KENYA
Du Kenya, on peut tirer d’admirables cartes postales: longues plages de sable blanc; sommets neigeux du mont qui donne son nom au pays: le Kirinyaga (plusieurs fois déformé avant de devenir Kenya); vives antilopes dans la savane; puissants éléphants dans un cours d’eau; sans parler des pasteurs peinturlurés pour l’agrément des touristes... Mais, par-delà la richesse et la beauté, très réelles, de ses paysages, le Kenya, produit d’une histoire millénaire où l’humanité trouva l’un de ses berceaux, est aussi une terre de rencontres et d’affrontements dont l’aboutissement fut une mosaïque culturelle; un pays colonisé, brutalement et totalement, au mépris des peuples qui l’habitaient; un mouvement nationaliste qui déclencha, si pauvrement que ce fut, la première lutte armée africaine pour l’indépendance; un État indépendant qui se débat dans les rets de la dépendance et dans ses contradictions sociales internes.
Au Kenya, tout semble s’opposer, les paysages et les hommes. Pourtant, beaucoup de choses unissent la société qu’il porte aujourd’hui: des valeurs et des morales en mutation; un système politique original laissant une certaine place à la communication entre dirigeants et dirigés; un dynamisme social qui peut engendrer aussi bien l’esprit d’entreprise que la révolte contre l’injustice. Mais ce bouillonnement porte les stigmates de la colonisation et n’est pas encore parvenu à réaliser l’épanouissement des hommes. Alors, entre la patience et l’explosion, le Kenya s’inquiète. Et c’est ainsi qu’il apparaît aujourd’hui.
1. Une terre de contrastes
À tous les points de vue, le Kenya apparaît comme un pays de contrastes: contrastes des paysages, des climats, des modes de mise en valeur du territoire.
La formation géomorphologique
Le socle précambrien composé de matériaux volcaniques et de sédiments fortement métamorphisés forme le soubassement du Kenya. Au Secondaire s’amorce la formation de la vallée du Rift. Mais il faut attendre le Miocène inférieur pour que débutent les grandes manifestations volcaniques et tectoniques qui vont creuser le Rift de la Turquie au Mozambique et mettre un quart du Kenya au-dessus de 1 000 mètres d’altitude.
Des laves diverses construisent alors de vastes plateaux: Kapiti, Kericho, Laikipia. Des appareils volcaniques plus ou moins complexes s’érigent: mont Elgon, Nyandarua, mont Kenya, Longonot. Le bombement initial du Rift, dû à la poussée magmatique, se déchire, les bords de la déchirure s’écartent, des fossés d’effondrement se creusent, des blocs basculent, un ensemble imposant de failles s’installe, orienté nord-sud.
Au Quaternaire, l’activité volcanique se poursuit intensément avec les plus puissantes éruptions du mont Kenya et celles des principaux cônes de la vallée du Rift, avec également des écoulements de basaltes. Des sédiments s’entassent sur plus de 1 000 mètres du lac Turkana à l’actuelle frontière somalienne et dans le fond du Rift. Le niveau de la mer se déplace de nombreuses fois sur une amplitude de plusieurs dizaines de mètres modelant la côte, édifiant de solides barrières coralliennes. Des moraines glaciaires se déposent au cours de la dernière glaciation sur les pentes des plus hauts reliefs.
À l’ère contemporaine, l’activité volcanique perdure mais sous forme géothermale et sismique.
Le relief
Les Hautes Terres qui se dressent sur un quart du territoire kenyan sont une association de massifs d’origine précambrienne, aplanis puis retravaillés par l’érosion, et de reliefs volcaniques du Tertiaire et du Quaternaire. Elles sont traversées du nord au sud par l’effondrement du Rift. Les dénivellations entre le fond de la vallée, parsemé de lacs et de cônes volcaniques éteints ou endormis, et ses bords peuvent atteindre plus de 1 000 mètres. Cet ensemble monumental se prolonge vers le nord et le sud par des plateaux de laves ponctués d’inselbergs.
À l’ouest des Hautes Terres, une surface d’érosion très disséquée s’abaisse de 1 500 à 1 200 mètres jusqu’au plateau de Nyanza qui borde le lac Victoria logé depuis le Quaternaire dans une vaste mais peu profonde déformation en creux.
Le nord du Kenya est occupé par de vastes plaines intérieures dont l’origine s’échelonne du Précambrien au Quaternaire. On y trouve également le lac Turkana et la zone la plus aride du Kenya: le désert de Chalbi.
À l’est des Hautes Terres, un plateau sec et ingrat descend de 1 300 mètres à 300 mètres. Surface d’érosion de la fin du Tertiaire, il est parsemé d’inselbergs dont les collines de Taita, hautes de 2 208 mètres, forment le groupe le plus original. Il se prolonge tantôt par des marécages tantôt par des collines informes avant de déboucher au sud-est sur la plaine côtière.
L’hydrographie
À l’écart des grands bassins hydrographiques africains, le réseau kenyan offre un intérêt limité. La pluviosité insuffisante, l’évaporation intense font que peu de fleuves sont entièrement pérennes et que l’essentiel des rivières prend sa source dans les Hautes Terres, véritable château d’eau. Le fleuve le plus important, la Tana, drainant un bassin de 62 160 kilomètres carrés, joue cependant un rôle important dans l’économie du pays (hydroélectricité, irrigation). Il se jette, comme certains autres fleuves, dans l’océan Indien; des rivières, en revanche, terminent leur course dans le lac Victoria qui alimente le Nil blanc. Dans le creux de la vallée du Rift, enfin, les cours d’eau sont endoréiques et se regroupent en petits bassins isolés par la topographie accidentée.
Les lacs d’origine tectonique sont vastes: Turkana, Victoria, Nakuru, Naivasha, Magadi. Ceux d’origine volcanique ou glaciaire sont nombreux mais minuscules.
Le climat
Les vents formés essentiellement par des alizés qui se déplacent du nord-est au sud-est au cours de l’année sont instables et avec une capacité à apporter la pluie très variable car ils sont soumis à des phénomènes de subsidence et de divergence peu favorables aux précipitations. Le relief joue en revanche un grand rôle: c’est lui qui déclenche la grande majorité des pluies; l’ishoyète des 750 millimètres par an passe à plus de 1 000 mètres d’altitude.
La conjonction de ces deux éléments fait que les pluies tombent surtout en altitude mais qu’elles restent partout inférieures à ce que la latitude équatoriale et tropicale pourrait laisser espérer. Elles se répartissent, avec de grandes irrégularités, entre deux maximums: les grandes pluies (long rains ) de mars à mai et les petites pluies (short rains ) d’octobre à décembre. Souvent violentes, elles sont fréquemment accompagnées d’orages impressionnants.
Les températures dépendent plus de l’altitude et des pluies que de la latitude. Les variations diurnes sont plus importantes que les variations annuelles. Les Hautes Terres sont donc bien arrosées avec des températures fraîches et agréables. La vallée du Rift trop protégée et en contre-bas des reliefs souffre de sécheresse. L’Ouest recueille les bénéfices du flux ouest équatorial humide du Congo, de la présence de l’énorme masse d’eau du lac Victoria et de l’altitude, ce qui lui permet d’être la région recevant les précipitations les plus importantes (partout plus de 1 000 mm/an) et les plus régulières. Le Nord souffre de phénomènes de subsidence et de divergence des vents, d’où son aspect plus ou moins désertique: les pluies y sont inférieures à 250 millimètres par an et l’évaporation intense. Le Centre et l’Est ont un climat tropical sec mais les collines de Taita et la région de Kwale situées en altitude entretiennent des microclimats humides aux températures fraîches. La côte, très humide, n’offre cependant pas un vrai climat équatorial: sa partie septentrionale ne reçoit même pas 1 000 millimètres par an.
La végétation et la faune
Steppes, savanes et forêts denses humides (rain forests ) se succèdent en fonction de l’altitude et des précipitations. Le bush (ensemble de broussailles) à base de Commiphora et d’acacias couvre 70 p. 100 du territoire. La savane arborée forme une large ceinture autour des Hautes Terres entre 900 et 2 000 mètres d’altitude et occupe une assez large bande côtière. C’est un milieu fragile très menacé par le feu.
En altitude, forêts et prairies alternent de 2 000 à 2 700 mètres. Mais les forêts dévastées par l’homme ne couvrent plus qu’une faible superficie. Au-dessus de 2 800 mètres croît une flore afro-alpine de Hagenia et de Hypericum remplacée au-delà de 3 000 mètres par des bruyères géantes et des fougères arborescentes. L’étage alpin apparaît vers 3 700 mètres sous forme de lande marécageuse, domaine des lobélias géants et des séneçons. À partir de 4 000 mètres, c’est l’univers des lichens, des mousses et des glaciers. La côte, quant à elle, est bordée d’une épaisse mangrove et possède quelques lambeaux de forêts sèches ou humides selon le lieu.
La faune est particulièrement riche, variée et abondante. Les déplacements des herbivores sauvages, associés aux carnivores, sur de vastes territoires permettent le renouvellement des herbages. Les eaux chaudes de la mer favorisent le foisonnement d’une importante faune marine. Les lacs, également chauds et riches en carbonate, attirent des myriades d’oiseaux aquatiques. Les poissons adaptés au milieu très alcalin de ces lacs pullulent.
