CHÉNIER (A.)
Un bref passage sur la terre des hommes et une fin tragique; la carrière de poète qu’il n’a pas eue; sa présence, sa poésie perpétuées parmi nous: telles sont, aux yeux de l’histoire, les trois vies d’André Chénier. La première dure à peine trente-deux ans et se termine sur l’échafaud le 7 thermidor an II (25 juillet 1794). La deuxième nous mène jusqu’à la Restauration. La troisième commence en 1819 avec l’édition Latouche. De son vivant, Chénier ne publie rien avant 1790. S’il meurt inconnu, c’est par sa faute; Roucher, son compagnon de charrette, avait du moins fait paraître Les Mois . Il laisse une liasse hétéroclite de papiers heureusement préservés de la destruction, et ces ruines font supposer le monument qu’il rêvait de bâtir. Puis, le romantisme le hisse sur les autels: dès lors, sa fortune est faite. La littérature française compte avec orgueil dans ses rangs le génie inattendu qui a ressuscité, trente ans avant Lamartine, la poésie moribonde. Quand on parle d’André Chénier, il faut avoir présente à l’esprit cette double disproportion entre l’intention et le résultat, entre la matière brute d’une œuvre et sa destinée posthume.
Du berceau à la guillotine
Des travaux remarquables ont permis de bien connaître le détail de cette courte vie. Né à Constantinople, André Chénier tenait de sa mère, qui était issue d’une famille latine d’Orient, une âme grecque. À trois ans, ses parents l’amènent en France. Études solides au collège de Navarre, où, roturier pauvre, il côtoie les héritiers riches et titrés; il y noue de nobles amitiés (voir les Épîtres ). À partir de dix-huit ans, dure recherche d’un emploi et, pour occuper le temps, alternance des travaux et des dissipations. Des amours faciles (Lycoris ), une liaison orageuse avec une créole de mince vertu (Camille -D’A za n). Un bref séjour dans l’armée à Strasbourg; un voyage en Suisse avec les frères Trudaine, peut-être un autre en Italie. À vingt-cinq ans, il se résigne à prendre une place d’humble secrétaire dans la diplomatie et séjourne à Londres jusqu’en 1790. La Révolution lui donne une raison d’exister; il regagne la France pour agir. Journaliste, son ardeur le perdra. «Modéré violent» (R. Brasillach), il part en guerre contre la tyrannie jacobine et se fait des ennemis mortels. La journée du 10 août le jette dans la clandestinité. Il séjourne notamment dans la banlieue de Versailles, où il entretient une amitié amoureuse avec Fanny Le Coulteux. Le 7 mars 1794, il tombe dans une souricière. Les Iambes étaient déjà entamés. Pourtant, c’est un «prosateur stérile» que ses tueurs envoient à l’échafaud quatre mois plus tard.
Imitation et invention
À vingt ans, Chénier sait ce qu’il ne veut pas être: un Dorat. Il sait moins bien ce qu’il sera: impulsif, velléitaire, il cède à la dispersion et à la procrastination (voir l’Épître sur ses ouvrages). Il commence à écrire en plein âge d’or de la poésie descriptive : si la terminologie est discutée, l’idéal, lui, ne fait plus question. La poésie peut et doit égaler la philosophie, il y a vingt ans qu’on le dit. La véritable imitation n’exclut pas un effort constant d’invention: l’épopée moderne sera. Cette épopée qu’il rêve, fusion de Virgile et de Newton, dans quelle mesure n’est-elle pas déjà écrite? Les Mois de Roucher paraissent en 1780 et le Christophe Colomb de Lesuire en 1781: 12 chants d’un côté, 26 de l’autre, double point de comparaison très honorable pour «évoquer» l’Hermès et l’Amérique , Iliade et Odyssée de l’esprit lancé dans l’aventure de la connaissance. Quant à la poétique impliquée par le genre descriptif, elle est très correctement mise en place dans le poème des Styles de Cournand (1780).
