CACHEMIRE - Le conflit indo-pakistanais
Cachemire. Entre guerre et règlement politique
Depuis le début des années 1990, les rapports entre l’Inde et le Pakistan ne cessent de se détériorer, au point qu’on a évoqué l’éventualité d’une nouvelle confrontation militaire, et même nucléaire, entre les deux pays. Le maintien d’une forte tension au Cachemire, l’exacerbation des sentiments communautaires et de l’antagonisme religieux entre hindous et musulmans ainsi que les problèmes internes alimentent ces supputations. Cependant, force est de constater que les relations indo-pakistanaises, pour conflictuelles qu’elles soient, n’ont pas dégénéré en guerre. Cela laisse supposer l’existence de facteurs favorisant l’état de paix, ou plutôt de non-guerre, tant sont violents les échanges verbaux et diplomatiques, et fréquents les incidents frontaliers au Cachemire. L’absence de guerre, et donc de toute possibilité de modification par la force du statu quo cachemiri, pourrait-elle faciliter un règlement politique de ce dossier?
L’imbroglio cachemiri
Depuis 1947, date de l’indépendance de l’Inde et du Pakistan, le Cachemire constitue un casus belli entre ces derniers. Ce petit État à majorité musulmane est à l’origine de la première guerre indo-pakistanaise qui s’achève, en 1949, par sa division en un Cachemire pakistanais (Azad Cachemire et Territoires du Nord), intégré sans trop de difficultés au Pakistan, et un Cachemire indien (Jammu-et-Cachemire) dont l’insertion dans l’Union indienne s’avère plus problématique. Deux nouvelles guerres indo-pakistanaises, en 1965 et en 1971, ne parviennent pas à modifier la frontière de facto entre les deux Cachemires. L’Inde, qui se satisfait de la division, souhaite résoudre cette question dans un contexte bilatéral et réussit à en faire inscrire le principe dans l’accord de Simla (1972), signé après la défaite pakistanaise lors de la guerre du Bangladesh. Le Pakistan, quant à lui, continue à revendiquer le Cachemire indien et, craignant un face-à-face inégal avec New Delhi, accepte mal le cadre bilatéral des négociations. Il cherche donc à internationaliser le conflit. Islamabad a trouvé dans le pourrissement de la situation interne au Cachemire indien au cours des années 1980 une occasion rêvée pour arriver à ses fins.
En effet, depuis cette décennie, les aspirations séparatistes toujours présentes au Cachemire se sont fortement affirmées à la faveur du discrédit frappant le principal parti modéré cachemiri, la Conférence nationale. Après la mort, en 1982, de son dirigeant charismatique, Sheikh Abdullah, qui a su sauvegarder l’identité cachemiri au sein de l’Union indienne, la Conférence nationale n’a pu empêcher le Parti du Congrès de s’emparer du pouvoir lors des élections de 1983 et de 1987 au Cachemire. Elle s’est même prêtée au jeu «congressiste». Les mouvements séparatistes, qu’ils soient partisans de l’indépendance ou du rattachement au Pakistan, ont profité du mécontentement suscité par les gouvernements corrompus et considérés comme «à demi indiens», issus de ces élections truquées, pour exacerber le sentiment anti-indien de la population musulmane.
Depuis 1989, le Cachemire est le lieu d’une véritable insurrection menée par de multiples groupes armés situés en général dans la mouvance du Front de libération du Jammu-et-Cachemire, en principe laïque et favorable à l’indépendance, ou dans celle du Hezb-ul Mujahidin, d’inspiration religieuse et prônant l’intégration avec le Pakistan. Le terrorisme ainsi déclenché a contraint la population hindoue de la vallée – quelque cent cinquante mille personnes – à fuir et à se réfugier au Jammu et au Pendjab. L’armée indienne déployée dans la région a vu ses effectifs augmenter progressivement, jusqu’à atteindre le chiffre impressionnant de trois cent cinquante mille hommes.