L’action de l’homme a failli détruire l’équilibre écologique naturel qui existait entre la végétation et les animaux. La création de zones protégées et l’interdiction de la chasse depuis 1977 ont permis de sauver certaines espèces.
Les difficultés de la mise en valeur
Très faiblement pourvue en richesses minérales, l’économie kenyane repose sur une agriculture connaissant de nombreuses difficultés.
L’insuffisance des pluies limite à un cinquième du pays la zone de haut potentiel agricole. Les méthodes archaïques utilisées dans le secteur traditionnel et la pression démographique croissante ne lui permettent pas d’atteindre son meilleur rendement. Ce secteur produit du maïs partout où c’est possible, du millet, du sorgho, des bananes, du manioc. Le secteur moderne, très faible, concentré dans la vallée du Rift et sur les Hautes Terres, est cultivé en grands domaines. Sept grands projets d’irrigation sont en cours de réalisation, notamment dans les zones arides et semi-arides (Mwea, Ahero, bassin de la Tana, Perkerra, Bunyala, Kano ouest et Bura). En 1990, ils couvraient près de 11 000 hectares sur lesquels un peu moins de huit mille ménages paysans cultivaient du riz, de la canne à sucre, du coton, mais devaient faire face à de nombreuses difficultés. Les autres cultures du secteur moderne sont le maïs (en 1990, 527 000 t vendues aux offices de commercialisation), le blé (78 500 t), le café (111 900 t), le thé (197 000 t), le riz, le coton, le pyrèthre et le sisal. Ces productions demeurent encore soumises aux aléas climatiques qui expliquent les variations importantes d’une année à l’autre et les pénuries qui s’ensuivent (1988, 502 000 t de maïs livrées; 1989, 648 000 t).
L’élevage moderne se pratique de façon extensive en vastes ranches hérités, comme les grands domaines céréaliers, de la colonisation. Installé dans les parties les plus sèches des Hautes Terres (Rift, plateau de Laikipia), partiellement contrôlé par des organismes nationaux, il produit viande, lait, laine. Les grandes plaines du Nord et les plateaux du Sud, secs et aux maigres pâturages, forment le domaine du pastoralisme où des espèces locales de bovins, d’ovins, de caprins, bien adaptées aux dures conditions climatiques, fournissent une part très importante de la viande commercialisée. 95 p. 100 du produit de la pêche proviennent des lacs où de grandes pêcheries sont installées. Ce secteur a connu un développement rapide (auquel la lutte contre la pollution des eaux n’est pas étrangère) qui a permis d’atteindre une production de 191 800 tonnes en 1990, soit une augmentation de 55 p. 100 en volume par rapport à 1987. Les perspectives de l’industrie de la pêche ne prêtent pourtant pas à l’optimisme, du fait de la suppression des aides apportées par l’État ainsi que par les Scandinaves et les Japonais.
La forêt n’occupe que des îlots couvrant à peine plus de 5 p. 100 du territoire. Une reforestation a été amorcée depuis 1953, particulièrement dans l’ouest des Hautes Terres. Au total, 169 millions d’hectares de forêt (principalement plantés en pins et cyprès) étaient exploités en 1990.
Le secteur industriel est dominé par l’alimentation, le textile, la mécanique, la chimie et le bois. Localisé dans les Hautes Terres, dans l’Ouest et sur la côte, il se concentre autour des villes. En quasi-stagnation, il employait en 1990 moins de 20 p. 100 de la main-d’œuvre salariée (mines, industries, électricité, construction; secteurs public et privé). La production électrique connaît un essor continu (3 044 GWh en 1990, pour une puissance installée de 722 MW). Depuis 1979, la capacité de production des barrages hydroélectriques a dépassé celle des usines thermiques. Mais le développement futur de l’électricité nécessite désormais la mise en exploitation des ressources géothermique et solaire. L’ensemble de l’économie interne du pays s’appuie sur la liaison routière et ferroviaire qui, de Mombasa à Kisumu via Nairobi, le traverse du sud-est au nord-ouest. Mais la route reste le moyen de transport le plus utilisé. Les 2 755 kilomètres de lignes de chemin de fer ne peuvent concurrencer les 54 724 kilomètres de routes carrossables, dont 7 943 kilomètres sont revêtus. Les projets de liaisons routières entre le Kenya, l’Éthiopie et le Soudan, qui devraient permettre le désenclavement du Nord, semblent au point mort pour des raisons politiques autant qu’économiques. Deux aéroports internationaux (Nairobi et Mombasa: 2,6 millions de passagers et 58 000 t de fret, ensemble, en 1990) assurent, avec le port de Mombasa (plus de 7 millions de tonnes de trafic), l’essentiel des liaisons avec l’extérieur.
2. L’histoire précoloniale
Les fouilles pratiquées en Afrique de l’Est ont permis de recueillir, sous forme d’ossements ou de pierres taillées, des témoins anciens d’une occupation humaine ou pré-humaine. Au Kenya, deux zones sont particulièrement riches de ce point de vue: le pourtour du lac Victoria (où furent découverts des restes d’un Proconsul Africanus datant du Miocène inférieur, soit environ 20 millions d’années avant notre époque) et la vallée du Rift (sites d’Olorgesaille, des environs des lacs Nakuru et Elementaita). Les recherches faites à partir de ces vestiges permettent de reconstituer au moins partiellement la chaîne de l’évolution humaine et mettent en évidence l’existence de différenciations culturelles rapides survenues à partir du Pléistocène. Vers 5000 avant notre ère s’y ajoutent les incursions de peuples pasteurs venus du nord; à partir de là, les influences extérieures vont se multiplier, important ou consolidant des innovations techniques décisives (agriculture, élevage, travail du fer) et coulant les fondations sur lesquelles les sociétés du Kenya moderne devaient s’édifier: un brassage culturel intense réunissant par coexistence, absorption ou affrontement des groupes rattachés en majorité aux ensembles que la linguistique moderne définit comme couchites, nilotiques et bantous.
Ainsi, les premiers Couchites seraient arrivés au Kenya il y a environ deux mille ans; les proto-Bantous vers 400-300 avant J.-C.; durant le premier millénaire de notre ère, les Nilotiques exercent une influence dominante sur les Hautes Terres de l’Ouest, donnant naissance à la civilisation des «trous Sirikwa». À la même époque, sur la côte de l’océan Indien, se met en place une autre culture tout aussi composite. D’un côté les migrants bantous parviennent sur la côte durant le premier millénaire, de l’autre l’utilisation des moussons y pousse des peuples navigateurs et commerçants, arabes surtout, qui bâtissent des cités prospères et trafiquent avec l’Asie Mineure comme avec l’Extrême-Orient. C’est cet univers swahili (côtier) que découvre Vasco de Gama en 1498; c’est lui que les Portugais vont entreprendre de soumettre sans jamais y parvenir totalement. Ils se heurtent en effet à la résistance des populations locales mais aussi à l’intervention d’autres puissances extérieures: les Turcs à la fin du XVIe siècle et surtout les Arabes omanais dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Tant et si bien que les Portugais doivent abandonner la côte kenyane en 1729. Mais les grandes familles swahili ne sont pas pour autant décidées à accepter un joug étranger et elles vont lutter contre l’emprise omanaise jusqu’au XIXe siècle en tentant d’obtenir un appui de l’Angleterre dont les navires croisent dans l’océan Indien depuis le milieu du XVIIe siècle. La Couronne hésite mais préfère traiter avec le sultan d’Oman, Sayyid Said, d’autant plus qu’en 1837 il parvient à se débarrasser de la plus puissante famille swahili, la Mazaria de Mombasa. En 1840, Sayyid Said vient s’installer à Zanzibar, épicentre du commerce côtier, notamment de la traite des esclaves. Les Anglais s’efforcent de la limiter avant d’en obtenir l’interdiction en 1897. Dans l’intervalle, ils exercent une influence de plus en plus forte sur le trône de Zanzibar. En 1884-1885, à la conférence de Berlin, ils font reconnaître leurs droits sur l’Ouganda et les régions avoisinantes. Le gouvernement britannique ne soutient que tardivement la volonté coloniale de l’Imperial British East Africa Company. Puis, en 1894, il proclame son protectorat sur le Buganda et prend en charge l’administration du territoire précédemment dévolu à l’I.B.E.A.C.; le 1er juillet 1895, il crée le protectorat de l’Est-Africain britannique, sur la région comprise entre la côte et le Buganda, incluant donc les terres relevant théoriquement de Zanzibar.
