NON-VIOLENCE
Le principe de non-violence, prêché et pratiqué par les sages dès la plus haute antiquité, par exemple par le Bouddha, Mô-Tseu, le Christ, certains stoïciens et, à l’époque moderne, par une foule de fondateurs de sectes ou de philosophes, a été systématisé au XXe siècle par Gandhi en vue d’objectifs politiques et sociaux (libération de l’Inde de la domination anglaise, abolition du système des castes, réconciliation des hindous et des musulmans). Selon l’expression du pasteur américain Martin Luther King, «le Christ a fourni l’esprit, Gandhi a montré comment l’utiliser». Les techniques ainsi mises au point ont prouvé leur efficacité en Inde et la non-violence, au lieu d’être un idéalisme apparemment inapplicable, est devenue un instrument de combat d’une redoutable puissance. Elle a été pratiquée depuis lors dans plusieurs pays, notamment en Irlande dans la lutte pour l’indépendance, aux États-Unis dans la revendication des Noirs pour leurs droits civiques et l’égalité raciale, en Italie contre la misère en Sicile, en France contre la guerre d’Algérie.
La non-violence est la force du faible et son ultime recours. Son point d’appui est la conscience morale de l’adversaire ou du moins celle du public qui l’environne: le scandale de l’injustice mis en pleine lumière réveille les cœurs, ouvre les yeux, déconcerte et discrédite l’oppresseur. La non-violence brise l’enchaînement de la violence en montrant à l’agresseur qu’il se trompe et en lui imposant une sorte de conversion – qui est sa guérison.
On l’a confondue avec la passivité et la résignation. Il s’agit de tout autre chose: un acte non violent est souvent héroïque; il suppose une grande maîtrise de soi. La désobéissance civile, la non-collaboration, la grève, etc., sont, en fait, des agressions. La non-violence exerce des sévices, mais ils sont d’ordre moral; elle est une arme, mais l’arme humaine par excellence parce qu’elle rend plus humains à la fois ceux qui la manient et ceux qui en subissent le choc. La non-violence doit être également distinguée du chantage sentimental qui est une ruse de faibles, de l’action dite «psychologique» et des techniques sournoises et indolores par lesquelles on masque la vérité, on «lave les cerveaux» et l’on impose une idéologie. La non-violence, là est toute sa noblesse, ne réussit et n’est utilisable que pour les «bonnes causes». Dès qu’elle vise un profit égoïste, et non la conversion authentique de l’adversaire, de mystique elle se dégrade en politique.
La non-violence est-elle la solution idéale à tous les conflits? Cela supposerait chez les hommes une conscience morale qui n’existe chez la plupart qu’à l’état embryonnaire. L’action non violente implique que l’on ait en face de soi non des fauves, des sauvages ou des robots, mais des hommes dignes de ce nom.
1. «Vieille comme les montagnes»
«La non-violence, disait Gandhi, est vieille comme les montagnes»; c’est peut-être chez les rishi de l’Inde qu’on en trouverait la toute première formulation (en sanskrit, elle est désignée par le mot ah 稜ms , refus de nuire). Elle fut prêchée par le Bouddha pour qui toute violence équivaut à accroître le karma . Mô-Tseu, en Chine, déclarait à la même époque: «Tuer un homme pour le bien du monde n’est pas faire le bien du monde. Mais s’offrir soi-même en sacrifice pour le monde, voilà qui est bien.» Dans un esprit de charité et d’amour universel, le Christ a conseillé la non-violence: «Aimez vos ennemis, faites le bien et prêtez sans rien attendre en retour» (Luc, VI), et l’on connaît les paroles du Sermon sur la montagne (Matt., V): «Et moi je vous dis de ne pas résister au mal. Si l’on vous frappe sur la joue droite tendez encore la gauche [...]. Faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour vos persécuteurs.» C’est ce que firent en effet les premiers martyrs chrétiens. Plus tard, on cite le geste du pape Léon affrontant victorieusement aux portes de Rome une attaque d’Attila à l’aide d’une procession de prêtres et de femmes. Un épisode analogue se situe à Troyes: Attila, stupéfait de trouver les murs sans défenseurs et tous les habitants priant dans les églises, quitte la ville sans coup férir. Nombre de sectes chrétiennes ont pratiqué la non-violence, et en particulier, face au service armé, l’objection de conscience (tels les Mennonites, les Amish, les Mormons en Europe et aux États-Unis, les Doukhobors en Russie, les Hutterites en Moravie).