Car l’Inde fait face, depuis 1989, à une situation qu’on peut qualifier de guerre au Cachemire. Le Pakistan soutient les militants proches du Hezb-ul Mujahidin sur les plans militaire, logistique et diplomatique. De même, les combattants «afghans» (c’est-à-dire ceux, quelle que soit leur nationalité, qui ont combattu le régime communiste et les Soviétiques en Afghanistan) s’infiltrent massivement dans le Cachemire indien pour aider leurs frères islamiques. Les échanges de tirs le long de la frontière se multiplient, et surtout les affrontements entre les séparatistes et les forces armées indiennes ont déjà fait douze mille morts selon les autorités, cinquante mille selon les militants rebelles.
L’ampleur de la répression, faisant peu de cas du respect des droits de l’homme, place l’Inde dans une posture délicate alors qu’elle permet à Islamabad de mobiliser l’opinion internationale, notamment islamique, en faveur de ses positions qui, par ailleurs, se sont radicalisées: après avoir longtemps demandé l’autodétermination, les dirigeants pakistanais revendiquent aujourd’hui purement et simplement l’annexion du Cachemire au Pakistan. Islamabad est parvenu à inclure ce dossier dans l’agenda de l’Organisation des pays islamiques et fait pression pour obtenir la condamnation de l’Inde par le Comité des droits de l’homme de l’O.N.U. Sa tâche est d’autant plus facile que le renforcement en Inde du Bharatiya Janata Party (B.J.P.), violemment antimusulman et antipakistanais, prônant les valeurs hindouistes et mettant en cause les fondements laïques de l’Union indienne, suscite de légitimes inquiétudes. La destruction de la mosquée de Babur par des militants hindous fanatiques, proches de ce parti, en 1992, et la vague d’attentats à la bombe et d’émeutes qui l’a suivie en 1993 attestent l’exacerbation des antagonismes communautaires en Inde et ont provoqué une forte émotion dans le monde musulman.
L’Inde, quant à elle, réitère haut et fort que le Cachemire fait intégralement partie de l’Union indienne. Elle exclut d’autant plus l’éventualité de sa sécession que celle-ci ne manquerait pas de mettre en branle un processus d’éclatement du pays, en proie à diverses forces centrifuges. Forte de cette conviction, l’Inde accuse Islamabad de promouvoir le terrorisme et joue sur la division des États islamiques pour repousser l’offensive diplomatique pakistanaise sur le plan international. Elle argue de la nécessité de lutter contre le terrorisme pour rechercher l’appui des pays occidentaux, et notamment des États-Unis; dans cette optique, elle a estimé que le programme en vingt-cinq points approuvé au sommet du G7 contre le terrorisme en août 1996 renforçait sa propre action. Elle a réussi également à éviter d’être condamnée pour violations des droits de l’homme au sein des organes compétents des Nations unies grâce au soutien de l’Iran, pays chiite, qui s’affronte au monde sunnite dans le jeu géopolitique se déroulant dans l’espace islamique.
La guerre improbable
Ce bras de fer entre les deux protagonistes témoigne de l’intransigeance de leur position et de leur volonté de ne rien concéder sur le fond du dossier cachemiri. Il n’est donc pas étonnant que les entretiens sur ce sujet (les derniers datent de janvier 1994) entre les secrétaires d’État aux Affaires étrangères des deux pays ne donnent aucun résultat. Plus surprenant, en revanche, est le fait que les incidents frontaliers ne dégénèrent pas en une nouvelle guerre indo-pakistanaise. Et cela d’autant plus qu’un conflit militaire limité – une guerre de position – perdure depuis une dizaine d’années au pied du glacier du Siachen où s’arrête la «ligne de contrôle» indo-pakistanaise. Dans ce secteur, l’armée indienne a occupé en 1984 des positions dominantes sur la chaîne de Saltoro, interdisant l’accès au col frontalier du Karakorum depuis le Baltistan sous contrôle pakistanais. Mais le maintien de la paix s’explique aisément par plusieurs facteurs.