Pendant ce temps, du XVIe au XIXe siècle, l’intérieur connaît également de grands bouleversements. Les Galla (Couchites orientaux) exercent une forte pression au nord, mais seront finalement repoussés par les Somalis. À l’ouest, les migrations bantoues se poursuivent tandis que des groupes nilotiques orientaux arrivent par le Nord-Ouest. Les Luo (Nilotiques orientaux) vont occuper par petites étapes les plaines situées autour du lac Victoria. Les Hautes Terres de l’Ouest sont dominées d’abord par les descendants des gens de Sirikwa qui formeront l’ensemble dénommé ensuite Kalenjin. Mais ils sont bientôt menacés par l’arrivée des premières troupes maasai (Nilotiques orientaux). Au centre, des groupes bantous venus de l’Ouest, du Sud ou revenus de l’Est occupent progressivement le massif du mont Kenya et les plateaux l’entourant en absorbant les populations autochtones, cependant que d’autres peuples bantous organisent des villages fortifiés, les kaya , dans l’hinterland côtier. Ces populations sont en compétition pour le contrôle de l’espace, et leur répartition sur le territoire du Kenya contemporain ne se stabilisera que très lentement, et toujours avec fragilité. Au nord-ouest, progression des Turkana (Nilotiques orientaux); au nord-est, domination des Somali; entre les deux, des groupes couchites orientaux (Rendille, Gabbra, Boran) et nilotiques orientaux (Samburu), tous pasteurs dont le mode de vie est adapté à l’aridité ambiante. À l’ouest, autour du lac, installation de l’ensemble luo; vers l’intérieur, au nord, une mosaïque de peuples dont les langues seront bantoues mais qui ont subi les influences croisées des Luo, des Kalenjin et des Maasai: on les appellera Luyia. Sur les Hautes Terres de l’Ouest, en bordure de la Rift Valley, on assiste à une poussée vers le sud de deux groupes kalenjin, les Nandi et les Kipsigis, et à la guerre avec les Maasai. Ces derniers, s’ils dominent la vallée, sont pourtant divisés et de violents conflits opposent pasteurs et agriculteurs. Dans le massif du mont Kenya, les territoires kikuyu s’étendent; les agriculteurs qui les occupent prospèrent malgré les incursions maasai; ils commercent également, notamment avec les Kamba installés dans les plaines situées au sud-est de la montagne. Progressivement, les Kamba étendent des réseaux marchands allant de la côte vers le nord et l’ouest. Mais les Swahili les élimineront sur ce terrain.
À la veille de la colonisation, les organisations sociales de l’intérieur sont en pleine mutation. Les systèmes politiques traditionnels, reposant sur la répartition de l’autorité et la succession des générations au pouvoir, commencent à sécréter des «grands hommes». Le développement des échanges met en branle de nouvelles dynamiques sociales. Aucun de ces processus ne parviendra à son terme: la colonisation brisera brutalement les évolutions en cours.
3. La période coloniale
Pour les Britanniques, le Kenya fut d’abord un territoire donnant au Buganda un accès à l’océan; ils y construisirent donc un chemin de fer qui atteignit le lac Victoria en décembre 1901. Mais, du même coup, ils découvrirent des régions potentiellement riches et, dès lors, va prendre forme le rêve du white man’s country (le pays de l’homme blanc): le Kenya deviendra terre de colonisation où hommes et femmes de l’Empire s’installeront pour cultiver la terre. L’administration ignore l’existence de populations détentrices des droits sur le sol et édicte des ordonnances autorisant l’attribution de domaines aux colons; elle institue en 1907 un Conseil législatif où ceux-ci sont représentés comme membres «non officiels». Elle réprime durement les mouvements de résistance à la colonisation, qui se déclarent un peu partout et notamment chez les Nandi. Elle prétend adapter aux sociétés kenyanes son «gouvernement indirect» mais, à défaut de trouver des «chefs» selon son goût, se voit contrainte de les inventer. De l’autre bord, les colons insistent pour obtenir une large autonomie interne et une ségrégation raciale institutionnelle. Ils n’auront pas la première, mais se verront réserver les meilleures terres du pays et trouveront chez les Africains, contraints de rechercher un emploi salarié pour payer l’impôt, une main-d’œuvre aisément exploitable. Ainsi, l’édifice juridique de la colonisation (Crown Lands Ordinance, 1902; Master and Servant Ordinance, 1906; Natives Registration Ordinance, 1920) dessine une société où une minorité étrangère peut jouir d’un mode de vie quasi féodal sur des plantations dont la rentabilité économique est assurée seulement par la sous-rémunération du travail de ceux qui ont été spoliés de leurs terres et par les aides publiques et les préférences impériales. La production agricole se développe après la Première Guerre mondiale, mais le protectionnisme érigé par le gouvernement kenyan ne parvient pas à compenser un déficit permanent de la balance commerciale. La crise de 1929 élimine les fermiers européens les plus pauvres pour consolider les positions des grands planteurs. En 1934, les deux mille colons possèdent plus de mille hectares chacun dont ils doivent, incapables de les travailler eux-mêmes, concéder des portions à des paysans sans terres (squatters ) de plus en plus nombreux.
Cette situation entraîne les protestations des Africains.
Naissance et développement du nationalisme
Ainsi, il ne s’écoule pas beaucoup plus d’une dizaine d’années entre les derniers mouvements de résistance à la colonisation et les premières manifestations de nationalisme. Celui-ci s’organise d’abord autour de la volonté de récupérer la terre. Rien d’étonnant, donc, à ce que les plus touchés, les Kikuyu, soient les premiers à réagir avec la Kikuyu Association (1920) puis la Young Kikuyu Association (1921) qui, dès mars 1922, organise de puissantes manifestations dans l’Ouest et le Centre; elle va se fondre un peu plus tard dans la Kikuyu Central Association et, du même coup, se radicaliser. Mais d’autres organisations apparaissent ailleurs, souvent autour d’anciens élèves des missions: dans l’Ouest avec la Kavirondo Taxpayers’ Welfare Association (1923); plus tard, à la fin des années 1930, chez les Kamba et les Taita. À ces associations s’ajoutent, dans le Centre surtout, des écoles et des Églises chrétiennes indépendantes qui marquent le syncrétisme d’un nationalisme ne voulant pas renier les valeurs «traditionnelles» mais entendant s’engager dans la voie de la modernité telle qu’elle a été importée par la colonisation. Églises et écoles joueront un rôle décisif dans la diffusion du sentiment national. De même que le syndicalisme qui apparaît vers 1935 sous l’impulsion d’un Indien, Makhan Singh. C’est dans la Kikuyu Central Association, à la fin des années 1920, que l’on entend parler pour la première fois de celui qui devait devenir Jomo Kenyatta ; rédacteur en chef du journal de l’Association en 1927, il est envoyé par celle-ci à Londres en 1929; il y retourne en 1931 et y restera jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle il étudiera l’anthropologie et rédigera Au pied du mont Kenya .
La guerre entraîne l’interdiction des organisations africaines; mais les colons se voient confier des pouvoirs plus importants dans l’administration. Les Africains sont mobilisés et vont combattre en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Leur vision du monde en sera changée. Pour faire un geste dans leur direction, le gouvernement colonial nomme l’un des leurs, Eliud Mathu, au Conseil législatif en 1944.
Insurrection, répression et réformes
Après la guerre, les réformes politiques continuent. En 1952, six Africains nommés siégeront au Conseil législatif tandis que Eliud Mathu entrera au Conseil exécutif. Mais l’équilibre des pouvoirs n’est pas remis en cause: les Européens dominent toujours largement et les cinq représentants asiatiques au Conseil législatif sont élus. La vie des Africains, tant sur les réserves que dans les plantations, devient intenable; l’exode rural s’accélère. Le mouvement nationaliste réapparaît avec la Kenya African Union (K.A.U.) dont Jomo Kenyatta prend bientôt la tête; avec la Luo Union réorganisée en 1946 par Oginga Odinga ; avec les syndicats où Makhan Singh est rejoint par Fred Kubai et Bildad Kaggia. La K.A.U. est particulièrement active et Jomo Kenyatta prend la parole dans des réunions qui attirent des milliers de personnes; pourtant en son sein se forme un groupe de jeunes radicaux, pour la plupart anciens combattants, qui trouvent trop modérées ses formes d’action. Ils lancent des campagnes de désobéissance civile en pays kikuyu et commencent à penser en termes de lutte armée. C’est sans doute à partir de ce «groupe de 40» que se déroulent, en pays kikuyu toujours, les premières cérémonies de prestations de serment où en un rituel syncrétique des hommes et des femmes jurent de se battre pour leur terre; c’est à partir de ses membres que se constitue un comité central qui prépare la collecte des armes. La police tente de réagir mais le mouvement est insaisissable. Les actes de violence commencent à se multiplier. Le 7 octobre 1952, le chef supérieur Waruhiu est assassiné. L’état d’urgence proclamé le 20 octobre déclenche un soulèvement mal préparé, et l’arrestation des principaux responsables de la K.A.U. le prive de ses dirigeants. Les «combattants de la liberté», les Mau-Mau comme les appellent les Anglais, organisent des maquis dans les Nyandarua et le mont Kenya mais, après avoir échappé pendant presque deux ans à l’armée britannique et mené quelques opérations spectaculaires, ils vont s’affaiblir, se diviser et ne pourront résister à l’offensive britannique dirigée à la fois contre leurs camps et leurs bases arrière avec l’arrestation de milliers de personnes qui sont ensuite parquées dans des camps de concentration. En 1954, le général China est pris; en octobre 1956, c’est le tour de Dedan Kimathi, leur dernier chef historique, condamné puis exécuté. En 1959, l’état d’urgence sera levé; 10 000 Mau-Mau auront perdu la vie; 2 000 civils kikuyu; 1 000 soldats africains; 58 Européens et Asiatiques.
