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ARAGON
ARAGON

Le mot «Aragon» désigne une rivière pyrénéenne, affluent de l’Èbre: elle a donné son nom au petit État chrétien qui s’est formé dans sa haute vallée, puis à partir du XIe siècle a conquis la vallée moyenne de l’Èbre, s’est uni à la Catalogne, a annexé le royaume de Valence. Il faut donc distinguer l’Aragon proprement dit et la couronne d’Aragon, qui englobait aussi ces autres territoires. Dans les deux sens, l’Aragon est une création de la Reconquista .

L’absence d’unité géographique a fortement influé sur le développement artistique du pays, et davantage encore, l’isolement imposé par les obstacles qui se dressent de tous côtés: vers la France, vers la Castille et même vers la Méditerranée à laquelle l’Èbre ne parvient qu’en sciant une succession de chaînes côtières. Cependant, l’influence de ce milieu naturel ne fut vraiment déterminante qu’au Moyen Âge, c’est-à-dire à l’époque qui vit fleurir un art pleinement aragonais.

1. Histoire

Des origines au royaume

Avant la conquête arabe, il n’y a pas d’Aragon. Le pays était englobé dans la province romaine dite Tarraconaise. Assez forte dans la vallée de l’Èbre, où naquirent des villages qui furent ensuite des cités épiscopales (Saragosse, Huesca, Tarazona), la romanisation fut presque nulle dans les Pyrénées. L’occupation arabe ne se heurta à aucune résistance sérieuse, et se limita à quelques garnisons. Les musulmans furent surtout des indigènes convertis à l’isl m, comme Cassius, comte du district de Borja, chef de la famille des Banu Kassi. Dans les vallées pyrénéennes, le seul signe de soumission était le paiement d’un tribut aux autorités arabes. À la faveur des luttes internes qui agitèrent l’Espagne musulmane au VIIIe siècle, ces tributs furent payés de plus en plus irrégulièrement. L’intervention franque se traduisit par l’installation temporaire (806-809) du comte Aureolus dans la région de Jaca. Une indépendance de fait s’établit ainsi progressivement.

Depuis le début du IXe siècle apparaît, d’abord dans les vallées de Hecho et de Canfranc, un petit comté, dirigé par Aznar Galindo et ses successeurs. Aux montagnards indigènes se joignent quelques Francs et quelques réfugiés du Sud, qui encouragent l’esprit de résistance. Une ligne de forteresses se constitue sur la frontière sud. La vie ecclésiastique s’appuie surtout sur les monastères: San Pedro de Siresa, San Juan de la Peña. Un évêché apparaît en 922. Ce petit comté jouit d’une conscience propre, suffisante pour résister à l’absorption par la monarchie de Pampelune, menaçante au Xe et au début du XIe siècle.

À la mort de Sanche le Grand, roi de Navarre (1035), son fils illégitime Ramire Ier reçut, outre ce noyau primitif, des territoires voisins qui portaient la superficie de son domaine de 600 à 4 000 kilomètres carrés, et qu’il arrondit encore par l’annexion du Sobrarbe et de la Ribagorza. Son fils Sanche Ramírez en fit un véritable royaume, avec l’aide de la papauté, dont il se déclara vassal en 1089. Tous deux tirèrent grand profit des péages perçus sur la route qui, par Jaca et Canfranc, fait communiquer l’Espagne avec le sud de la France, ainsi que des tributs (les parias ) versés par les riches principautés musulmanes comme prix de leur tranquillité. Sanche Ramírez put créer la cité de Jaca, y attirer une population artisanale venue de France. Ramire Ier et son fils favorisèrent la vie religieuse, dotèrent les sièges épiscopaux de Jaca et de Roda assez largement pour permettre la rapide construction d’amples églises romanes.

Cependant, alors que la Castille réalise des progrès spectaculaires aux dépens de l’Espagne musulmane, Ramire Ier et son fils mirent plusieurs décennies à forcer la ligne de forteresses qui leur interdisait l’accès de la plaine. Ramire Ier mourut sous les murs de Graus (1063). Sanche Ramírez établit le château de Montearagón aux portes de Huesca (1088). Pierre Ier triompha d’une armée musulmane aidée par les Castillans, et enleva enfin cette cité (1096). Alors la tierra nueva s’ouvrit enfin au royaume.

Crise de croissance et expansion

À ce rapide dénouement d’une longue entreprise succède, plus rapide encore, la conquête de la principauté musulmane de Saragosse: en un peu plus de deux ans, Alfonse Ier le Batailleur (1104-1134), frère de Pierre Ier, aidé par des croisés venus de France, enlève Saragosse (18 décembre 1118), occupe le pays, écrase à Cutanda (18 juin 1120) une armée de secours musulmane. Mais, faute d’entente avec le comte de Barcelone, il échoue devant Lérida, et il est même écrasé à Fraga (17 juillet 1134). Mourant peu après, sans enfant, il lègue son royaume aux ordres militaires: formule inapplicable, vite abandonnée pour la montée sur le trône du frère du défunt, le moine Ramire, marié pour l’occasion. Cette crise fit craindre un retour offensif des musulmans et accueillir en libérateur Alfonse VII, roi de Castille, à Saragosse. Mais elle fut dénouée par le mariage de Pétronille, fille de Ramire, avec Raimond Bérenger IV, comte de Barcelone (1137), qui s’intitula «prince et gouverneur» d’Aragon, sous la suzeraineté du roi de Castille – vite théorique, et formellement rejetée en 1177. Dès lors, la conquête put reprendre, Lérida et Fraga tombèrent en 1149, et l’Aragon acheva de trouver avant la fin du siècle ses frontières définitives.