Sur le plan militaire, il faut noter le peu d’intérêt et les difficultés qu’ont les deux pays à ouvrir les hostilités à grande échelle. Les deux armées souffrent de la réduction des crédits. Depuis 1990, l’Inde a diminué radicalement son budget militaire, car la mise en œuvre de sa réforme économique exige la compression des dépenses publiques. Avec la disparition de l’U.R.S.S., elle a perdu son principal fournisseur d’armement et doit faire face à des problèmes de maintenance et de pièces de rechange pour son équipement militaire, qui est à 80 p. 100 d’origine soviétique. De même, le Pakistan ne bénéficie plus de l’aide militaire des États-Unis en application de l’amendement Pressler, voté par le Congrès américain, qui pénalise les pays soupçonnés de mener un programme nucléaire militaire (les États-Unis ont cependant fourni en 1996 du matériel militaire à Islamabad, probablement en raison de la situation en Afghanistan). Par ailleurs, les deux armées se voient en partie immobilisées par des tâches de maintien de l’ordre: presque 45 p. 100 des effectifs de l’armée indienne au Cachemire, au Pendjab et en Assam; une fraction non déterminée de l’armée pakistanaise au Sind. Enfin, le facteur nucléaire (les deux pays possèdent la capacité nucléaire, bien qu’on ignore l’état exact de leurs arsenaux atomiques) joue pleinement son rôle dissuasif.
Sur le plan économique, ensuite, deux phénomènes jouent en faveur de la paix. L’Inde mise désormais sur la réussite de sa nouvelle politique de libéralisation pour intégrer le marché mondial, devenu un facteur essentiel de puissance dans le monde de l’après-guerre froide. Elle sait qu’une guerre avec le Pakistan entraînerait l’échec de cet objectif. Le Pakistan, lui-même en proie à des difficultés économiques, obéit à de semblables impératifs. Mais surtout, depuis décembre 1995, un accord de commerce préférentiel en Asie du Sud (South Asia Preferential Trading Arrangement, S.A.P.T.A.), décidé au septième sommet de la South Asian Association for Regional Cooperation (S.A.A.R.C.), est entré en application et rapproche les deux pays. L’Inde a accordé au Pakistan le statut de la nation la plus favorisée, et leur commerce bilatéral s’accroît. Le renforcement des liens économiques ne peut que participer des signaux apaisants que le Premier ministre pakistanais a envoyé au nouveau gouvernement de Deve Gowda en juillet 1996: Benazir Bhutto a en effet exprimé le désir d’Islamabad de reprendre les discussions bilatérales sur le dossier cachemiri. De son côté, le ministre indien des Affaires étrangères, Inder Kumar Gujeral, a affirmé la volonté indienne de reprendre le dialogue avec le Pakistan à tout moment, sur la base des accords de Simla.
Enfin, les facteurs internationaux jouent en faveur de la paix entre les deux pays. Depuis la fin de la bipolarité, les États-Unis, devenus la seule puissance mondiale, n’ont aucun intérêt au déclenchement d’un conflit armé entre le Pakistan, qui demeure leur allié dans le jeu mouvant de l’Afghanistan et de l’Asie centrale, et l’Inde, désormais partenaire commercial et économique de taille. D’ailleurs, même si New Delhi le nie, il est probable que Washington est intervenu, en 1990, auprès des deux États pour désamorcer la crise qui, selon la presse américaine, était sur le point de déboucher sur une confrontation militaire.
Quelle perspective de règlement politique?
Pour autant, l’absence de guerre et son caractère improbable ouvrent-ils une perspective de règlement politique? Certes, ni l’Inde ni le Pakistan ne peuvent modifier facilement leur position sur le dossier cachemiri: il revêt un caractère symbolique et passionnel tel que les deux pays disposent, sur le plan interne, d’une marge de manœuvre très limitée. Cependant, toute solution n’est pas à exclure et dépend de l’évolution de la situation au Cachemire indien.