À l’insurrection le gouvernement colonial répond de deux façons: la répression et l’amorce de réformes. En 1954 est adoptée la constitution Lyttleton qui permet à un Africain de devenir «ministre»; en 1957, 127 000 électeurs (sur 6 millions d’Africains) vont pouvoir élire 8 membres africains du Conseil législatif. En 1954, le plan Swynnerton organise le recensement et le remembrement des parcelles, donc la privatisation de la propriété terrienne africaine; en même temps, les cultures réservées (dont le café) deviennent libres; un salaire minimal est institué et le plan Vasey ouvre le crédit aux Africains. Mais ces mesures ne suffisent pas à apaiser le mécontentement. Pendant l’insurrection, les syndicats ont poursuivi la lutte pacifiquement. Après 1955, les Africains sont autorisés à former des organisations de district qui fourniront la base de futurs partis politiques. Les élections de 1957 favorisent l’émergence de nouveaux dirigeants: Tom Mboya, Oginga Odinga, Ronald Ngala, Daniel arap Moi. Ils réclament une autre constitution et l’obtiennent en 1957 avec la «parité» entre Africains (6 millions) et Européens (50 000) au Conseil législatif, mais, insatisfaits, ils exigent de nouvelles réformes. En juillet, Oginga Odinga demande la libération de Jomo Kenyatta, emprisonné depuis l’état d’urgence. En 1959, les élus revendiquent une majorité africaine au Conseil législatif et, devant le refus qui leur est opposé, décident de boycotter ses séances. À ce moment, les partis politiques nationaux et multiraciaux sont autorisés et, sous la pression des événements continentaux, Londres accepte d’ouvrir des négociations pour l’indépendance. En 1960, la constitution McLeod augmente la participation africaine mais n’accorde encore ni responsabilité gouvernementale ni suffrage universel. Revenus de Londres, les délégués kenyans se divisent et forment des partis rivaux; aux élections de 1961, la Kenya African National Union (K.A.N.U.), avec Tom Mboya, Oginga Odinga, Julius Kiano, James Gichuru, recueille 67,4 p. 100 des suffrages; la Kenya African Democratic Union ou K.A.D.U. (Ronald Ngala, Daniel arap Moi) est largement battue mais va accéder au gouvernement alliée à des organisations européennes et asiatiques. La K.A.N.U. refuse en effet de participer au pouvoir avant la libération de Jomo Kenyatta. Celle-ci est acquise en juin 1961. Jomo Kenyatta dirige la délégation kenyane aux négociations de 1962 qui débouchent sur l’autonomie interne effective, après de nouvelles élections au cours desquelles la K.A.N.U. recueille les deux tiers des voix réparties dans tout le pays, en juin 1963. Jomo Kenyatta devient Premier ministre. L’indépendance est proclamée le 12 décembre 1963.
4. Les peuples du Kenya
Les résultats du recensement réalisé en 1989 n’ayant toujours pas été rendus public en 1993, c’est à partir des chiffres de 1979 que l’on continue d’évaluer la population du Kenya. En 1979, on comptait 15,3 millions de Kenyans, dont 225 521 non africains. La population de 1990 était estimée à 24,4 millions et les projections, fondées sur un taux d’accroissement de 3,7 p. 100 par an, laissaient prévoir près de 35 millions d’habitants en l’an 2000. S’il paraît se ralentir très légèrement, ce rythme d’augmentation de la population ne laisse pas d’être préoccupant. D’un côté, il masque une espérance de vie relativement basse (57 ans) et un fort taux de mortalité infantile (122 p. 1 000); de l’autre, il demeure sensiblement supérieur à la croissance économique et rend impossible la satisfaction des besoins des jeunes (55 p. 100 de la population a moins de 14 ans), tout particulièrement en période d’ajustement structurel, alors que les budgets sociaux sont considérablement réduits. Par ailleurs, cette population a tendance à se concentrer dans les zones les plus fertiles ou les plus actives: les densités sont très inégales (de 3 habitants au kilomètre carré dans la province du Nord-Est à 311 dans la province de Nyanza) et l’exode rural entraîne un accroissement rapide des populations urbaines (environ 25 p. 100 du total au début des années 1990).
Si l’on excepte quelques très rares survivants des populations autochtones, les peuples du Kenya comportent plusieurs grands groupes: les Couchites (Somali, Rendille, Oromo, Boran, Gabbra) occupent le Nord central et oriental; ils partagent une culture reposant sur l’élevage pastoral à partir duquel certains ont bâti de florissantes activités commerçantes; ils ont en commun une organisation raffinée des loisirs. Les Nilotiques ont entretenu d’étroites relations avec les Couchites. On distingue : les Nilotiques méridionaux, dénommés Kalenjin dans les années 1950, regroupant les habitants des Hautes Terres de l’Ouest, en majorité agriculteurs; les Nilotiques orientaux, Turkana du Nord-Ouest, Samburu et Maasai de la plaine du Rift, presque tous pasteurs nomades à l’organisation sociale égalitaire adaptée à un milieu aride; les Nilotiques occidentaux Luo installés sur les rives du lac Victoria, agriculteurs ou commerçants. Les Bantous sont dispersés en trois communautés principales: à l’ouest, les Luyia, conglomérat dense de populations diverses soumises à de multiples influences culturelles, et leurs «cousins» (ou supposés tels) Gusii et Kuria proches par certains traits des Luo; au centre, le puissant ensemble Kikuyu, Embu, Meru, agriculteurs, commerçants et entrepreneurs dynamiques auxquels il convient d’ajouter les Kamba de la province de l’Est, agriculteurs en colline, pasteurs en plaine, souvent aussi commerçants; sur la côte, enfin, les Mijikenda, héritiers des peuples des Kaya, essentiellement agriculteurs, comme les Pokomo de la vallée de la Tana, les Taita et les Taveta vivant près de la frontière tanzanienne. Du point de vue de la langue, les Swahili doivent être rattachés aux Bantous; culturellement, ils représentent une synthèse entre les populations indigènes et les Arabes qui s’installèrent sur la côte; en témoigne une culture originale dont les villes (Mombasa, Lamu) demeurent le conservatoire. Les recensements font apparaître un petit nombre d’Arabes, musulmans comme les Swahili, mais la plus importante communauté non africaine est baptisée asiatique pour inclure les habitants originaires du sous-continent indien sans distinction de religion. Parfois installés depuis plusieurs générations, ou seulement depuis la construction du chemin de fer et la colonisation, ils forment un monde fermé, prospère, qui a bâti sa puissance sur le commerce avant de se lancer non sans succès dans les affaires et l’industrie ou les professions libérales. Ils étaient, selon le recensement de 1979, 78 600 dont 32 554 citoyens kenyans. Ils vivent un peu en marge du pays, importants pour l’activité économique mais mal aimés de la masse des Africains. Les Blancs sont en majorité étrangers (4 445 Kenyans seulement en 1979, soit 11 p. 100 du total), coopérants, fonctionnaires internationaux, employés de sociétés étrangères, planteurs quelquefois encore; nombre d’entre eux sont anglais, mais ils viennent aussi maintenant des quatre coins du monde. Ils bénéficient d’un niveau de vie privilégié et cherchent rarement à s’intégrer au Kenya.
Cette diversité abrite des antagonismes et des inégalités, pourtant elle ne doit pas cacher que les peuples africains du Kenya ont été modelés par quelques valeurs communes échangées au cours des siècles par les trois groupes principaux qui ont formé la population contemporaine, que tous au surplus ont été soumis (même si ce fut avec des intensités différentes) au traumatisme de la colonisation. L’image souvent donnée d’une société kenyane parcourue de sentiments «tribaux» est donc largement caricaturale. Si les solidarités de sang ou de culture jouent encore un rôle important, ce n’est pas nécessairement au niveau de la tribu; il faut tenir compte en outre de l’héritage d’une administration coloniale qui s’est efforcée d’opposer les Africains entre eux et dont la politique économique a créé des distorsions dont le pays ne s’est pas encore remis: hypertrophie de la capitale, Nairobi, à différents points de vue; situation privilégiée de la province centrale et des zones fertiles de la vallée du Rift; peu d’efforts faits en direction des provinces de Nyanza et de l’Ouest, où la colonisation terrienne fut faible et où s’enracina l’opposition politique après l’indépendance; dénuement du Nord aride et semi-aride. De ce point de vue, il faut reconnaître que les gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance n’ont pas tracé un plan d’ensemble susceptible de corriger ces inégalités et d’assurer un développement harmonieux de toutes les régions. Dans le domaine culturel, la même absence de politique se traduit par des formes d’aliénation souvent dommageables et une anarchie linguistique parfois préoccupante.
5. Une économie défavorisée
Le Kenya est un pays naturellement mal doté: peu ou pas de ressources minérales; des sources d’énergie limitées à l’exploitation hydroélectrique du bassin de la Tana; un potentiel agricole borné à un cinquième du territoire et complètement exploité; un espace physique ne facilitant pas les transports. L’histoire coloniale n’améliora guère cette situation ingrate: les meilleures terres furent réservées aux colons qui en mirent en valeur une partie seulement; le capital métropolitain préféra s’investir dans le commerce avant de s’intéresser au développement industriel qui ne décolla que tardivement (il faut attendre 1954 pour que la part de l’industrie dans le P.I.B. dépasse celle de l’agriculture européenne) et surtout sous l’impulsion des Asiatiques.
À l’indépendance, le gouvernement kenyan trouva donc une économie faible, tournée vers l’extérieur dominée par des intérêts non kenyans que favorisait un arsenal protectionniste. Sous l’impulsion de Tom Mboya, les nouveaux dirigeants ne voulurent pas modifier radicalement la structure de la production et préférèrent procéder dans le cadre d’un libéralisme incitatif tablant sur le maintien des flux d’investissement extérieurs pour garantir la croissance et favoriser l’africanisation de quelques secteurs (Sessional Paper No. 10 , 1965).