Cette croissance considérable (48 000 km2 se sont ainsi ajoutés aux 6 000 primitifs) posa de nombreux problèmes: il fallut offrir à la population musulmane des conditions susceptibles de la retenir dans les faubourgs des villes et à la campagne; il fallut attirer des immigrants chrétiens, et le repeuplement de Saragosse ne fut satisfaisant qu’au début du XIIIe siècle, moment où cette cité commence à jouer modestement le rôle d’une capitale; il fallut reconstituer la hiérarchie ecclésiastique, ce qui n’alla pas sans discussions pour délimiter les diocèses; il fallut organiser vers le sud, sur les pentes du plateau central, une zone frontière dont les habitants guerroyaient à la recherche d’un butin, réparti ensuite selon des règles strictes; il fallut adapter au gouvernement d’un vaste territoire une monarchie archaïque et patriarcale, qui se heurta bientôt aux aspirations de la noblesse, désireuse de convertir en patrimoines héréditaires les terres que le roi lui concédait pour obtenir d’elle le service militaire. Malgré tout, maîtres de la Catalogne en même temps que de l’Aragon, les rois purent commencer à unifier cette mosaïque de territoires, où un sentiment aragonais commençait d’ailleurs de naître.

Les grandes conquêtes du XIIIe siècle placent l’Aragon au premier rang des puissances européennes, mais ouvrent une série de difficultés entre le roi et sa noblesse. La conquête de Majorque (1229) fut surtout une entreprise catalane, et celle de Valence, qui se poursuivit de 1232 à 1245 (chute de Valence en 1238), déçut la noblesse: elle se vit concéder de moins en moins de domaines, au fur et à mesure de la progression vers le sud. Contre elle, Jacques Ier maintint là un royaume à part, doté d’un droit et d’institutions propres. L’opposition atteignit un degré extrême lorsque le roi sollicita l’aide de la noblesse pour la reconquête de Murcie; aux Cortes d’Egea (1265), il dut accepter que les désaccords entre roi et nobles soient désormais tranchés par le juge suprême (justicia ), personnage nommé par le roi, mais choisi parmi les chevaliers.

Murcie fut conquise, et finalement cédée par la Castille à l’Aragon, lorsque fut fixée la frontière entre les deux royaumes (1314). Entre-temps, la crise fut rouverte par le roi Pierre III qui, ayant conquis la Sicile et mis son royaume en posture difficile devant la papauté et devant la France, dut accepter le Privilège général imposé par l’Union des nobles, aux Cortes de Tarazona (1283): celui-ci tentait de fixer les relations légales entre l’Aragon et son souverain. L’Union fut finalement écrasée par Pierre IV, mais le Privilège général fut confirmé (1348).

De la fin du Moyen Âge au XVIIIe siècle

L’organisation politique a pris ainsi la forme d’une sorte de constitution. La personne du roi est le seul élément d’union entre Aragon, Catalogne et Valence; mais, en 1319, il a été fixé que ceux-ci resteraient toujours unis. Lorsque le roi s’absente d’Aragon, il y est représenté par un procureur, qui est normalement l’héritier. Les Cortes ont développé une législation, à laquelle le roi lui-même est considéré comme soumis. Tout sujet en péril peut recourir au justicia , qui peut aussi évoquer tout procès, et apparaît ainsi comme interprète du droit: le roi lui-même dépend de sa juridiction. Système dont les Aragonais se montrent fiers, mais qui peut entraîner des abus.

La vie économique de l’Aragon restait assez primitive. Seules des zones assez limitées étaient cultivables; l’élevage et l’exploitation forestière apparaissaient donc comme d’indispensables compléments. Mais, en raison de l’absence de grand centre de consommation (Saragosse atteignit au plus 15 000 habitants au XIVe s.), l’Aragon pouvait fournir en blé les autres pays de la Couronne. Avec le blé, l’huile, les chevaux, la laine alimentaient une exportation qui permettait d’importer armes, tissus, etc. Ces trafics enrichissaient une bourgeoisie jusqu’alors fort modeste. La noblesse était dominée par les huit à dix familles de ricos hombres , dont la fortune ne pouvait cependant se comparer à celle de leurs homologues castillans. Tout en conservant une liberté théorique, la masse paysanne était en fait fixée au sol et soumise au droit qu’acquirent ses seigneurs de la «bien ou mal traiter à leur convenance».

À la suite de l’extinction de la dynastie aragonaise, le compromis de Caspe (1412) plaça sur le trône un Castillan, Ferdinand d’Antequera. Ainsi se préparait l’unification que réalisèrent les Rois Catholiques. Dès lors, l’Aragon apparut comme l’un des royaumes dans lesquels s’exerçait l’autorité des souverains. Créé en 1494, le Conseil d’Aragon examinait particulièrement les affaires propres à la couronne d’Aragon et à l’Italie; le roi y était représenté par un vice-roi. Cependant, l’Aragon est pris peu à peu dans les liens que crée l’évolution moderne de l’Espagne, jusqu’à ce qu’il cesse, au XVIIIe siècle, d’être vraiment un royaume.

2. Art

Le plus souvent, le tempérament aragonais s’est manifesté dans l’art à travers des œuvres de caractère populaire et rustique. Seul Goya l’incarna magistralement dans la grande peinture européenne.

Des peintures rupestres à l’art romain

Les premières manifestations de la culture artistique trahissent des relations étroites avec les pays situés en bordure de la Méditerranée. Ainsi en est-il de la peinture pariétale dont l’apparition détermina un actif foyer d’art dans le Levant ibérique.

L’accord s’est fait difficilement sur son âge. On a d’abord songé à le rattacher au groupe franco-cantabrique du Paléolithique. Mais il s’en différencie par les emplacements, la technique et surtout l’esprit. Alors que le grand art magdalénien du Périgord et du nord de l’Espagne exalte l’animal pour lui-même, la peinture du Levant le subordonne à l’homme.

Il existe un nombre important de peintures rupestres dispersées dans la région d’Albarracín (abri del Navazo, barranco de las Olivanas, abri de Doña Clotilde) et dans le Maestrazgo (barranco de Gasulla).