Tant que s’exprimera dans cet État un réel sentiment propakistanais ou indépendantiste, le lâchage par Islamabad de ses «frères» cachemiris ne sera que difficilement envisageable. Pour l’ensemble des forces politiques, le Cachemire sert de «dérivatif» aux problèmes internes pakistanais; il représente le seul terrain de consensus dans un pays en voie de déliquescence politique et de crise économique. En effet, le Pakistan est, tout autant que l’Inde, tiraillé par de fortes tendances centrifuges, tendances que les services secrets indiens se font un plaisir d’attiser. Sur ce terreau fertile pèsent les conséquences de la guerre en Afghanistan: le trafic d’armes et de drogue, la corruption, le blanchiment de l’argent sale, les liens entre banditisme et militantisme, autant de facteurs qui alimentent le désordre interne. Celui-ci résulte également de la corruption de la plus haute sphère politique: de l’establishment militaire, qui exerce encore une forte influence sur la vie politique pakistanaise; mais aussi du Premier ministre Benazir Bhutto, destituée de ses fonctions à la fin de 1996 pour corruption et complicité d’assassinat de son frère et rival politique. Bref, le Pakistan se trouve dans une situation d’instabilité politique grave. Les autorités d’Islamabad ne peuvent ignorer que le Cachemire est devenu le point de ralliement d’une population chauffée à blanc depuis le début de cette décennie par une véritable surenchère verbale menée par l’ensemble des forces politiques, notamment les islamistes du Jamaat-i-Islami. Elles ont aussi beau jeu de mettre l’Inde, le «frère ennemi», en difficulté sur la question cachemiri. L’aide pakistanaise sera donc toujours acquise aux séparatistes cachemiris, et cela d’autant plus que seule la réussite de l’insurrection et la pression internationale pourraient transformer le statu quo à la frontière. Pour que l’attitude d’Islamabad change, il faudrait que les données internes du Cachemire évoluent et que la population soit prête à accepter une solution de rechange, qui ne peut être que l’autonomie au sein de l’Union indienne.
C’est pourquoi, pour New Delhi, la priorité est d’abord de mater l’insurrection et d’isoler les militants sécessionnistes. Les autorités indiennes misent sur la lassitude de la population et les difficultés économiques engendrées par tant d’années de guerre pour réussir la pacification sans faire au préalable de concessions aux rebelles. Elles pensent pouvoir rééditer au Cachemire le succès de leur stratégie de lutte contre les séparatistes sikhs. Ce faisant, elles sous-estiment peut-être le caractère particulier du problème du Cachemire en raison de la dimension mondiale du mouvement islamique intégriste...
Cependant, le gouvernement indien a enfin «réussi», sous haute surveillance militaire, à organiser les élections dans cet État, resté depuis 1989 sous l’administration directe de New Delhi. La Conférence nationale a remporté la majorité des sièges, aussi bien au sein de la représentation cachemiri au Lok Sabha, la Chambre du peuple de l’Union indienne (mai 1996) qu’à l’Assemblée législative du Jammu-et-Cachemire (sept. 1996).
Mais, pour normaliser la situation, faudrait-il encore que l’Union indienne accorde aux Cachemiris un statut d’autonomie leur permettant de sauvegarder leur identité. D’ores et déjà, le gouvernement du Front uni prévoit l’ouverture de négociations avec le gouvernement cachemiri pour aller dans ce sens. Mais le chemin reste semé d’embûches. En effet, le mouvement nationaliste hindou, qui fait de la question du Cachemire son «fonds de commerce», s’y oppose fermement. Et aujourd’hui le B.J.P. est devenu le premier parti au Lok Sabha, ayant obtenu 160 sièges (au lieu de 119 en 1991) lors des élections législatives de mai 1996. Certes, il n’a pas pu former un gouvernement, en raison de l’alliance de circonstance formée contre lui par la plupart des partis représentés au Parlement, mais il constitue désormais un élément essentiel sur la scène politique indienne. Une partie non négligeable de l’opinion publique en Inde devient également réticente à l’idée d’un statut spécial pour le Cachemire.
Cependant, en dehors du dossier cachemiri, un processus de «régionalisation» est en œuvre en Inde à la faveur de la libéralisation économique. Depuis quelques années, avec l’allègement des contrôles administratifs et du rôle de l’État central dans l’économie, les pouvoirs régionaux tendent à devenir plus autonomes dans le domaine de la décision économique. Ce mouvement nécessite une politique de décentralisation profonde, permettant de contenir et d’assimiler le potentiel centrifuge qu’il contient. Une telle évolution pourrait contribuer à régler la question de l’autonomie cachemiri.
Encyclopédie Universelle. 2012.