Dans le mouvement poétique issu des Lumières, Chénier n’est pas l’initiateur, mais un relayeur plus doué que les autres, un représentant de la troisième vague. La première, celle de Saint-Lambert et de Marmontel, produisait déjà à l’heure de la naissance de Chénier (1760-1770). La deuxième, celle de Lemierre et de Roucher, a donné son maximum en 1780. Il arrive au moment de la relance nécessaire: le programme développé dans L’Invention se justifie par une retombée de l’effort créateur depuis 1782, date des Jardins de Delille, et par la recrudescence d’un exercice artificiel et scolaire, l’imitation poétique. «Invente, ose, travaille»: exhortation à soi-même d’un jeune poète dont le labeur piétine; à peine 500 vers rédigés en douze ans. Le drame de Chénier (comme de Fontanes) ne fut-il pas celui qu’exprime La Bruyère: «Tout est dit et l’on vient trop tard», le drame d’une invention qui n’a plus rien à inventer et qui tourne sur elle-même, vacante, inemployée? Tous ses projets sont également et sans exception ceux de sa génération. Des Épîtres , dans ce siècle métromane, qui n’en a pas écrit? Ses Élégies auraient pris place à côté de celles de Lebrun, Parny et Bertin qu’elles ne surpassent point. Ses Bucoliques , exercice savant d’adaptation de l’antique et de musique verbale, entre les Idylles de Léonard et les romances de Millevoye. Son poème biblique Suzanne , entre Ruth ou Tobie de Florian et L’Enfant prodigue de Campenon. Son Art d’aimer eût-il été autre chose qu’une doublure de celui de Gentil Bernard (1775)? Il semblait doué pour la satire (La République des lettres ): sur ce terrain, Gilbert l’avait précédé et son frère Marie-Joseph le suppléera, tous deux avec talent, sachant y mettre la hargne nécessaire. Sous la Révolution, comme tout le monde, il sacrifie au grand lyrisme: l’ode, l’hymne, le dithyrambe sont à l’ordre du jour. Les Iambes , singulier chant du cygne, le montrent enfin seul de son espèce, bouleversant.
Chénier, s’il avait survécu, aurait-il achevé son œuvre? Il est le grand absent de la période de 1800-1815: la disgrâce distinguée dont souffrent alors les Muses l’aurait probablement étouffé. On l’imagine mal en servant du despotisme. Entre Delille, confiné dans sa gloire et divulguant trop tard des splendeurs démodées, Fontanes, grand officiant du régime qui ne versifie que dans le secret, et Marie-Joseph, opposant raidi et ulcéré, quelle position eût-il adoptée? La Révolution, ne l’oublions pas, a suscité un nouveau Chénier, remarquablement doué pour la prose d’idées ou de combat. N’aurait-il pas penché de ce côté, déléguant à des cadets le soin d’achever le monument: Lemercier pour bâtir L’Atlantiade , La Mérovéide , La Panhypocrisiade ; Millevoye, et bientôt Lamartine, pour de plus courtes Méditations ?
«Tout peindre»
Tel qu’il est, on ne cesse de revenir à lui, «Phénix sorti vivant des cendres du tombeau». Ces fragments, dont il devait se désoler, disent son rêve mieux que ne le ferait l’œuvre achevé. C’est la revanche du génie et le triomphe de la poésie. Ce rêve prend sa source en Grèce, pays du marbre, de la lumière, de la pureté, terre de la mythologie, du «langage sonore», paradis de la connaissance, dont le poète garde le lointain souvenir. Il se poursuit dans une fringale de découverte absolue qui pactise avec la matérialité du monde: la poésie, comme l’ambre, a le pouvoir de cristalliser l’objet qu’elle happe au passage: «Mes chants savent tout peindre.» L’union de l’ancien et du nouveau, de la science et de l’histoire, de la mythologie et de la réalité enfante les images caractéristiques où s’exprime l’obsession tenace de l’être aspirant à une plongée dans la nature élémentaire, retour de l’âme «à sa grande origine». L’énergie vitale se dissout dans le cosmos, soit que le corps s’exténue par sublimation (Néère ), soit que sa chute dans l’eau provoque une immersion bienfaisante (Hylas ), soit que l’onde le restitue à la terre qui lui fait cortège (La Jeune Tarentine ), soit que le feu primitif l’absorbe tout entier en un «plein ciel» admirable où la nuit devient torrent de lumière (Hymne à la nuit ). La poésie, élévation du matériel à l’immatériel, naît dans un transport violent et bref, élan spasmodique dont le dernier soupir de Néère et le cri rageur des Iambes restent, sur deux registres bien différents, la plus belle illustration. La mort est au bout du chemin, non pas comme un terme, mais comme la vision reposante et gracieuse d’une métempsycose. Enfin, l’épopée en miettes de Chénier signe la faillite du grand poème et inaugure l’ère du lyrisme fragmentaire. On s’explique que les modernes de toute génération le revendiquent comme leur précurseur: car il enseigne que la poésie engage l’homme tout entier et que, si elle commence par une perception virginale du réel, elle ne trouve son accomplissement que dans le surréel.
Encyclopédie Universelle. 2012.