À la veille de la conquête romaine, l’Aragon paraît connaître une lutte d’influence entre une culture méditerranéenne, créée par les Ibères, et celle que les Celtes avaient développée sur la Meseta. Sur ces diversités, Rome étendit le manteau unificateur de son art universaliste.

Il reste cependant peu de chose du passé romain par comparaison avec ce qu’on observe dans les parties orientales de la Tarraconaise ou dans les limites de l’ancienne Bétique. On l’évoquera à Huesca (Osca ) et surtout à Saragosse, l’antique Caesaraugusta , dont deux des grandes artères modernes conservent les directions primitives du decumanus et du cardo maximus et où subsistent des débris de l’enceinte.

C’est dans le cadre de l’évolution du Bas-Empire que se produisirent les premières manifestations de l’art paléochrétien. Une église funéraire apparaît ainsi dans une annexe de la grande villa Fortunatus de Fraga. On suit l’adaptation de l’esprit chrétien aux traditions plastiques romaines dans un important sarcophage conservé à Castiliscar, ou encore dans les deux sarcophages de l’église Santa Engracia de Saragosse.

Les efforts poursuivis dans des conditions difficiles pour donner naissance à un art adapté aux besoins de la société chrétienne devaient surtout porter leurs fruits sous la domination des Wisigoths, mais on ignore la part exacte prise par l’Aragon dans l’élaboration de ces nouvelles synthèses.

Rencontre de l’Isl size=5m

Au début du VIIIe siècle, le déferlement de la vague musulmane sur l’Espagne allait couper l’Aragon en deux. Il ne semble pas, en effet, que les envahisseurs aient dépassé d’une manière durable le bassin moyen de l’Èbre. À l’intérieur du monde clos de la montagne, dans les hautes vallées pyrénéennes de l’Aragon supérieur, du Sobrarbe et de la Ribagorza, se maintinrent des communautés chrétiennes qui sont à l’origine de l’Aragon médiéval. Entre les deux mondes hostiles et souvent en lutte s’étendait un «no man’s land» où chacun poussait à l’occasion des avantages passagers.

L’installation des musulmans à Saragosse devait avoir les plus grandes conséquences pour l’histoire de l’art aragonais en lui imprimant l’un des traits les plus constants de sa physionomie au Moyen Âge: l’aspect mauresque.

Durant la longue période de l’émirat puis du califat de Cordoue (710-1031), la ville, retenue par les tâches militaires d’une place frontière, ne paraît pas avoir accordé une grande importance aux satisfactions esthétiques. Très curieusement, c’est l’art des chrétiens soumis aux envahisseurs – les mozarabes – qui nous a conservé la plus ancienne manifestation de l’influence musulmane dans la région. Celle-ci demeure d’ailleurs limitée à un seul monument: San Juan de la Peña, ancienne abbatiale construite dans un gigantesque abri sous roche de la Peña Oroel, non loin de Jaca. Au début du Xe siècle, on a employé l’arc outrepassé dans ce qui demeure la partie la plus ancienne de l’édifice: les deux chapelles du chevet et la dernière travée de la double nef qui les précède.

À l’époque des «reyes de taifas»

L’art musulman ne se développa à Saragosse que lorsque la chute du califat de Cordoue eut provoqué l’éclatement de l’Espagne musulmane en un grand nombre de petits États indépendants sous l’autorité des reyes de taifas , les rois des clans. Chacun de ces roitelets voulut embellir sa capitale en s’inspirant du prestigieux modèle cordouan.

Saragosse tomba entre les mains de la famille des Beni Hoûd, qui s’y maintint de 1034 à 1118, date de la reconquête chrétienne. Le deuxième souverain de cette dynastie, Ahmed el-Moqtadir, l’ami du Cid (1046-1081), fit reconstruire l’Aljafería, une résidence d’été située en dehors du rempart romain, non loin de l’Èbre. Ce monument, en dépit des transformations ultérieures et des altérations subies, est le principal témoin, en Espagne, de l’évolution de l’architecture et de la sculpture musulmanes à l’époque.

Sur le plan de l’architecture, nous possédons un jalon irremplaçable sur la route qui conduit de Medinat az-Zahra, le palais des califes de Cordoue, aux gracieuses résidences nasrides de Grenade. Les principales salles étaient réparties autour de deux patios, selon la disposition générale que l’on retrouvera dans le groupe des bâtiments les plus anciens de l’Alhambra, celui de Machuca. C’est dans l’oratoire, espace carré transformé en octogone au moyen d’arcades, que l’on peut le mieux étudier les caractères de l’art hispano-mauresque au XIe siècle.

On notera d’abord la substitution du plâtre à la pierre et au marbre pour l’exécution du décor sculpté. La technique était utilisée depuis longtemps en Mésopotamie et son introduction à l’Aljafería peut se justifier aussi bien par l’absence de bonne pierre en Aragon que par l’appauvrissement des reyes de taifas , contraints de payer de lourds tributs aux États chrétiens du nord de la Péninsule. Le nouveau matériau favorisa d’autres innovations, venues peut-être elles aussi de l’Orient, mais qui furent d’autant plus aisément acceptées qu’elles s’accordaient au génie décoratif de l’Espagne.

Désormais, la quasi-totalité des murs est couverte de véritables tentures florales dont les éléments de plus en plus menus se laissent difficilement analyser. Seul un œil bien exercé saura retrouver, à travers un ensemble apparemment confus et tourmenté de tiges, de fleurs et de palmes, la démarche subtile de la composition. Cependant, le décor couvrant n’a pas encore gagné totalement la partie. Les artistes, qui aiment à user des contrastes, juxtaposent aux panneaux de feuillages frémissants de beaux réseaux géométriques aux larges mailles, et même de grands panneaux lisses encadrés de subtils entrelacs. Les arcs au dessin sinueux sont soit des arcs brisés polylobés dont les tracés ont remplacé l’arc en plein cintre outrepassé des débuts de l’art cordouan, soit surtout des arcs recticurvilignes où se juxtaposent les lignes droites et les arcs de cercle pour constituer la grande nouveauté du moment.

