des stimuli gravifiques et ensuite, quand ils sont plus âgés, grâce à des stimuli visuels, permet de séparer éléments orienteurs et éléments éveillants du comportement (déclencheurs mécaniques tels que secousses au nid par exemple).
C’est bien entendu dans cet ensemble que les comportements taxiques prennent toute leur valeur et un exemple emprunté à l’école de K. D. Roeder et de D. R. Griffin permet de définir totalement leur place. Ces auteurs ont donné, depuis 1960 environ, une illustration magnifique de l’importance des facteurs d’orientation dans les comportements en analysant les rapports des Chauves-Souris et des Papillons (Noctuelles) dont elles se nourrissent. L’écho des ultrasons émis par les Chauves-Souris les renseigne sur la qualité, la place, les mouvements des Papillons et les rend capables d’orienter leur vol et de décider de leur méthode de prédation (directe par la gueule, indirecte par ramassage du bout de l’aile, de la patte). Mais, pendant ce temps, les Noctuelles ne sont pas passives: leurs organes tympaniques leur permettent d’apprécier la distance, la position relative, les mouvements et la vitesse de la Chauve-Souris; grâce à cela, elles peuvent orienter leur vol et décider si elles doivent effectuer un évitement simple: courbure de la trajectoire de vol (quand la distance est grande au moment où la Noctuelle reçoit l’émission de la Chauve-Souris) ou si elles doivent effectuer un évitement d’urgence: chute non directionnelle, looping, chute passive au sol (lorsque la Chauve-Souris ou la source artificielle d’ultrasons par qui on la remplace est très proche). Il faut insister sur le fait que les récepteurs relativement simples des organes tympaniques des Noctuelles sont susceptibles de combiner les informations venant de la droite et de la gauche, du haut et du bas, de l’avant et de l’arrière, grâce à la modulation des ondes ultrasonores réalisées par les baffles représentés par les ailes de l’Insecte, baffles qui sont en mouvement programmé et dont le système nerveux central apprécie donc à tout instant la position dans l’espace.
Encyclopédie Universelle. 2012.