En Occident, de nombreux penseurs modernes ont repris ce thème. On peut citer, à cause de l’influence qu’ils exercèrent sur Gandhi, le philosophe et critique d’art anglais John Ruskin, le comte Léon Tolstoï en Russie, qui fut d’ailleurs à la fin de sa vie, en 1909-1910, en relations épistolaires avec le jeune Gandhi, qu’il appelait son gourou à l’époque où il luttait pacifiquement pour les droits civiques des Indiens au Natal. Il y a aussi le poète et essayiste américain Henri David Thoreau (1817-1862) dont l’ouvrage Du devoir de désobéissance civile (Civil Disobedience , 1849) inspira directement Gandhi et King. Thoreau fonde sa conduite sur le libre examen et le jugement de la conscience: une loi n’est contraignante que si elle paraît juste, sinon le devoir est de l’enfreindre. «La seule obligation que j’aie le droit d’accepter c’est de faire à chaque instant ce que je crois juste. Agir justement est plus honorable qu’obéir à la loi.» À ce titre, il prit parti contre l’esclavage et la guerre et refusa de payer l’impôt. L’exemple de Thoreau a donné bonne conscience à Gandhi et à King lorsqu’ils sont entrés délibérément dans l’illégalité. En Inde, le piétisme farouchement individualiste de Thoreau est curieusement venu, à la fin du siècle dernier, revigorer l’antique tradition hindouiste de bonté universelle, d’action désintéressée et d’abnégation. Gandhi, formé à la fois par le jaïnisme si respectueux de la vie et par l’évangélisme britannique, produisit sous la contrainte des événements une philosophie de la non-violence où se conjoignent étroitement la sainteté du rishi et celle d’un disciple du Christ. Mais la non-violence, qui était chez ses inspirateurs avant tout un principe de perfectionnement personnel, devient avec lui un instrument d’action pratique, politique et sociale. Cette méthode de sanctification et d’action, Gandhi s’en servira au début du siècle en Afrique du Sud où, comme avocat, il se fait le défenseur des Indiens immigrés, victimes de discriminations raciales, puis entre les deux guerres et jusqu’à sa mort en 1948, en Inde pour la justice et la paix, d’abord contre le régime britannique, ensuite contre l’affrontement sanglant des hindous et des musulmans que tout son prestige ne put d’ailleurs empêcher.
En France, Romain Rolland, Lanza del Vasto et Louis Massignon furent les premiers à faire écho aux doctrines de Gandhi. Ce sont encore ces doctrines qui ont guidé, avant la Seconde Guerre mondiale, l’action de Jean Giono et de ses compagnons du Contadour. Giono fut d’ailleurs arrêté pour désobéissance civile en 1939.
La non-violence connut un nouvel essor en 1955 à Montgomery en Alabama (États-Unis), lorsque le pasteur King, afin d’obtenir l’égalité pour les Noirs dans les transports publics, organisa le boycottage des autobus de la ville. Le succès remporté, le retentissement qu’il eut dans la nation orientèrent définitivement King et ses partisans dans la voie des manifestations non violentes, malgré l’opposition des meneurs du Black Power (pouvoir noir), partisans de l’action violente. En 1968, le pasteur King fut assassiné à Memphis, à la veille d’une marche non violente en faveur des éboueurs noirs de la ville. Les méthodes mises au point par Gandhi continuent à être pratiquées en divers pays. En France, pendant la guerre d’Algérie, plusieurs compagnons de l’Arche, sous l’impulsion de Lanza del Vasto et de son «Action civique non violente», se sont livrés à des manifestations pour la paix (défilés silencieux, grèves de la faim, investissements prolongés de camps de prisonniers algériens, etc.). S’est alors déployé un vaste mouvement de refus du service militaire (grève de la faim de Louis Lecoin), qui a abouti à l’établissement d’un statut des objecteurs de conscience (21 décembre 1963). L’évêque d’Orléans, Mgr Riobé, et plusieurs ecclésiastiques ont publiquement soutenu l’objection de conscience au nom des principes évangéliques (1969). Jean-Marie Muller a fondé le M.A.N. (Mouvement pour une alternative non violente), qui rassemble les objecteurs de conscience (il y en a environ mille cinq cents en 1982). Par ailleurs, de nombreuses manifestations (croisières du Fri et du Green Peace autour de Mururoa) se sont déroulées chaque année pour dénoncer les essais nucléaires français dans le Pacifique. Depuis 1970, les exportations d’armes françaises dans le monde se heurtent à une résistance que soutiennent plusieurs organisations. Le projet de camp militaire sur le plateau du Larzac a donné lieu à de nombreuses manifestations antimilitaristes.