Le palais de l’Aljafería ne fut pas le seul à retenir l’attention des souverains. L’architecture officielle comportait aussi le palais urbain de la Zuda, qui fut considérablement agrandi. Les chroniques nous parlent de son luxe, mais il n’en reste malheureusement rien. De même a disparu la grande mosquée, qui occupait le site de la cathédrale.

L’art mudéjar

Aux XIe et XIIe siècles, la poussée de la Reconquista fit tomber entre les mains des chrétiens les cités de Huesca (1096), Barbastro (1101), Tarazona et Saragosse (1118), Daroca (1120), Teruel (1171), mais une politique de tolérance permit le maintien d’importantes colonies musulmanes dans le royaume. Moyennant le paiement d’un impôt spécial, les mudéjars – c’est le nom que l’on donne aux moros soumis à la vassalité chrétienne – bénéficièrent de la protection du souverain. La coexistence pacifique des deux communautés religieuses dura pendant tout le Moyen Âge, et les Morisques ne furent expulsés qu’entre 1609 et 1614.

Il convient de voir dans le fait mudéjar, tel qu’il subsista durant plusieurs siècles dans les deux tiers du royaume, l’un des facteurs les plus importants de l’histoire artistique de l’Aragon. Dans les villes où ils représentaient une partie notable de la population, les musulmans conservèrent le monopole quasi absolu de nombreuses techniques artistiques: construction en brique, décor mural en plâtre sculpté, mosaïque de terre émaillée, manière originale de traiter les plafonds.

L’esprit du décor mudéjar aragonais, foisonnant et ingénieux, mais cependant clair dans ses compositions, s’apprécie surtout dans les clochers. Leur plan, généralement carré, évoque les anciens minarets. Parfois, ils adoptent une forme octogonale où l’on a voulu discerner une influence du gothique catalan. Plus rarement, ils combinent les deux types et l’on voit se dresser un corps octogonal sur une souche carrée. Les plus anciens peuvent remonter au XIIIe siècle, mais on en construisait encore à l’époque de la Renaissance.

On trouvera ces tours abondamment ornées dans les principales villes: à Saragosse – églises de la Magdalena, de San Miguel, de San Pablo –, à Teruel – San Salvador et San Martín –, à Calatayud, où le clocher de la collégiale Santa Marìa, l’un des plus hardis de tout l’Aragon, préside à une ample série de tours mudéjares. Des localités de moindre importance, comme Tauste, Utebo ou Maluenda et même de très nombreux villages montrent la grande variété des formules décoratives employées.

Entièrement construits en brique fauve, ces clochers multiplient sur leurs faces des panneaux d’entrelacs appareillés, dessinant des losanges, des arcatures, des lignes brisées. Dans les exemples les plus anciens, ces motifs géométriques se détachent sur des fonds de mosaïque aux tons vifs.

Comme tous les artistes musulmans, les mudéjars témoignaient d’une adresse consommée dans le travail du plâtre. Pour les remplages du cloître de la cathédrale de Tarazona, ils imitèrent les motifs floraux de l’Aljafería de Saragosse. Cette belle réussite fit école dans la région, où l’on s’en inspira jusqu’à nos jours.

Les plafonds au décor sculpté et relevé de peintures comptent parmi les chefs-d’œuvre de cet artisanat. Cependant, le plus célèbre de tous, celui de la cathédrale de Teruel, se sépare des modèles courants en Aragon. Au lieu d’être plan, il adopte la forme carénée – dite de pares y nudillos – représentée surtout en Andalousie. En outre, pour le décor peint, il substitue à des motifs ordinairement de nature héraldique et ornementale tout un monde d’êtres choisis dans la vie quotidienne ou venus de la légende. Des scènes profanes et religieuses se développent également sur les supports. Ces particularités iconographiques proviennent probablement de la participation à l’œuvre d’artistes chrétiens. Cependant son attribution au peintre Domingo Peñaflor résulte de la mauvaise interprétation d’un document.

Prodigieusement riche se révèle la charpente octogonale qui couvre le chœur de la «Parroquieta», la grande chapelle de saint Michel, élevée au chevet de la Seo de Saragosse. Elle fut construite sur l’ordre de l’archevêque don Lope Fernández de Luna peu avant sa mort survenue en 1382. C’est un véritable répertoire des éléments décoratifs musulmans, de l’entrelacs aux stalactites en passant par les coupolettes et les inscriptions coufiques, le tout se développant dans l’éclat de l’or et de la polychromie la plus vive.

Une autre œuvre mudéjare exceptionnelle se trouve dans la salle du trône de l’Aljafería, reconstruite par les Rois Catholiques. Cet artesonado immense répète inlassablement les mêmes motifs au-dessus d’une élégante galerie.

En règle générale, l’art mudéjar aragonais a emprunté ses éléments au fonds local. Évoluant sur place, sans contact avec les centres créateurs comme Grenade, il s’est profondément enraciné dans son milieu, au point d’apparaître comme une émanation du peuple aragonais lui-même.

À l’époque romane

Les vallées pyrénéennes ignorèrent toujours les charmes orientaux de l’Aragon mudéjar. Leurs préférences allèrent à l’esthétique occidentale et d’abord à l’art roman, à la création duquel elles contribuèrent activement.

Ce fait est lié à une politique délibérée de rapprochement avec l’Occident qui fut inaugurée par le roi de Navarre Sanche le Grand (1004-1035). Ce souverain, qui réunit sous son autorité la plupart des États chrétiens du nord-ouest de la Péninsule, favorisa une réforme monastique dans l’esprit de Rome et de Cluny, notamment à San Juan de la Peña, centre religieux de l’Aragon. Ses successeurs, en particulier le roi Ramire Ier, allèrent plus loin encore dans cette voie. On sacrifia à l’unité avec l’Occident la liturgie mozarabe, spéciale à l’Espagne. Le 22 mars 1071, une cérémonie solennelle marqua à San Juan de la Peña l’introduction de la liturgie romaine. Lorsque fut créé le diocèse de Jaca, on le rattacha à la province ecclésiastique d’Auch. En outre, deux moines français, Pons, sorti de l’abbaye de Saint-Pons-de-Thomières, et Raymond, ancien religieux de Saint-Sernin de Toulouse, occupèrent successivement le siège de Roda-Barbastro.

