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AUCASSIN ET NICOLETTE
AUCASSIN ET NICOLETTE

AUCASSIN & NICOLETTE (1200 env.)

Des raisons philologiques et littéraires incitent à dater des environs de 1200 et à localiser dans le nord de la région picarde la composition de cette œuvre anonyme, charmante, tendre et ironique, colorée, l’une des plus parfaites de ce temps.

Par sa forme, elle est unique: l’auteur, dans sa conclusion, la qualifie de «chantefable», mot très probablement forgé par lui et qui ne désigne aucun genre littéraire connu. Aucassin et Nicolette est constitué par une alternance régulière de 21 parties en vers, destinées au chant (le manuscrit en fournit la mélodie) et de 20 parties en prose. La longueur moyenne des parties versifiées est de 15 à 20 vers, groupés en laisses assonancées d’heptasyllabes à vers final «orphelin», qui semblent tenir, d’une manière difficile à préciser, de la technique des chansons de geste. Les parties en prose sont à peine moins brèves; l’ensemble est d’un rythme rapide. Monologues, dialogues, passages narratifs ou descriptifs se répartissent indifféremment entre vers et prose.

Le Moyen Âge roman ne nous ayant légué aucun autre ouvrage de cette forme, il est pratiquement impossible d’expliquer la genèse de celui-ci. Certains auteurs lui ont supposé un modèle arabe; d’autres ont cru déceler, dans les parties chantées, des traces formelles, et même thématiques (motifs d’«aube», de «pastourelle») de poésie plus ou moins archaïque.

Un fait important au moins a pu être établi de façon certaine: cette œuvre est un spectacle mimé , dont les parties récitées, non moins que les parties chantées, étaient jouées avec accompagnement de gestes appropriés par deux jongleurs, qui se partageaient, dans les monologues et dialogues, les rôles des protagonistes et, dans les passages narratifs, celui de récitant; ce jeu ne pouvait manquer de provoquer des effets comiques. Sur le plan strictement littéraire, Aucassin et Nicolette n’en est pas moins, dans son ensemble, et en dépit du grand nombre de discours directs, un récit. Plusieurs des caractères qui, dans les fabliaux, dans certains lais ou dits, apparaissent dès la fin du XIIe siècle comme des signes annonciateurs de la future nouvelle se retrouvent, à un degré éminent, dans Aucassin et Nicolette : brièveté, concentration de l’intérêt sur la situation plus que sur les personnages, éléments de décors empruntés à la vie quotidienne, intention moralisante ou ironique. De plus, Aucassin et Nicolette est le plus ancien récit de ce type écrit, pour l’essentiel, en prose.

Le thème principal d’Aucassin et Nicolette pourrait provenir du roman Flore et Blancheflor (1170 env.); la fiction en est, en gros, celle des romans dits «idylliques», racontant les amours contrariées de deux adolescents, qui, après diverses aventures, finissent par un mariage; le cadre géographique est méditerranéen: Aucassin est fils du comte de Beaucaire, Nicolette est une captive sarrasine, fille du roi de Carthage. L’auteur se montre toutefois au courant de la littérature de son temps, et son dessein manifeste est parodique.

Les noms des héros suggèrent l’image d’un monde à l’envers: le héros français s’appelle Aucassin, déformation de l’arabe al-Q sim, tandis que son amie sarrasine porte un prénom bien français.

L’auteur se désintéresse de ce qui obsède beaucoup de romanciers, la genèse et les conflits internes de l’amour; il s’attache avec désinvolture à en narrer les pittoresques aléas. Des héros de roman Aucassin possède la jeunesse, le beauté, le charme et la séduction qui le font aimer; mais, dans l’adversité, c’est un pleurnichard, sa passion lui fait oublier tous ses devoirs; c’est un «fol», dont les pensées et les gestes vont sans cesse à rebours de l’héroïsme qu’exige l’amour courtois. Nicolette, en revanche, mène le jeu; c’est en elle que s’incarne la toute-puissance de l’amour; c’est sa seule initiative qui provoque le dénouement heureux. Les rôles de l’homme et de la femme vont ainsi à l’inverse de la tradition littéraire courtoise. Mêmes effets de pastiche comique, au détriment des chansons de geste, dans les brefs épisodes guerriers, spécialement celui où l’on voit Aucassin aborder à Torelore, le pays dont une femme conduit l’armée et où l’on se bat à coups d’œufs et de pommes pourries.

La parodie a d’autant plus de vigueur que les figures d’Aucassin et de Nicolette se détachent d’un groupe de personnages secondaires qui, même caricaturés, représentent une humanité médiocre et sage: compères de fabliaux, comme le comte de Beaucaire ou son ennemi Bougar; types plus nuancés, comme le vicomte, maître de Nicolette; paysans bourrus et terre à terre. C’est là un monde vrai, moins dépeint que suggéré avec une ironie légère et toujours une parfaite justesse de trait. Accusant le relief des deux héros, cet éclairage original et plein d’humour contribue à faire d’Aucassin et Nicolette l’une des œuvres médiévales les mieux accordées à la sensibilité d’un lecteur moderne.

Encyclopédie Universelle. 2012.