En Sicile, Danielo Dolci a mené à partir de 1952 une action non-violente pour sensibiliser l’opinion publique à la misère des bas quartiers de Palerme. En Inde, Vinoba Bhave, disciple de Gandhi, s’est efforcé par des jeûnes et des sermons d’obtenir des grands propriétaires fonciers qu’ils fassent don d’une partie de leurs terres en faveur des paysans pauvres. Au Brésil, dom Helder Camara a tenté de fonder en 1968 une «ligue pour la justice et la paix», dont le but était de provoquer une prise de conscience aussi bien du côté des riches que des pauvres. En Tchécoslovaquie sont apparues des formes extrêmes d’action non violente (suicides par le feu, tel celui de Ian Palach). Il en a été de même au Vietnam. Aux États-Unis la révolte des jeunes contre la société et contre la guerre donne lieu parfois à de vastes meetings de protestation pacifiste. Une formidable résistance s’est manifestée en Pologne au début des années quatre-vingt. D’autre part, dans l’Europe de l’Ouest, les mouvements pacifistes ont pris, autour des années quatre-vingt – en réaction contre le surarmement soviéto-américain – une ampleur considérable et inattendue, spécialement en Allemagne fédérale et aux Pays-Bas.
Bref, depuis Gandhi les peuples opprimés disposent d’un moyen de se faire entendre et rendre justice. «Avec la non-violence, écrit Lanza del Vasto, est entrée dans l’histoire des peuples une puissance révolutionnaire et rénovatrice.» Dans sa préface à Jeune Inde (Young India ) de Gandhi, Romain Rolland comparait la non-violence à une vague qui s’est levée au fond de l’Orient: « Elle ne retombera pas, dit-il, qu’elle n’ait recouvert le monde entier.»
2. Une énergie spirituelle
La non-violence déclenche une énergie spirituelle qui oblige l’adversaire à réfléchir, à revenir sur soi, à se mettre en question. Aussi n’est-elle utilisable que pour une cause juste. Sa force, elle la puise tout entière dans l’empire qu’exercent sur les hommes la vérité et la justice. Gandhi lui a donné le nom de saty graha (saty : vérité, réalité authentique et agraha : force). Ses Mémoires portent un titre significatif: Expériences de vérité .
C’est sur la valeur objective de la cause qu’il soutient que le non-violent se fonde; son seul but est de la rendre évidente et, si l’on peut dire, de rendre cette évidence criante. Pour lui l’adversaire n’est jamais un ennemi à abattre, mais un homme qui s’est fourvoyé et à qui l’on doit (par des moyens qui, pour n’être pas violents, n’en sont pas moins traumatisants) faire subir un choc afin de lui ouvrir les yeux. Plus qu’une défaite on attend une conversion. Il n’y a jamais lieu de haïr son ennemi: on devrait avoir plutôt pitié de son erreur. Le non-violent ne veut que détromper son adversaire, détruire sa fausse bonne conscience. «L’homme, dit Gandhi, qui se trouve forcé de reconnaître devant lui-même qu’il a tort ne peut poursuivre la lutte.» C’est que sa violence masquait une faiblesse réelle quoique inconsciente: il se désarme ainsi lui-même. La violence s’appuie sur une violence adverse qui la justifie; quand elle ne rencontre que le vide elle bascule en avant, tel le partenaire d’un judoka jeté à terre par son propre élan. «Le champ de bataille de la non-violence, dit Vinoba Bhave, c’est le cœur de l’homme.» Il s’agit donc bien de frapper, et même de frapper fort, mais les coups visent ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, sa conscience. Aussi la non-violence est-elle une forme spécifiquement humaine de lutte : elle est sans effet sur l’animal ou sur la machine. Elle suppose chez ceux qui la mettent en pratique un certain optimisme. Si, en effet, l’on croit avec Hobbes que «l’homme est un loup pour l’homme», il n’est d’autre solution évidemment que de supprimer par tous les moyens le loup qui vous menace. Le non-violent à l’inverse fait confiance au principe moral qui, bien qu’enfoui, voire oblitéré, existe sûrement quelque part dans le cœur de l’adversaire. Dès lors, le combat ne se situe plus, physiquement, entre deux partis opposés: c’est dans l’intimité de l’adversaire qu’il se livre, jusqu’au moment où celui-ci parvient à se libérer des pulsions primitives ou du système d’injustice qui l’emprisonne. On ne cherche pas à vaincre les personnes, mais le mal dont elles sont les victimes et qui les empêche d’être elles-mêmes. Les hommes étant tous plus ou moins asservis au mal, le non-violent conscient de cette réalité cherche à se purifier lui-même dans le moment même où il suscite la conversion de son ennemi. Là est l’unique moyen de briser la «chaîne de la violence»; car, rendre coup pour coup entretient indéfiniment les conflits. Répondre au mal par le mal n’est pas lui résister, mais entrer au contraire dans son système et y ajouter un surcroît de malice. Ainsi, si la violence enchaîne les adversaires à leur mal, la non-violence les en délivre par l’énergie spirituelle salvatrice qu’elle met en jeu de part et d’autre. «Ce n’est pas avec le mal mais avec le bien qu’on arrête le mal», disait déjà le Bouddha.