Le processus d’intégration à l’Occident fut accéléré par l’importance accrue du pèlerinage de Compostelle et par le fait que, jusqu’au milieu du XIIe siècle, le Somport soit demeuré le col le plus communément fréquenté par les pèlerins. Il convient également de signaler la participation des chevaliers français à la Reconquista et l’installation dans les villes occupées d’autres Francos , marchands et artisans, venus à la suite des hommes de guerre repeupler des quartiers entiers.

Les progrès de l’art roman accompagnent et rythment cette profonde mutation. Le style nouveau apparaît d’abord comme l’extrême avancée de formes élaborées au début du XIe siècle dans le bassin de la Méditerranée occidentale, et notamment en Lombardie et en Catalogne. Amoureux des volumes simples et des belles surfaces murales sobrement animées par un décor de niches et d’arcatures sur pilastres, ce «premier art roman méridional» progressa à travers les vallées pyrénéennes jusqu’aux portes de Jaca – San Caprasio de Santa Cruz de la Serós, Barros, Binacua –, où il se heurta à la résistance de traditions archaïques d’allure mozarabe. Il semble qu’on puisse mettre à son actif, outre l’ancienne cathédrale de Roda de Isábena, la sobre architecture de l’abbatiale de San Pedro de Siresa, où le roi Sanche Ramírez introduisit des chanoines réguliers vers 1082, ainsi que les plus anciennes constructions de la forteresse de Loarre conquise vers 1066-1071.

C’était le mouvement précurseur. Dans le dernier quart du XIe siècle apparaît l’art roman pleinement constitué, avec sa parfaite stéréotomie et un riche décor sculpté. Pendant longtemps, des archéologues discutèrent de la part prise par l’Aragon à l’élaboration de ce grand art de l’Occident chrétien. Ou, plus exactement, l’Aragon se trouva englobé dans la querelle relative à l’antériorité des écoles espagnole et languedocienne de sculpture romane. Ce conflit perdit tout sens lorsqu’on prit conscience de la solidarité des deux versants pyrénéens et de la collaboration qu’ils apportèrent à une entreprise commune. À la conception anachronique d’écoles nationales rivales se substitua l’idée infiniment plus féconde d’échanges mutuels.

Les problèmes de chronologie, qui étaient jadis essentiels, n’ont pas perdu pour autant toute signification, et il importe de savoir que le texte sur lequel on s’appuyait pour dater de 1063 la cathédrale de Jaca, principal édifice roman de la région, est un faux manifeste. C’est probablement vers la fin du XIe siècle seulement qu’apparut cette église à trois nefs, avec son splendide ensemble de sculptures. Il y a là l’œuvre d’un atelier important, dont on ignore encore l’origine, mais qui séduit par la fraîcheur de son esprit, la qualité de sa technique et le mystère dont il enveloppe ses thèmes. Il devait rayonner dans la région et notamment à l’abbatiale de Santa Cruz de la Serós.

L’essor du second âge roman est aussi marqué par un remaniement de la forteresse de Loarre. À l’humble chapelle des origines, on substitua une belle église à deux étages avec un portail daté des environs de 1095 et d’élégants chapiteaux évoquant parfois le style de Saint-Sernin de Toulouse.

Après cette phase «internationale», l’art roman aragonais s’enracina et acquit une allure plus populaire. À la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, un atelier local de sculpteurs déploya une activité considérable. Il travailla pour les églises d’Egea de los Caballeros et d’Agüero. On lui doit surtout la décoration des cloîtres de San Pedro el Viejo à Huesca et de San Juan de la Peña. Les visages des personnages sont d’une insigne rudesse avec des têtes qui, bien qu’énormes, semblent dévorées par des yeux saillants à fleur de peau. Mais le style accède à l’expression par la mimique et grâce à quelques trouvailles heureuses dans les attitudes.

Cependant, les rapports étroits entretenus par l’Aragon avec la Navarre et les liens maintenus avec la France développèrent des prolongements artistiques capables de relever le niveau assez médiocre de la production ordinaire. C’est ainsi que peut s’expliquer la présence d’un artiste de qualité qui sculpta en Navarre les chapiteaux de San Martín de Unx, vers 1156, et en Aragon les portails de Santa María et de San Miguel de Uncastillo. Cette dernière œuvre, acquise par le musée des Beaux-Arts de Boston, prouve par son iconographie que le sculpteur était sensible aux traditions pyrénéennes. Le thème retenu – le Christ présentant son monogramme – est rare, mais il s’accorde avec la très large diffusion du chrisme dans la partie occidentale de la chaîne, où il marque le sceau de Dieu à l’entrée des églises.

Les influences françaises deviennent plus précises à San Esteban de Sos del Rey Católico et à San Martín de Uncastillo. Un portail monumental dans le premier édifice, des figures d’apôtres groupées deux par deux contre les colonnes de l’abside dans le second s’apparentent au style de Maître Léger de Sangüesa, qui lui-même paraît refléter l’art de Bourgogne et de Chartres. La consécration de San Martín de Uncastillo en 1179 fournit un précieux point de repère pour la chronologie.

Un nombre appréciable d’églises romanes a sans doute reçu une décoration peinte plus ou moins importante. Moins heureux que la Catalogne, l’Aragon n’a conservé que de rares témoins de ces fragiles créations. Même si des découvertes, comme celles des ensembles de Bagüés et de Ruesta (transportés au musée de la cathédrale de Jaca), ont confirmé l’existence du grand style monumental du XIIe siècle, déjà attesté dans la vieille cathédrale de Roda de Isábena par des œuvres d’un maître venu de Tahull en Catalogne, la peinture murale aragonaise demeure surtout riche en manifestations tardives et parfois plus qu’à demi gothiques.