Priorité de l’agriculture et faiblesse de l’industrie
Pour des raisons symboliques et politiques autant qu’économiques, la priorité fut accordée à l’agriculture. Avec l’aide, pour l’essentiel, de la Grande-Bretagne, le gouvernement kenyan entreprit de racheter une grande partie des anciennes «terres blanches» pour les redistribuer à des petits paysans africains. En 1970, 500 000 personnes furent ainsi été réinstallées sur 60 000 hectares, soit le cinquième des «terres blanches» ou 4 p. 100 des terres arables. Bien que restreinte, cette réforme agraire permit un essor de la petite production agricole; mais elle ne changea pas fondamentalement les structures de la propriété terrienne: à la fin des années 1970, 5 p. 100 des fermes kenyanes occupaient 50 p. 100 des terres arables et recevaient 75 p. 100 des crédits à court et moyen termes pour l’agriculture. Or leur rentabilité est médiocre comparée à celle des petites exploitations; malgré une légère reprise à la fin des années 1980, les productions de l’agriculture et de l’élevage augmentent à un rythme trop lent (+ 21 p. 100 de 1983 à 1990, soit 3 p. 100 par an en moyenne à prix constants), ce qui entraîne deux séries de conséquences graves. D’une part, une diminution des ressources en devises, puisque les exportations d’origine agricole comptaient pour près de 63 p. 100 de la valeur du total exporté en 1990; d’autre part, des difficultés à assurer l’approvisionnement alimentaire du pays puisque la population croît plus vite que la production. Pour atteindre, dans ces conditions, l’autosuffisance alimentaire en l’an 2000, il faudrait doubler la production de blé, de maïs et de viande; il sera difficile d’y parvenir. D’autant plus que les aléas climatiques auxquels est soumise l’Afrique orientale ne peuvent être maîtrisés et que les capacités de stockage permettant de constituer des réserves les années de bonne récolte sont très insuffisantes. Les observateurs étrangers s’accordent sur la nécessité d’une nouvelle redistribution des terres que le gouvernement hésite à pratiquer pour des raisons essentiellement politiques.
L’industrie occupe toujours une faible place dans l’économie kenyane (industrie + énergie + construction = moins de 20 p. 100 du P.I.B. du secteur monétaire en 1990); au début des années 1990, elle se trouve en phase de stagnation: l’investissement industriel est en diminution; les équipements, obsolètes, ne sont utilisés qu’à 80 p. 100 de leur capacité et, surtout, l’ensemble du secteur, encore très largement dépendant de l’agriculture (à 65 p. 100), est incapable d’absorber la main-d’œuvre qui se présente sur le marché du travail. La stratégie de substitution aux importations adoptée par le gouvernement kenyan n’a pas eu les effets escomptés: substituant de nouvelles importations aux anciennes, protégeant les filiales de multinationales considérées juridiquement comme des entreprises kenyanes et favorisant ainsi les entorses au contrôle des changes, cette politique n’a guère assuré l’accumulation intérieure. Si la production industrielle a augmenté régulièrement dans les années 1980, la croissance de la valeur de la production industrielle tend à diminuer en prix constants, bien que l’intervention de l’État ait abouti à la constitution d’un important secteur public ou mixte et favorisé le démarrage des entrepreneurs africains, notamment par l’intermédiaire de l’Industrial and Commercial Development Corporation créée en 1964.
Le Kenya, à court de ressources, met l’accent sur les exportations agricoles et, autant que faire se peut, industrielles; dans le cadre d’une politique d’ajustement structurel, il tend à alléger le secteur public et à démanteler les barrières protectionnistes. La réouverture de ses frontières avec la Tanzanie (1983), les tentatives de relance de l’économie ougandaise après la prise du pouvoir par Yoweri Museveni lui ont fait espérer la possibilité de retrouver ses marchés régionaux, fermés après l’effondrement de la Communauté est-africaine. C’est toutefois la Zone de commerce préférentielle créée en Afrique orientale et australe par le traité de Lusaka (1981) qui semble la plus prometteuse pour ses exportations, bien que son démarrage ait été extrêmement lent. Enfin, les revenus du tourisme comptent de plus en plus dans l’économie du pays: 814 400 visiteurs ont apporté plus de 10 milliards de shillings en 1990 (soit l’équivalent de plus de 40 p. 100 du revenu des exportations). Mais cet apport doit être relativisé par les dépenses qu’entraîne l’accueil d’une importante population étrangère peu encline à passer ses vacances dans la frugalité, et le développement de ce secteur semble être hypothéqué par l’insécurité (banditisme et braconnage) que les pouvoirs publics ne parviennent ni à endiguer dans les zones touristiques ni à occulter complètement.
Une économie en crise
Ces sombres perspectives contrastent avec l’image qui était donnée du Kenya il y a une vingtaine d’années. Ce pays faisait alors figure de modèle, la croissance théorique (7 p. 100 par an de 1964 à 1972) appuyée sur une épargne intérieure importante permettant des profits satisfaisants mais masquant des faiblesses déjà dénoncées par la Banque mondiale: la dépendance à l’égard des flux externes; les inégalités entraînant un élargissement insuffisant du marché intérieur. Après 1972, la croissance déclinait pour ne plus atteindre que 1,7 par an et par habitant, à prix constants, de 1976 à 1980 et devenir pratiquement nulle de 1983 à 1988 (0,4 p. 100 par habitant et par an). Parallèlement, le coût des importations a continué à croître davantage que les revenus des exportations et le déficit de la balance commerciale n’a cessé de s’aggraver (multiplié par 4 en prix courants de 1982 à 1990), la limitation des importations et la dépréciation du shilling kenyan (1 dollar des États-Unis = 16,5 shillings kenyans en 1987 contre 28 en 1991) permettant toutefois une légère diminution du déficit (maintenant permanent) de la balance des paiements au début des années 1990. Le Kenya achète à l’extérieur des fournitures industrielles, des machines et des équipements, des produits pétroliers et du matériel de transport; il vend principalement des produits alimentaires et des boissons, des fournitures industrielles et des produits pétroliers (en fait, il s’agit souvent de réexportations). Le Kenya s’efforce d’attirer des capitaux étrangers et utilise autant qu’il le peut ses droits de tirage sur le F.M.I., mais cette dépendance à l’égard d’États ou d’organismes donateurs limite son indépendance, comme l’ont montré les événements politiques des années 1990-1991. Une politique financière plus rigoureuse a permis de reconstituer quelque peu les réserves en devises dans les années 1980, mais celles-ci n’ont guère crû par la suite, du fait, notamment, de l’accroissement de la dette extérieure et des ponctions exigées par le service de cette dette. Dans ce contexte, l’inflation s’accélère (12,3 p. 100 en 1987; 19,6 p. 100 en 1991), les prix s’envolent (+ 15,1 p. 100 par an en moyenne de 1987 à 1991) et le pouvoir d’achat réel des salariés décline (face=F0019 漣 1,3 p. 100 par an de 1987 à 1991). En conséquence, l’épargne intérieure est surtout employée à des fins spéculatives, ce qui contribue à créer un climat délétère dans lequel le citoyen appauvri voit les riches et les puissants se livrer aux manœuvres financières les plus contestables. Alors que les grandes firmes internationales ont tendance à se désengager du Kenya pour laisser la place à des investisseurs nationaux fréquemment liés aux milieux politiques dirigeants, les «restructurations» conduites sous l’impulsion du F.M.I. et de la Banque mondiale à partir du milieu des années 1980 en sont d’autant plus mal vécues. Elles visent à la limitation des importations, au développement des exportations, à la réduction des dépenses publiques, et notamment des dépenses sociales, et à la séduction des investisseurs privés, nationaux et étrangers. Cette politique a été précisée dans le Sessional Paper No. 1 , 1986 («La Gestion économique pour une relance de la croissance»). Elle paraît avoir entraîné le redressement de certains indicateurs. Cette amélioration ne peut cependant masquer le coût social auquel elle a été réalisée, provoquant de graves mécontentements dont l’expression publique a contribué à ébranler le régime et a préludé aux changements politiques survenus à l’orée des années 1990. Elle n’a pas non plus réussi à effacer les déséquilibres structurels qui affectent, d’une part, les échanges extérieurs, de l’autre, le rapport entre la production agricole et la croissance démographique. Quels que soient les espoirs suscités par la découverte de gisements pétroliers dans le nord du pays, annoncée au début de 1988, il est encore trop tôt pour savoir si leur exploitation sera susceptible d’assainir l’économie ou non.