3. Préparation minutieuse de l’acte non violent
Un acte collectif de non-violence se prépare minutieusement. Sa mise au point exige de l’intelligence, de la maîtrise et beaucoup d’imagination. L’acte, quoique illégal, doit être fondamentalement juste dans ses intentions. Il lui faut être largement connu du public afin d’obtenir le maximum de retentissement. Ses exécutants doivent être prêts à en accepter toutes les conséquences, si cruelles soient-elles. Un exemple typique est la «marche du sel» de 1930; Gandhi, escorté de ses fidèles, se rend solennellement au bord de la mer; personne ne devine ses intentions. Les journalistes le suivent pendant une longue marche de vingt-six jours (12 mars-6 avril). Toute l’Inde est alertée. Arrivé sur la plage, Gandhi ramasse une simple poignée de sable et puise un peu d’eau salée et déclenche par ce geste théâtral le boycottage du sel vendu par les monopoles d’État. L’action du Mah tm a été jalonnée par une série de trouvailles de ce genre. Le boycottage des autobus de Montgomery par le pasteur King et ses amis en 1955 fut, de même, le point de départ de toute une politique de non-coopération et de sensibilisation de l’opinion publique américaine. La non-violence s’exprime donc par un geste dramatique et spectaculaire de refus qui est une «illégalité honnête», parfois héroïque. C’est le geste d’Antigone se référant à la justice non écrite, mais ce peut être aussi celui d’un gréviste abandonnant un travail injuste. «J’ai refusé, écrit Gandhi, de me soumettre à l’ordre que l’on m’a signifié, non par manque de respect pour l’autorité légale, mais par obéissance à la loi suprême de l’être: la loi de la conscience.»
Devant une désobéissance ou une non-collaboration collectives, l’embarras des autorités est grand. Quand le peuple participe massivement à l’action non violente il peut en résulter une paralysie du pays. En Inde, par exemple, on s’est efforcé de se passer entièrement de l’administration anglaise. D’autre part, que faire contre des gens qui se précipitent au-devant des matraques et s’offrent à remplir les prisons? Les autorités, perdant patience et sang-froid, risquent alors d’accumuler tant de violences scandaleuses qu’elles se discréditent et tombent sous la réprobation universelle. Les méthodes non violentes comportent aussi le jeûne individuel ou collectif pouvant aller jusqu’à la mort, les grandes marches silencieuses, bref toute entreprise capable d’alerter les consciences et de sensibiliser l’opinion sans pour autant user de brutalité.
4. Qualités du non-violent
On ne s’improvise pas saty grahi : l’action non violente est liée au perfectionnement intérieur dont elle est d’ailleurs issue. La non-violence ne se réduit pas à une tactique, à une technique de combat; c’est bien plutôt une certaine manière d’exister, une certaine forme de vie spirituelle et pratique. Loin d’être spontanée, elle suppose une conduite réfléchie et cohérente à laquelle l’on s’est longuement préparé. Toute agression provoque une tension (stress); normalement, on ne peut alors résister aux impulsions de contre-agression; vrai des individus, ce fait l’est plus encore des collectivités, classes sociales ou nations. Inhiber ces pulsions demande une grande maîtrise de soi. Il faut prévenir ici une erreur fréquente: le non-violent n’est pas un résigné passif; tout au contraire, c’est un militant qui s’engage, crée l’incident, cherche le scandale, provoque l’oppresseur. Pour cela, il faut le courage et l’abnégation du martyr. Lanza del Vasto distingue le héros de combat du héros d’expiation; celui-ci s’attaque seul véritablement au mal. Au lieu de défendre la justice par la violence, il la défend par la force même qui est en elle. Et s’il meurt sur quelque croix, il a la conscience de prendre sur lui et d’expier, par substitution, la culpabilité de ses bourreaux. Le héros non violent n’est que le support éphémère, le témoin, éventuellement le martyr, de cette énergie sacrée qu’on nomme justice: son sacrifice la glorifie jusque dans le supplice suprême où la violence, par son excès, se condamne elle-même. La négativité qu’implique le mot non-violence est un piège du langage. En fait, tout est positif chez celui qui dénonce l’injustice, s’offre en martyr, pardonne à son persécuteur et fait avancer le règne du Bien par la seule force que déclenche dans les cœurs la souffrance imméritée. En vérité, la non-violence a une puissance éducatrice et pour ainsi dire rédemptrice: elle ouvre, elle élève les consciences les plus rebelles et les force à réfléchir.