Un groupe assez dense, comprenant le décor de diverses églises situées à l’est de Huesca, est présidé par les compositions à destination funéraire de San Miguel de Foces. Celles-ci ont été exécutées notamment pour les tombeaux du fondateur de l’église, Ximeno de Foces, et de son fils Atón, mort en 1302. L’origine du style demeure incertaine, mais on observe qu’il a soutenu la qualité d’œuvres apparentées à San Miguel de Barluenga et à San Fructuoso de Bierge (cette dernière au musée épiscopal et capitulaire de Huesca). Par la suite, il s’altéra et se dilua dans la rusticité.

Le chef-d’œuvre de la peinture aragonaise de l’époque, et sans doute l’un des sommets de l’art médiéval espagnol, a été transporté de la salle capitulaire de Sigena au musée d’Art de Catalogne à Barcelone. Il avait malheureusement beaucoup souffert de l’incendie qui endommagea ce monastère royal de femmes en 1936. On doit y voir un exemple du rayonnement de l’art byzantin en Occident au début du XIIIe siècle, notamment à partir de la Sicile où il était si florissant. Cependant, une parenté étroite avec les miniatures anglaises contemporaines complique le problème des origines de l’artiste. Des scènes de la Genèse et de la vie du Christ se déroulaient sur des arcs diaphragmes soutenant le plafond, ainsi que sur les murs latéraux. Elles apparaissent sur des fonds éclatants, bleus, verts et jaunes, accompagnées d’animaux et de monstres se déplaçant dans des frondaisons.

Influence catalane aux XIVe et XVe siècles

Un événement politique devait orienter d’une manière durable le destin de l’Aragon médiéval. Par son mariage avec Pétronille, la toute jeune héritière du royaume, le comte de Barcelone Raimond Bérenger IV établit en 1137 une union personnelle entre les deux principaux États pyrénéens de la Péninsule. Les Aragonais allaient se trouver engagés dans les entreprises méditerranéennes des Catalans, et leur pays s’ouvrit à l’influence artistique de Barcelone. C’est d’ailleurs le moment où le col de Roncevaux supplante le Somport et oriente vers la Navarre les relations continentales, effectuées jusque-là à travers l’Aragon.

Ces événements se conjuguèrent pour interdire à l’Aragon de posséder jamais une claire idée du style gothique tel qu’il se développait en France. La meilleure image lui en fut donnée par les moines cisterciens qui, dans la seconde moitié du XIIe siècle, tinrent, grâce notamment à la protection royale, la place que les Bénédictins avaient occupée au siècle précédent. Entre 1170 et 1190, dans les parties basses de la grande abbatiale de Veruela, la tradition romane le dispute encore aux nouveautés gothiques. En revanche, l’abbaye de Rueda, dans la vallée de l’Èbre, et le lointain monastère de Piedra, installé au-delà de Calatayud dans une gorge abrupte toute bruissante de cascades, possédaient des bâtiments d’un style plus pur.

Généralement, c’est une architecture gothique particulière à la Catalogne qui s’imposa en Aragon, et cela sous deux versions: l’église à nef unique avec chapelles entre les contreforts et l’édifice à trois nefs de hauteur à peu près égale. Le premier type est représenté à Saragosse par San Pablo (seconde moitié du XIIIe s.), la Magdalena et San Miguel de los Navarros (XIVe s.) et dans le reste du pays par un grand nombre de monuments dont nous détacherons les Saintes-Juste-et-Rufine de Maluenda (1410) et Sainte-Thècle de Cervera de la Cañada, terminée en 1426. Le second parti se substitua, à la cathédrale de Saragosse, à un programme encore roman dont il subsiste la base de l’abside avec son décor sculpté. Par la suite, au XVe siècle, la Seo fut agrandie de deux nefs latérales et de deux travées supplémentaires. Le type d’édifices à trois nefs égales conserva des partisans jusqu’au XVIe siècle, et la cathédrale de Barbastro (1500-1533) montre de quelle manière l’esprit de la Renaissance sut l’utiliser dans sa recherche d’un espace unifié.

Cependant, si la conception originelle de ces monuments est gothique et catalane, la réalisation en fut aragonaise. Souvent confiée à des mains mudéjares, elle se signale par l’emploi généralisé de la brique et par un décor mural d’inspiration hispano-mauresque. On retrouve dans les parties hautes de l’abside de la Seo de Saragosse, ou encore à la façade de l’église de Morata de Jiloca, tous les éléments décoratifs des belles tours de Teruel.

On doit à la même tradition les grands cimborios de la première moitié du XVIe siècle, de magnifiques tours-lanternes, lointaines héritières des coupoles nervées de la grande mosquée de Cordoue. La plus anciennement construite, à la Seo de Saragosse (1500-1520), fut suivie de celle de la cathédrale de Teruel (1538) et de celle de la cathédrale, gothique plus qu’à demi mauresque, de Tarazona (1543).

À l’époque gothique, l’«Aragon de brique», qui représente la partie la plus vivante du pays, manque à la fois de bonne pierre et de sculpteurs. Pour l’exécution des grands retables sculptés et des riches tombeaux dont l’usage se répandait alors, on fit communément appel à des maîtres catalans.

On doit à Pedro Moragues, qui représente un aspect de l’école barcelonaise du XIVe siècle, le beau tombeau de l’archevêque don Lope Fernández de Luna dans la Parroquiéta de la Seo de Saragosse, et on attribue à son atelier le monument funéraire du grand maître de Saint-Jean de Jérusalem, Juan Fernández de Heredia. En 1936, ce monument fut sauvé de la destruction qui anéantit à peu près totalement les autres œuvres d’art de l’église paroissiale de Caspe.