Si l’on considère l’évolution du Kenya depuis l’indépendance, son originalité réside en ce que la politique économique a assuré la permanence des influences économiques étrangères, tout en en diversifiant les sources, et a permis l’éclosion d’une couche d’entrepreneurs locaux dynamiques. D’abord investi dans la politique de substitution aux importations, le capital étranger s’est déplacé vers la transformation et la production de biens de consommation utilisant des produits semi-finis importés. Toutefois, à partir du commerce qui fut le premier secteur largement africanisé, au détriment des Asiatiques, puis de la terre, puis de la haute fonction publique et de l’influence qu’elle donnait (depuis 1971, les serviteurs de l’État sont autorisés, et même invités, à participer à l’activité économique), certains Kenyans ont su acquérir des positions importantes dans des sociétés étrangères, qu’ils ont utilisées pour créer ensuite leurs entreprises; d’autres sont devenus, grâce à leur épargne, des investisseurs nationaux. Capital local et capital étranger se trouvent donc pour le moment en situation de rivalité et de complémentarité, situation dont l’État par le monopole du droit et par son poids économique propre est devenu l’arbitre. L’orientation vers une plus grande privatisation récemment adoptée ne remet pas fondamentalement en cause cette imbrication des intérêts étrangers et des intérêts kenyans, même si, à l’occasion, elle provoque des réalignements. Le secteur financier en est un bon exemple puisque les institutions privées se sont développées alors que les grandes banques étrangères décidaient de vendre une partie minoritaire de leur capital à des Kenyans et que le gouvernement offrait au public des actions des sociétés nationalisées. Les rivalités et les appétits qui se sont dévoilés à cette occasion ont entraîné une minicrise en 1986-1988 qui illustre l’enjeu économique que représente la maîtrise du pouvoir politique.
Mais ce pouvoir s’est trouvé confronté à une grave crise, d’autant plus ressentie qu’une partie de la population (surtout dans la province centrale et la vallée du Rift) avait vu son sort s’améliorer sensiblement avec l’indépendance, en termes de revenus comme de services sociaux. Ces améliorations partielles ne pouvaient, en effet, cacher l’écart grandissant entre une minorité extrêmement riche de commerçants, d’entrepreneurs, de fermiers ou de hauts fonctionnaires et une masse de déshérités, paysans, pasteurs, petits employés urbains ou chômeurs. Le chômage et le sous-emploi (aspect déguisé du chômage en milieu rural) sont en effet des maux endémiques de la société kenyane, accentués par l’inadaptation des structures éducatives qui, développées, suscitent des aspirations de «cols blancs». Les importations et les productions locales (de médiocre qualité par suite du protectionnisme) correspondent en grande partie à la consommation de la minorité privilégiée car la majorité n’a guère les moyens de consommer; de ce fait, les capacités de production installées sont à la fois inadaptées au marché local et sous-employées. Le chômage est donc important et réduit d’autant le marché intérieur. Tandis que l’agriculture n’arrive pas à trouver son équilibre entre un secteur important d’autosubsistance et la production commerciale. En fait, le secteur le plus dynamique est probablement celui que l’on qualifie d’informel: il absorberait près du quart de tous les emplois et aurait offert, en 1991, soixante mille emplois, soit plus de 60 p. 100 de tous les nouveaux emplois créés en dehors de la petite agriculture. L’explosion du 1er août 1982 l’avait annoncé, avec son cortège de pillages et de violences; les événements qui ont agité le Kenya tout au long des années 1980 et qui ont fini par trouver un exutoire politique l’ont confirmé: c’est le tissu social tout entier qui est en passe de s’effilocher. Le retour au multipartisme satisfera peut-être les pays et les organismes étrangers qui avaient lié leur soutien économique à une transition vers la «démocratie»; il faudra toutefois que les gouvernants kenyans d’après 1992 montrent une volonté de réformer profondément les structures économiques pour que la crise sociale, dont les effets seront un moment suspendus par le jeu politique renouvelé, ne provoque pas une explosion dans laquelle les mécontentements accumulés seraient exacerbés par la déception devant l’immobilisme des responsables politiques.
6. La vie politique
La Constitution issue des négociations londoniennes prévoyait un Parlement bicaméral et instituait des régions dotées d’une large autonomie. Le Kenya, à l’indépendance, connaissait un régime de pluralité des partis où dominaient la K.A.N.U. et la K.A.D.U. Cette situation devait évoluer très vite et aboutir à un système beaucoup plus centralisé. En 1964, la plupart des parlementaires de la K.A.D.U. rejoignent la K.A.N.U. qui acquiert un monopole de fait. Le Parlement va alors voter un certain nombre d’amendements à la Constitution: proclamation de la République (1964), diminution des pouvoirs des régions (1964 puis 1965), fusion du Sénat et de la Chambre des représentants (1966), abolition complète du régionalisme (1968).
Le règne de Jomo Kenyatta
Il n’en résulte pourtant pas une disparition totale du débat politique. Il était normal que la rivalité K.A.N.U.-K.A.D.U., fondée seulement sur des questions de répartition du pouvoir, s’estompât; elle masquait en réalité un autre conflit qui touchait à l’orientation du pays devenu indépendant. Deux conceptions s’opposaient: une tendance étatiste et neutraliste insistant sur la justice sociale et, notamment, sur une équitable répartition de la terre; une tendance libérale et pro-occidentale faisant reposer la croissance sur l’importance des flux externes. Elles étaient incarnées, la première par Oginga Odinga, alors vice-président, l’autre par Tom Mboya, ministre de la Justice et des Affaires constitutionnelles puis de la Planification économique et du Développement. Elles coexistèrent quelque temps au sein de la K.A.N.U., mais après plusieurs escarmouches où les «radicaux» furent perdants, le schisme est prononcé en 1966 à Limuru: les partisans d’Oginga Odinga s’en vont former la Kenya People’s Union (K.P.U.). Ils seront en butte à toutes sortes de pressions politiques et administratives qui empêcheront leur parti de mener une action cohérente: obligation de revenir devant les électeurs, impossibilité de faire campagne, interdiction de tenir réunion. Entre-temps, la politique kenyane a été nettement infléchie dans le sens libéral par l’adoption du Sessional Paper No. 10 , 1965, préparé par Tom Mboya et soutenu par Jomo Kenyatta. La crise larvée ouverte en 1966 est dramatiquement résolue en 1969 puisque, à la suite de l’assassinat de Tom Mboya et de manifestations hostiles à Jomo Kenyatta dans l’Ouest, la K.P.U. est interdite et ses dirigeants sont emprisonnés.
De ces affrontements, le président sort vainqueur: ce sont en effet ses deux principaux rivaux qui disparaissent en 1969. Le droit consigne la présidentialisation du régime (1968, 1969) et la K.A.N.U. redevient parti unique de fait. Pourtant, la vie politique demeure animée. C’est qu’au sein du parti les rivalités persistent et que fonctionnent toujours (par le biais, entre autres, des organisations d’investissements volontaires collectifs, les Harambee) des circuits d’échanges entre gouvernants et gouvernés. Les élections de 1969, comme les suivantes, mettent aux prises de nombreux candidats investis par la K.A.N.U. dans la même circonscription: de nombreux sortants sont battus; il en sera ainsi à nouveau en 1974 et en 1979. Les parlements qui y sont élus sont animés et comptent des membres critiques, malgré la menace d’un internement sur ordre présidentiel qui plane sur les députés au mépris de leur immunité.
Une tendance populiste se développe en effet dans la politique kenyane, qui est devenue plus ouvertement contestataire après la consultation générale de 1974. Son principal porte-parole, J. M. Kariuki, est assassiné en mars 1975; ses amis mettent en cause des conseillers de Jomo Kenyatta; certains d’entre eux seront emprisonnés sans jugement. Dans les années qui suivent, une sévère lutte entre les factions se développe, dont l’enjeu est le contrôle de l’État et l’infléchissement de ses politiques dans un sens plus ou moins nationaliste, surtout dans le domaine économique. La mainmise du «clan» Kenyatta sur les principaux mécanismes du pays, son enrichissement mal dissimulé avivent les animosités et ternissent l’image du vieux président. C’est dans cette atmosphère tendue qu’il s’éteint le 22 août 1978. Pour éviter toute vacance du pouvoir, la classe politique s’unit momentanément derrière le vice-président Daniel arap Moi, qu’une faction avait pourtant tenté d’éliminer par tous les moyens.
Mais cette unanimité ne dure pas malgré les efforts faits par Daniel arap Moi pour élargir au maximum sa base politique et sa base sociale en tissant un vaste réseau d’alliances (constitution d’un gouvernement pléthorique où siègent plus de la moitié des députés) et en adoptant un style à la fois moralisateur et populiste. Affirmant mettre ses pas dans ceux de Jomo Kenyatta, il se démarque en fait autant qu’il peut de l’ancien président et insiste sur la lutte contre la corruption et pour la justice. Il ne peut cependant éviter d’être attaqué sur deux fronts: la dégradation de la situation économique que son gouvernement ne parvient pas à enrayer; l’hostilité des nostalgiques de Kenyatta et de ceux qui trouvent sa politique économique trop timorée. Alors que maladresses et sabotages provoquent de graves pénuries (énergie, produits alimentaires de base en 1979-1980), la lutte entre factions reprend de plus belle, mettant aux prises ceux avec qui Daniel arap Moi avait noué une alliance préférentielle en 1978. Le président réplique par un durcissement de son régime et une tentative pour imposer un pouvoir présidentiel renforcé. Il entreprend à partir de 1980 de contrôler voire de fermer les principaux chenaux par lesquels passaient les rivalités, mais aussi la communication entre dirigeants et dirigés et les échanges, matériels aussi bien que symboliques, qu’ils entretenaient: Harambee, parti, syndicats, coopératives, collectivités locales. Il tente de se bâtir une image propre et utilise également la présidence de l’O.U.A., qu’il assume en 1981-1982, à cette fin. Mais il ne peut empêcher le double blocage qui se produit en 1982: blocage économique qui voit le Kenya en pleine récession ayant pratiquement épuisé ses réserves extérieures et échouant à les reconstituer par ses échanges alors qu’il lui faut désormais importer des céréales; blocage politique verrouillé en juin 1982 par l’institutionnalisation du parti unique, rapidement votée pour empêcher que ne se crée légalement un parti d’opposition et étouffant littéralement la lutte des factions qui avait jusqu’alors assuré la souplesse du système kenyan.