Le chantage sentimental est une forme dégradée de la non-violence. Celle-ci perd toute sa valeur lorsqu’elle cesse d’être un état d’esprit pour devenir une ruse de faible en quête d’un profit égoïste. À vrai dire, la non-violence ne vise jamais que la fin d’une injustice et la conversion de l’injuste. Elle n’est valable que pour les causes généreuses: «Je puis jeûner contre mon père, dit Gandhi, afin de le guérir d’un vice, mais je ne peux pas le faire pour obtenir de lui qu’il me fasse son héritier.» Le sévice moral n’est plus alors qu’une arme déloyale, un instrument qui sert à contraindre, non à libérer. D’une façon plus subtile, la non-violence est toujours guettée par l’esprit de système et de sectarisme; ce n’est pas sans danger qu’elle développe une stratégie en fonction d’une situation sociale ou politique donnée. Elle risque d’y perdre sa haute portée philosophique et morale, de devenir un moyen quand elle ne peut être, sous peine de dégradation, qu’une fin absolue.
La non-violence peut aussi échouer par la faute, non plus du non-violent lui-même, mais de son adversaire. Si celui-ci dispose de forces écrasantes et s’il est totalement dépourvu de conscience, le non-violent courra inutilement au-devant de la mort. Devra-t-il alors se résigner? Non! Il devra s’armer et, en dernier ressort, se battre. «S’il n’y a de choix qu’entre la violence et la lâcheté je conseillerai la violence» (Gandhi, Young India , 11 août 1920). Cependant, même en face de la pure brutalité moderne, Gandhi faisait encore confiance à la force de l’Esprit. «Hitler, disait-il, a tué cinq millions de Juifs. Mais les Juifs auraient dû s’offrir en masse au couteau du boucher. Ils auraient dû se précipiter d’eux-mêmes dans la mer du haut des falaises [...]. Cela aurait soulevé l’univers et le peuple allemand [...]. En fait, ils ont succombé par millions d’une façon ou d’une autre» (cité par L. Fischer, Life of Mahatma Gandhi ). Ces paroles posent admirablement la question. Chacun la résoudra selon l’idée plus ou moins haute qu’il se fait de la conscience morale de l’humanité.
C’est précisément pour échapper à cet aspect idéaliste et utopique de la non-violence propre à Gandhi que Jean-Marie Muller préconise les moyens de pression que l’on peut tirer du commerce, de la concurrence et du profit en organisant le boycottage, par exemple, de certains produits. Pour lui, la non-violence est une affaire de force, non d’amour. Ainsi, c’est par une pression qui est non violente mais dont les effets économiques se sont révélés graves que César Chavez et les défenseurs des wet-backs (travailleurs mexicains exploités par les viticulteurs de Californie) ont réussi, en lançant une campagne de boycottage du raisin et du vin, à modifier la situation. Il s’agit là d’une non-violence «armée», qui se sert des instruments de la société capitaliste pour obtenir des résultats: au lieu de faire appel au cœur, on fait appel à l’intérêt et, pour cela, on dérange le jeu, on incite le maximum de gens à ne pas coopérer, etc. Cette non-violence active, gênante, agressive et... réaliste est sans doute le modèle qui a le plus de chances d’être retenu dans le monde dur qui est le nôtre. L’échec des martyrs de l’I.R.A en Irlande du Nord a montré que les grèves de la faim sont désormais sans effet sur l’opinion et qu’il faut avoir recours à des moyens plus contraignants.