Au siècle suivant, l’archevêque Dalmau de Mur appela à Saragosse le sculpteur Pedro Johan dont il était déjà le protecteur à Gérone et à Tarragone. Il lui confia l’exécution du maître-autel de la Seo, mais l’artiste catalan ne put achever que la prédelle. Le reste est de l’Allemand Hans de Gmunda, dont le style domine la production sculptée aragonaise de la fin de l’époque gothique.

Dans le domaine de la peinture, où l’action du roi et de la cour s’exerçait directement, le magistère catalan fut encore plus important et chaque renouvellement stylistique résulta de l’intervention personnelle d’un maître de Barcelone. Les peintres aragonais s’emparèrent de ces apports extérieurs et les interprétèrent avec leur tempérament vigoureux et rude, qui s’exprime dans un dessin dur et incisif et avec une densité de matière un peu pesante.

Une phase d’influence italienne se manifeste au XIVe siècle sous le signe de Ramón Destorrents et des frères Serra, qui dirigèrent successivement le principal atelier de Barcelone. Des œuvres capitales de ces artistes se trouvaient au couvent du Saint-Sépulcre de Saragosse, notamment le retable de la Vierge offert par Fray Martín de Alpartil (musée de Saragosse), d’un intérêt exceptionnel pour l’étude du style de Jacques Serra. Un peintre en relation avec les Serra collabora, en 1390, avec des menuisiers mudéjars à la réalisation du grand triptyque-reliquaire du monastère de Piedra, aujourd’hui à l’Académie de l’histoire de Madrid.

Le séjour à Saragosse (1435-1445) de Jaime Huguet, le plus célèbre des peintres catalans, devait laisser des traces durables. Les meilleurs peintres aragonais de la seconde moitié du XVe siècle furent en effet ses disciples ou ses collaborateurs, qu’il s’agisse de García de Benabarre, de Martín de Soria ou de Bernardo de Arás.

Saragosse retint également, de 1474 à 1477, le grand peintre Bartolomé Bermejo, originaire de Cordoue, mais dont une partie de la vie se passa à Barcelone. Peut-être fut-il marqué par ce séjour, mais plus sûrement encore ce fut lui qui exerça une action profonde sur les peintres aragonais du dernier quart du XVe siècle: Martín Bernat, à qui José Gudiol attribue le grand retable de saint Martin du musée paroissial de Daroca, et Miguel Ximénez.

Le faux départ de la Renaissance

L’union réalisée par les États de la couronne d’Aragon avait donné à ce pays la prééminence politique, mais la direction effective appartint à la Catalogne, plus riche et plus dynamique. Cette situation se modifia au XVe siècle, à la suite du déclin économique de Barcelone et de l’arrivée au pouvoir d’une dynastie d’origine castillane, celle des Transtamare. Elle apporta dans le gouvernement de l’État un autoritarisme auquel Barcelone refusa de se plier. La cité comtale lutta avec toutes ses énergies, mais sa chute en 1472 consacra la fin de sa direction politique, économique et artistique.

Pendant un temps, il sembla que l’Aragon allait bénéficier de l’effacement catalan. C’était précisément l’époque où se faisaient sentir, dans la Péninsule, les premières manifestations de la Renaissance. Il en résulta une activité intéressante qui contraste avec l’atonie catalane.

La modestie des moyens financiers dont on disposait limita cependant l’ampleur des initiatives. Aucune construction religieuse de classe, en dehors des façades-retables de Santa Engracia de Saragosse – fortement restaurée après le siège de la ville par les troupes napoléonniennes – et de Santa María de Calatayud, belle œuvre plateresque de Juan de Talavera et Esteban de Obray. En revanche, on construisit de nombreux édifices civils, parfois d’un grand intérêt.

Pour la loge de Saragosse (après 1541), Gil Morlanes le Fils sut adapter avec bonheur au goût du moment le type de salles à colonnes que le Levant avait créé pour ce genre d’édifice. Cependant, l’extérieur mérite surtout de retenir l’attention. Il s’agit d’une œuvre noble et sévère, dont les murs sont admirablement rythmés par l’harmonieuse répétition des éléments du décor. La même gravité caractérise l’architecture privée de Saragosse et notamment l’ancienne demeure de don Pedro Martínez de Lara, comte de Morata, aujourd’hui le siège de l’Audiencia.

En règle générale, les édifices civils publics acquirent une importance en relation avec le maintien d’une vie municipale active. La mairie de Valderrobles illustre l’interprétation aragonaise du style de la Renaissance italienne avec son vaste porche à arcades et sa galerie ouverte sous un grand auvent.

Dans le domaine de la sculpture, un essor qui débuta à Saragosse allait se poursuivre dans tout le royaume et assurer à l’Aragon une place honorable dans l’histoire de cet art à l’époque de la Renaissance.

Le signal fut donné par la venue de Gil Morlanes le Vieux, qui exécuta de 1506 à 1512 le délicat retable en albâtre du monastère de Montearagón (aujourd’hui dans l’église paroissiale de la cathédrale de Huesca). C’est après son achèvement que l’artiste, aidé de son fils, réalisa l’importante façade de Santa Engracia de Saragosse.

En 1509 arrive à Saragosse le Valencien Damián Forment, qui s’était probablement formé à Florence dans la dernière décennie du XVe siècle. À la tête d’un important atelier, il exécuta en moins de quinze ans une série de très grands retables: maître-autel du Pilar (1509-1512), de San Pablo (1511-1516) et de San Miguel de los Navarros (commencé en 1518). À l’exception du retable de San Pablo, ces œuvres sont en albâtre, comme l’est également son chef-d’œuvre aragonais, qui se trouve non pas à Saragosse, mais dans la cathédrale de Huesca.