C’est dans ces conditions que survient, le 1er août 1982, une tentative de coup d’État menée par l’armée de l’air. Mouvement confus, mal organisé, aisément réprimé qui cache deux phénomènes plus importants. L’action lancée par les aviateurs a probablement pris de court des alliances de militaires et de civils dont les entreprises auraient été mieux conçues. Le déroulement même de la journée du 1er août, la conjonction d’un discours «gauchiste» et du déferlement sur le centre ville de la population misérable des bidonvilles et des quartiers pauvres, venue pour piller et détruire les symboles (souvent asiatiques) d’un luxe inaccessible, signalent l’irruption sur la scène politique de couches qui étaient jusque-là restées en marge d’un système à dominante rurale mais que la dureté de la vie dans les campagnes avait considérablement grossies durant la dernière décennie.
Cette explosion est rapidement, et durement, matée. Quelques jours plus tard, Nairobi a retrouvé son visage habituel. L’équilibre politique a néanmoins été ébranlé et les effets en sont profonds. La tendance au renforcement du pouvoir présidentiel va se poursuivre, notamment par un contrôle plus grand de Daniel arap Moi sur la K.A.N.U., désormais parti unique de droit; cette évolution se heurtera toutefois à des résistances, sous des formes clandestines et peu efficaces, mais aussi de la part d’hommes influents dans la société kenyane: parlementaires, juristes et, surtout, ecclésiastiques.
Le temps de Daniel arap Moi
Immédiatement après le coup manqué, l’armée de l’air, à laquelle appartenaient nombre de comploteurs, est dissoute pour être reformée sur des bases nouvelles. En fait, c’est l’ensemble des forces armées qui va être réorganisé de façon à être mieux contrôlé, sinon par le pouvoir politique en tant que tel, au moins par des hommes étroitement liés au président. Dans les remous de la rébellion, c’est l’ancien Attorney General, Charles Njonjo, qui se trouve entraîné. Il avait, en 1978, appuyé l’accession de Daniel arap Moi à la présidence; il n’avait, par la suite, cessé de se poser en rival du viceprésident, Mwai Kibaki, et ses ambitions n’étaient un secret pour personne. Mais, en 1983, après une étrange campagne contre un «traître» anonyme, il est accusé d’avoir trempé dans le complot de 1982. Ainsi, cet homme, longtemps considéré comme l’un des plus puissants du pays, aspirant à la présidence, se voit contraint de démissionner de tous les postes officiels qu’il occupait, puis soumis aux interrogatoires d’une commission d’enquête dont le rapport sera accablant en même temps qu’il jettera une lumière crue sur le fonctionnement des réseaux politiques kenyans. Daniel arap Moi, pourtant, choisira d’absoudre Charles Njonjo, à la condition implicite que celui-ci abandonne toute activité politique: il n’en hésitera pas moins à éliminer de la scène tous ceux dont l’association avec le déchu avait été trop voyante.
Son principal rival écarté, le président peut s’attacher à la reprise en main des principaux leviers du pouvoir: après l’armée, la fonction publique et la justice. Mais c’est sur le parti, et à travers lui le Parlement, qu’il fait porter le plus gros de ses efforts. Il entend contrôler totalement la K.A.N.U., laisser le moins de liberté, d’initiatives à ses notables de sorte que, devenue parti de masse, elle soit en même temps un instrument efficace d’encadrement des populations. Pour ce faire, de vastes campagnes de recrutement sont organisées et, surtout, des élections internes permettent la mise en place d’une nouvelle direction plus étroitement liée à Daniel arap Moi. Pourtant, les luttes factionnelles font à ce point partie intégrante de la vie politique kenyanne que le président ne peut arriver ni a y mettre fin, ni à peser fortement sur leur déroulement. Alors, même si la K.A.N.U. est décrétée «suprême», et son pouvoir, supérieur à celui du Parlement voire du judiciaire, elle demeure le refuge d’une vie politique qui recouvre de discours d’allégeance au président une relative autonomie des compétitions locales.
Confrontés à cette sorte de «résistance passive», les tenants du pouvoir, qui recherchent aussi la légitimité populaire, tentent de fausser les mécanismes du jeu. Pour le monde extérieur, qui commence à s’inquiéter d’atteintes répétées aux droits de l’homme, les élections que le Kenya a toujours régulièrement tenues servent d’alibi démocratique. Ces élections, cependant, se déroulent dans des conditions de plus en plus «spéciales». En 1983, au lendemain de l’élimination de Charles Njonjo, une consultation anticipée ne donne pas les résultats escomptés: un certain nombre de barons qui tirent encore de leur implantation locale un minimum d’indépendance sont renvoyés au Parlement. Lors des élections de 1988, les mécanismes du vote sont modifiés: la consultation proprement dite continue d’être organisée à bulletins secrets, mais elle est maintenant précédée de «primaires» au sein du parti où l’on vote par alignement public derrière le candidat de son choix; tout «candidat à la candidature» recueillant ainsi plus de 70 p. 100 des suffrages est investi sans opposant: ils représenteront plus du tiers de tous les candidats. Toutes les pressions, toutes les manipulations sont permises et nombre d’hommes politiques soupçonnés de tiédeur à l’endroit du président sont cette fois écartés. Le vice-président Mwai Kibaki est, lui, réélu, mais ne retrouve pas son poste. À sa place est nommé un homme de peu de poids, Josephat Karanja, qui accumule les erreurs jusqu’à devoir démissionner en 1989 pour faire place à un ancien ministre des Finances, George ole Saitoti. De ce fait, Daniel arap Moi n’est plus flanqué d’un ambitieux rival et a réussi à «chasser les Kikuyu» de la vice-présidence, qu’ils occupaient depuis 1978.
Cette victoire sonne paradoxalement le glas d’un pouvoir trop absolu. Les fraudes auxquelles donne lieu le système de vote par alignement (employé également pour des élections internes à la K.A.N.U.) ne font qu’aiguiser les critiques dans un climat de crise économique; celles-ci sont de plus en plus fréquemment reprises à l’extérieur, alors que le changement politique est à l’ordre du jour dans plusieurs régions du monde; enfin, le président et certains de ses proches sont accusés de profiter de leur pouvoir politique pour s’enrichir indûment et les rumeurs de corruption enflent sans cesse.
7. Incertitudes
À l’intérieur, la répression s’abat sur tous ceux qui sont soupçonnés d’être liés à des mouvements d’opposition clandestins, notamment Mwakenya, et plusieurs d’entre eux sont placés en détention sans jugement (prérogative présidentielle), tandis que d’autres sont traduits devant les tribunaux. Cela n’empêche pas certains citoyens de s’élever de plus en plus fermement contre l’arbitraire et le manque de démocratie: des légistes, notamment quelques avocats actifs au sein de la Kenya Law Society; des ecclésiastiques, presbytériens et anglicans en particulier. Ils contribuent, en dépit du peu de liberté dont disposent les moyens d’information, à lancer un débat sur la nature de la société et du système politique kenyans. Quelques hommes politiques joignent leur voix à celles des contestataires: les anciens ministres Charles Rubia et Kenneth Matiba; l’ancien vice-président Oginga Odinga. Toute cette agitation débouche sur un projet de grande manifestation le 7 juillet 1990. Bien que celle-ci soit interdite, des milliers de personnes se rassemblent et crient des slogans en faveur du multipartisme; les défilés tournent à l’émeute ; la répression fait une vingtaine de morts à Nairobi et dans quelques grandes villes. Dès lors, le régime apparaît taché de sang: les manifestants de 1990 n’étaient pas, comme en 1982, des comploteurs ou des pillards; leurs victimes viennent, dans l’imaginaire populaire, rejoindre le ministre des Affaires étrangères, Robert Ouko, assassiné en février 1990, et précèdent l’évêque anglican d’Eldoret, Alexander Muge, décédé dans un curieux accident en août 1990. Le premier, bien que figure de proue du gouvernement, avait la réputation d’être honnête et de se préparer à dire la vérité sur la corruption ; le second était souvent monté en chaire pour dénoncer les abus, et il avait été directement menacé par des hommes politiques de sa région. L’enquête sur le meurtre de Robert Ouko, menée par des policiers britanniques, laisse en fin de compte penser que son élimination a été ordonnée par quelqu’un de très haut placé. Les investigations sur la disparition d’Alexander Muge n’aboutissent à aucune conclusion claire, mais n’empêchent pas une bonne partie de l’opinion de croire qu’il a été effectivement assassiné.