5. La conversion collective à la non-violence
Dans ses livres, La Violence et le Sacré (1972), Des choses cachées depuis l’origine du monde (1978), Le Bouc émissaire (1982), René Girard a repris l’idée freudienne selon laquelle toute société est fondée sur la violence et résulte d’un meurtre fondateur qu’expriment en le voilant les mythes et les rites. La violence endémique qui s’accumule dans toute société a besoin d’être canalisée (par la séparation des classes sociales), domestiquée (par la morale, la culture et les lois) et, surtout, défoulée par un exutoire qui est le sacrifice rituel. Des hommes qui vivent ensemble se haïssent parce qu’ils veulent s’imiter les uns les autres dans une compétition sans fin. Pour réduire les tensions, les sociétés primitives choisissaient une victime émissaire qu’elles proclamaient roi: ce roi provisoire concentrait sur soi toute la violence collective et il était ensuite mis à mort. Ce serait là l’origine des dieux, et c’est le sens de l’institution du «bouc émissaire», victime animale de substitution, chargée par Moïse de tous les péchés du peuple et chassée ensuite dans le désert pour y mourir. Tous les rites sacrificiels auraient une telle origine. La violence désormais est devenue sans issue: les exutoires traditionnels ne fonctionnent plus et l’égalitarisme moderne attise jusqu’à l’explosion les haines et les révoltes des hommes et des peuples. Notre destin est donc fatalement catastrophique, à moins que, par une radicale conversion, nous ne changions nos relations réciproques. Notre seul salut est dans la non-violence que prêche l’Évangile. Jésus est bien un «sauveur» en ce sens qu’il tend à inverser les relations humaines en substituant à la rivalité mimétique la «reconnaissance» de l’autre et l’amour. Cette théorie, très systématique et difficilement admise par les ethnologues ou les sociologues, a néanmoins contribué à jeter une certaine lumière sur la non-violence.
non-violence [ nɔ̃vjɔlɑ̃s ] n. f.
• 1921; de non et violence; d'apr. l'angl., trad. du sanskr. ahimsâ
♦ Doctrine qui recommande d'éviter la violence dans l'action politique, en toutes circonstances. ⇒ résistance (passive). « La Non-violence [...] est la loi de notre espèce, comme la violence est la loi de la brute » (Gandhi; trad. R. Rolland). Un apôtre de la non-violence.
⊗ CONTR. Terrorisme, violence.
● non-violence nom féminin Doctrine qui refuse de faire de la violence un instrument politique. (Elle fut notamment pratiquée par Gandhi et par Martin Luther King.)
non-violence
n. f. Attitude, doctrine philosophique et politique de ceux qui refusent d'opposer la violence à la violence, et qui prônent le recours aux moyens pacifiques (résistance passive, par ex.) pour résister aux agressions et à la force brutale.
⇒NON-VIOLENCE, subst. fém.
Doctrine qui refuse le recours à la violence comme moyen d'action politique ou en toutes circonstances. Partisan de la non-violence. Le heurt de deux tempéraments l'intéressait toujours. Ces distinctions d'école entre le spirituel et le matériel, entre la violence et la non-violence prises en soi, lui paraissaient absurdes et vaines: le type du faux problème, de la question mal posée (MARTIN DU G., Thib., Été 14, 1936, p.77). V. efficace1 ex. de S.Weil.
Prononc. et Orth.:[]. V. non-. Étymol. et Hist. 1924 (Citat., trad. en fr. de GANDHI ds R. ROLLAND, Mahatma Gandhi, p.54). Empr. à l'angl. non-violence (1920 GANDHI ds NED Suppl.2) comp. de non de même orig. que le fr. non et de violence empr. au fr., et qui traduisait le sanscrit (a privatif et «faire du mal, nuire»).
non-violence [nɔ̃vjɔlɑ̃s] n. f.
ÉTYM. V. 1920; de non, et violence; d'après l'angl., trad. approximative du sanscrit ahimsâ.
❖
♦ Doctrine prêchée par Gandhi et qui recommande d'éviter la violence dans l'action politique, en toutes circonstances (→ Hindou, cit. 2). ⇒ Résistance (passive).
0 (…) je sais que la Non-violence est infiniment supérieure à la violence, que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon est la parure du soldat (…) Non-violence n'est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l'âme à la volonté du tyran (…) Non-violence est souffrance consciente (…) La religion de la Non-violence n'est pas seulement pour les saints, elle est pour le commun des hommes. C'est la loi de notre espèce, comme la violence est la loi de la brute.
R. Rolland, Mahatma Gandhi, p. 54-55 (Trad. de Gandhi, 1923).
❖
CONTR. Violence.
DÉR. Non-violent.
Encyclopédie Universelle. 2012.