Un maître français, originaire du diocèse de Soissons, Gabriel Joly, rivalisa de zèle avec Damián Forment. En collaboration avec Gil Morlanes le Jeune, il sculpta le retable de saint Augustin de la Seo de Saragosse, pièce capitale de la Renaissance espagnole (1520). Avec l’aide du Florentin Juan de Moreto, de Gil Morlanes et de Juan de Salas, il assura la réalisation de la chapelle et du retable de saint Michel de la cathédrale de Jaca (1521). On doit également à son activité les retables de Roda de Isábena (1533) et de la cathédrale de Teruel (1536).

Ce magnifique élan allait rapidement se briser et les causes de l’échec sont aisées à découvrir. Avec l’unification de l’Espagne, la Cour déserte définitivement les rives de l’Èbre. En outre, les conditions dans lesquelles s’effectue l’exploitation de l’Amérique interdisent à l’Aragon de participer à ses bénéfices.

Les élèves des grands maîtres du premier tiers du XVIe siècle, Pedro Moreto, fils de Juan, Bernardo Pérez et Juan de Liceire n’ont pas leur talent et ils amorcent une décadence qui sera consommée à la fin du siècle.

Le renouveau des XVIIe et XVIIIe siècles

Après une longue période d’atonie, l’activité artistique prit un nouveau départ dans la seconde moitié du XVIIe siècle, grâce à l’intervention de l’Église. Afin de rendre leur lustre aux dévotions médiévales plus ou moins érodées par le temps, on décida de mettre à leur service les prestiges de l’art contemporain.

Construction et décoration du Pilar

L’une des plus grandes entreprises architecturales qu’ait jamais connues l’Aragon, et l’une des plus importantes de l’Espagne baroque, fut la reconstruction de l’église du Pilar. Le programme consista à unir dans un même espace une basilique – l’ancienne église gothique Santa María la Mayor – et un édifice commémoratif, la chapelle voisine où l’on vénérait le pilier miraculeux sur lequel une image de la Vierge serait apparue à saint Jacques, au cours de sa mission d’évangélisation en Espagne. Un architecte local, Felipe Sánchez, avait proposé en 1675 de reprendre le projet de Juan de Herrera pour la cathédrale de Valladolid; mais, cinq ans plus tard, on s’adressait à Francisco de Herrera el Mozo, un peintre de Séville ayant longtemps vécu en Italie et tard venu à l’architecture.

Le nouveau maître d’œuvre adapta avec habileté les plans de Sánchez au caractère d’église de pèlerinage que présente le Pilar, mais son programme fut modifié d’une manière malencontreuse en cours d’exécution.

En 1751, la construction de la chapelle de la Vierge, à l’intérieur même de l’édifice, fut confiée au célèbre architecte Ventura Rodríguez. Celui-ci fit preuve de beaucoup d’habileté pour satisfaire les chanoines qui, s’appuyant sur le fétichisme populaire, ne pouvaient admettre le déplacement du pilier miraculeux sur lequel trône la statue. Son collaborateur, Julián Yarza, s’inspira de son projet pour dessiner la façade de la Seo voisine (1754). En réalité, il n’en fournit qu’une froide transposition. Cette façade tant décriée ne fit qu’ajouter un élément de plus à un ensemble hétéroclite qui s’était déjà accru, au siècle précédent, du clocher de l’architecte italien Giovanni Battista Contini.

Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, on assiste également dans le domaine de la peinture au réveil du foyer aragonais. Il est marqué par l’activité de Jusepe Martínez (1601-1682). Cet artiste estimable, qui fut aussi un bon observateur de l’art de son temps, eut pour successeur son fils Antonio, entré chez les Chartreux de l’Aula Dei, ainsi que Vicente Verdusán et Pablo Raviella, qu’on a appelé le Valdés Leal aragonais. Au même moment (1683), le peintre castillan Claudio Coello exécutait pour l’église de la Mantería, à Saragosse, un ensemble de fresques d’un grand intérêt puisque c’est le seul endroit où l’on puisse apprécier son talent de décorateur.

Cependant, toutes les réalisations des XVIIe et XVIIIe siècles furent éclipsées par l’œuvre du Pilar, Saragosse se trouvait alors dans une situation exceptionnelle. Les principaux peintres de la Cour, sous la direction de l’israélite tchèque Mengs, le théoricien de l’art idéaliste, étaient trois Aragonais: deux des frères Bayeu (Francisco et Ramón) et José del Castillo. Les deux Bayeu furent engagés pour continuer les travaux qu’avait inaugurés Antonio González Velázquez en peignant la coupole au-dessus de la chapelle de la Vierge. Cette entreprise a surtout le mérite de nous révéler le milieu dans lequel apparut la première manière de Goya, celle du peintre religieux.

Aragon
communauté autonome du N.-O. de l'Espagne et région de la C.E., formée des prov. de Huesca, Teruel, Saragosse. 47 669 km²; 1 201 340 hab.; cap. Saragosse. Le N. du pays est occupé par les Pyrénées (3 404 m au pic d'Aneto). Au centre s'étend la vallée de l'èbre (agricole), que domine le N. de la chaîne Ibérique (fer, soufre, lignite). Le climat est continental. L'hydroél. est abondante.
Au XIe s., l'Aragon devint un petit royaume indép. qui, résistant aux Almohades, puis aux Almoravides, s'agrandit de la vallée de l'èbre, de la Catalogne, de la rég. de Valence, des Baléares, du versant français des Pyrénées, de la Sicile (1282), de la Sardaigne (1325). Le mariage de Ferdinand d'Aragon avec Isabelle de Castille (1469) prépara la réunion des royaumes d'Aragon et de Castille.
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Aragon
(Louis) (1897 - 1982) écrivain français. D'abord surréaliste: le Paysan de Paris (1926), il adhéra au parti communiste (1927) et adopta un style réaliste. Romans: Aurélien (1945), la Semaine sainte (1958), Blanche ou l'Oubli (1967), etc. Poète (le Crève-Coeur, 1941), il a notam. célébré Elsa Triolet, sa compagne. Il dirigea les Lettres françaises de 1953 à 1972.

Encyclopédie Universelle. 2012.