En 1990 et 1991, les pressions en faveur d’une «démocratisation» du régime vont donc croissant: à l’intérieur, où les opposants semblent vouloir se regrouper; à l’extérieur, où des organisations non gouvernementales d’abord, des États ensuite (les pays scandinaves et les États-Unis, dont l’ambassadeur Hempstone Smith est particulièrement virulent), des institutions internationales enfin expriment leur intention de lier la poursuite d’aides dont le pays a absolument besoin à un changement politique. Daniel arap Moi doit donc reculer. Il nomme une commission, présidée par George ole Saitoti, chargée de proposer des réformes et fait adopter, malgré les réticences de la plupart des délégués, quelques-unes de ses recommandations (suppression du vote par alignement; retour à l’inamovibilité des juges) lors d’un congrès de la K.A.N.U. réuni en décembre 1990. En 1991, la plupart des prisonniers politiques sont élargis. Le président se débarrasse d’un de ses ministres les plus voyants, Nicholas Biwott. Des magazines d’opposition, en butte à de grandes difficultés, affirment néanmoins leur liberté de parole. Et on annonce la naissance du Forum for the Restoration of Democracy (Ford), en principe illégal. Mais, en décembre, devant les risques de déstabilisation interne et externe, Daniel arap Moi doit céder: l’amendement constitutionnel instituant le parti unique est aboli.
Ce retour au multipartisme n’annonce pourtant ni un changement politique profond, ni une considérable avancée démocratique. Dans un premier temps, il est perçu comme un aménagement du régime, une concession de forme qui ne doit pas modifier les équilibres de pouvoir. Parce qu’il intervient dans une culture politique qui, depuis le milieu des années 1960, a été presque totalement «désidéologisée» et où la mobilisation se fait plus que jamais auparavant sur des bases locales; dans une culture politique qui, aussi, a toujours conservé une dimension compétitive entretenant, à partir de ces bases locales, la tendance à la division; dans une situation, enfin, où les mêmes continuent de contrôler l’appareil d’État et, par conséquent, le processus de transformation réputé s’y dérouler.
Indubitablement, la liberté d’opinion et de débat y a gagné, et cela ne saurait être sous-estimé. Toutefois, les élections multipartistes, les premières depuis 1966, qui se sont déroulées le 29 décembre 1992 illustrent les limites du changement qui s’est effectivement produit. La possibilité de créer des partis (à condition qu’ils ne se réclament pas d’une religion: un parti islamique n’a pas été autorisé) n’a favorisé jusqu’à présent ni l’apparition d’un personnel politique nouveau, ni la confrontation de programmes différents, notamment dans les domaines socio-économiques. Au niveau dirigeant, tous les responsables des nouveaux partis ont été associés à l’ancien régime, certains s’en étant dissociés avant l’abrogation du monopartisme, d’autres ayant attendu le dernier moment pour quitter le navire, certains, en 1992, ayant d’ailleurs fait la navette entre la K.A.N.U. et l’opposition, au gré des offres qui leur étaient faites. Tous ont poursuivi, dans le nouveau système, leurs rivalités antérieures. Ainsi, le Ford a éclaté sous l’effet du désaccord entre Oginga Odinga (Ford Kenya) et Kenneth Matiba (Ford Asili); ainsi, Mwai Kibaki est venu ajouter à la division de l’opposition en créant un Parti démocratique. Pendant ce temps, d’un côté, la K.A.N.U. menait une campagne musclée et provoquait des tensions locales pour illustrer l’opinion présidentielle que le multipartisme entraînerait des heurts «tribaux», et, de l’autre, le pouvoir préparait l’organisation matérielle des élections alors que le nombre des observateurs neutres, kenyans ou étrangers, s’annonçait très insuffisant. Nulle surprise, dès lors, à ce que les résultats de la consultation du 29 décembre 1992 aient été contestés. Officiellement, grâce à la division de l’opposition, Daniel arap Moi l’a nettement emporté, devançant Kenneth Matiba, Mwai Kibaki et Oginga Odinga; la K.A.N.U. bénéficiera d’une majorité relative au Parlement. Mais les perdants affirment que ces élections ont été frauduleuses et réclament une nouvelle consultation.
Derrière le calme apparent qui règne au lendemain des élections, le climat de suspicion, le désenchantement découlant de l’échec à renouveler véritablement la politique, les misères engendrées par la crise économique font peser de grands risques sur le Kenya. Les divisions de l’opposition, son incapacité à proposer des idées neuves, la victoire contestée d’un groupe d’hommes discrédités, au moins dans une large partie de l’opinion nationale et internationale, ne sont certainement pas propices à la renaissance d’un pays dont trop d’atouts ont été gaspillés. Aux dirigeants du Kenya, quels qu’ils soient, échoit une tâche lourde et urgente: restaurer la confiance, remettre l’économie sur les rails et tout faire pour que la crise n’engendre pas la violence.
Kenya
(mont) massif volcanique portant un des plus hauts sommets de l'Afrique (5 194 m), au centre du Kenya. Réserve naturelle.
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Kenya
(république du) état d'Afrique orientale, membre du Commonwealth, bordé à l'E. par la Somalie et l'océan Indien, au S. par la Tanzanie, à l'O. par l'Ouganda et au N. par le Soudan et l'éthiopie; 582 646 km²; env. 28 millions d'hab., croissance démographique: 3,3 % par an; cap. Nairobi. Nature de l'état: rép. de type présidentiel. Langues off.: anglais et swahili. Monnaie: shilling kenyan. Géogr. et écon. - à l'O. se dressent de hautes terres montagneuses et volcaniques (5 194 m au mont Kenya), que traverse la Rift Valley, occupée au N. par le lac Turkana (anc. Rodolphe); elles sont flanquées, sur la frontière ougandaise, d'un haut plateau où s'inscrit le lac Victoria. Ces hautes terres forestières, soumises à un climat tropical humide d'alizés, dominent la plaine côtière du S.-E., moins arrosée, où règne la savane nue ou arborée. Ces deux régions concentrent l'essentiel de la population du pays. Le plateau du N. et du N.-E., plus sec et steppique, n'est que faiblement peuplé. On dénombre une quarantaine d'ethnies; les princ. sont: les Kikuyu (21 %), les Luhya (14 %), les Luo (13 %), les Kamba (11 %) et les Kalenjin (11 %). Les religions sont diverses: protestants (26,5 %), catholiques (26,5 %), fidèles d'églises indépendantes (20 %), adeptes de religions traditionnelles (21 %), musulmans (6 %). Les Kenyans sont ruraux à 80 % et leur croissance démographique est l'une des plus élevées du monde. Pays pauvre, le Kenya connaît cependant un développement sensible et assez équilibré. L'agriculture repose sur le maïs (32 % des terres cultivées) et les cultures commerciales (thé, surtout) des hautes terres et de la plaine littorale, et sur l'élevage extensif: 11 millions de bovins, 5,5 millions d'ovins, 7,5 millions de caprins. Le bois constitue une très importante ressource. Toutefois, le Kenya a souffert de la sécheresse et a dû accueillir des réfugiés en provenance du Soudan et de la Somalie. L'hydroélectricité, importante et croissante, assure l'autosuffisance. Des foyers industriels (agro-alimentaires, notam.) se sont développés à Nairobi et Mombasa, le principal port; ils sont souvent régis par des Indo-Pakistanais. Thé et café, ainsi que fruits, légumes et fleurs, constituent l'essentiel des exportations. Le tourisme actif, appuyé sur 18 parcs naturels et une protection sévère de la nature (lutte contre le trafic d'ivoire), assure plus de 25 % des recettes du pays. La situation écon. fragile rend l'aide internationale indispensable. Hist. - Dès le Ier millénaire av. J.-C., des commerçants indonésiens et indiens se rendirent sur le littoral pour y acquérir de l'ivoire. à partir du VIIe s. apr. J.-C., des Arabes vinrent s'approvisionner en ivoire, en cuivre, en or et en esclaves. En 1498, Vasco de Gama atteignit la côte et bientôt les Portugais se substituèrent aux Arabes, mais ne purent imposer leur domination. En 1729, ils s'en allèrent. Des Arabes originaires d'Oman élargirent, au début du XIXe s., la domination arabo-swahili sur la côte. Dans les années 1880, Britanniques et Allemands rivalisèrent pour posséder le pays. La G.-B. établit en 1895 son protectorat sur le Kenya, qui devint une colonie en 1920. Les cultures traditionnelles périclitèrent. à partir de 1931, Jomo Kenyatta anima la résistance aux colons. Il devint le prem. président de la Kenya African Union (K.A.U.), fondée en 1947. Cette même année, le mouvement clandestin des Mau-Mau (ou Combattants de la liberté) recruta des Kikuyu. Interdit en 1950, il passa à l'action violente en 1952; la répression fut impitoyable, mais la G.-B. concéda des réformes. Emprisonné (1953), malgré son opposition aux violences des Mau-Mau, libéré (1961), Kenyatta négocia l'autonomie interne. Le 12 déc. 1963, le Kenya accéda à l'indépendance. En 1964, la rép. fut proclamée et Kenyatta la présida. Il surmonta les dissensions entre des factions au sein de la Kenya African National Union (K.A.N.U.), qui en 1960 avait succédé à la K.A.U., et entre des ethnies (notam. entre les Kikuyu et les Luo en 1966). à sa mort (1978), son successeur Daniel Arap Moi dut faire face à la dégradation écon. et aux luttes interethniques. Il instaura le parti unique. En 1991, il rétablit le multipartisme. En 1992, il fut réélu et la Banque mondiale consentit de nouveau à aider le pays. Les violences interethniques ont repris; l'Ouest est en proie à la guerre civile. Des tensions avec les pays voisins sont apparues. En 1997, Arap Moi et son parti remportèrent les élections présidentielle et législatives, mais l'opposition protesta contre les fraudes.
Encyclopédie Universelle. 2012.