PIERO DELLA FRANCESCA
Les artistes de la Renaissance aspiraient à donner une image rigoureusement parfaite de la réalité naturelle, qui soit capable de transmettre quelque chose de son origine divine. Piero della Francesca fut l’un des principaux partisans de cette idée. L’étude des mathématiques lui offrit le moyen d’atteindre la perfection des formes qu’il rendit solennelles et impassibles, en les géométrisant en fonction de l’espace perspectif et en les revêtant de couleurs tendres et lumineuses. La synthèse forme-couleur-lumière qu’il réalisa différencie radicalement ses conceptions perspectives de celles des Florentins. Son influence se fit sentir au XVe siècle dans une grande partie de l’Italie centrale et marqua tout particulièrement l’école de peinture vénitienne qui, sans elle, se serait certainement orientée différemment. En tant que théoricien, il eut également un rôle très important, aussi bien dans le domaine de la peinture que dans celui de l’architecture. Sa conception de l’espace perspectif influença de façon radicale non seulement Luciano Laurana, mais Bramante et Raphaël.
Un peintre toscan
Piero della Francesca naquit dans l’Apennin toscan à Borgo San Sepolcro, petit pays de la haute vallée du Tibre appelé aujourd’hui Sansepolcro. Les premières traces de son activité remontent au 7 septembre 1439: on a conservé un document relatif au paiement des fresques (aujourd’hui détruites) peintes par Domenico Veneziano dans le chœur de San Egidio à Florence; sur ce billet, il est mentionné que Piero «était avec lui». Après ce séjour de jeunesse à Florence, il retourne dans sa patrie où il fut nommé conseiller du peuple en 1442 et où, le 11 janvier 1445, on lui confia la tâche de peindre le Polyptyque de la Miséricorde. Cette œuvre n’était pas encore achevée lorsque Piero quitta à nouveau son pays natal pour se rendre, peu avant 1450, à Ferrare. De là il se rendit à Venise puis à Rimini où, en 1451, il signa et data la fresque de Saint Sigismond dans le temple des Malatesta. À ces déplacements à travers l’Italie centrale, on doit rattacher ses premiers contacts avec la cour d’Urbin dont il deviendra très vite l’un des fidèles. Pendant ce temps, Bicci di Lorenzo avait commencé à Arezzo la décoration du chœur de l’église San Francesco. Mais Bicci mourut alors que seules étaient terminées les fresques de la voûte, et les travaux furent suspendus. Puis ceux-ci furent repris et confiés à Piero qui laissa sur ces murs le plus haut témoignage de son génie. Le 20 décembre 1466, ce chef-d’œuvre est mentionné comme déjà terminé; mais, durant son exécution, le peintre dut assumer d’autres commandes qui l’obligèrent plusieurs fois à quitter Arezzo. Des documents attestent, en effet, sa présence dans son pays natal, le 14 octobre 1454, lorsqu’on lui commanda le polyptyque de Sant’Agostino, et le 12 avril 1459 à Rome où on lui remit le paiement des peintures exécutées dans la chambre de Pie II au Vatican. Cette pièce, peinte à nouveau à fresque par Raphaël, sera appelée «chambre d’Héliodore». Le 20 décembre 1466, Piero est à nouveau à Arezzo où les confrères de l’Annunziata lui commandent leur étendard. Celui-ci leur est livré en 1468. En 1469, Piero se rend à Urbin per vedere la taula per farla (pour voir le tableau en bois et pour le peindre); il s’agit de l’œuvre représentant l’Eucharistie, dont la prédelle avait été précédemment exécutée par Paolo Uccello et qui sera par la suite réalisée par Juste de Gand. Il est très probable que Piero est retourné à Urbin après 1469 et qu’il a gardé avec la cour des Montefeltro les relations qu’il avait nouées avec elle lorsqu’il était encore très jeune. Quoi qu’il en soit, on sait, grâce aux actes retrouvés dans les archives, qu’il séjourne en 1473 dans sa patrie où il peint les fresques de la Badia; celles-ci, qui malheureusement ne sont pas conservées, lui furent payées en 1474. On retrouve Piero dans son pays natal en 1478, lorsque la confrérie de la Miséricorde lui commande l’exécution d’une Vierge à la fresque; il y séjourne à nouveau entre 1480 et 1482 lorsqu’il se trouve placé à la tête de la confrérie de San Bartolomeo. Le 22 avril 1482, il loue une maison à Rimini et, le 5 juillet 1487, il fait, sain de corps et d’esprit, son testament. Frappé de cécité, il meurt à Sansepolcro le 12 octobre 1492.
Premières œuvres
On ignore tout des débuts de Piero della Francesca dans le domaine de la peinture; on se demande qui fut son premier maître, quelles furent ses premières orientations, où et comment se déroulèrent les rapports qu’il eut avec Domenico di Bartolo, rapports révélés par ses œuvres. On sait qu’en 1439 il se trouvait à Florence avec Domenico Veneziano, mais on ignore où il avait séjourné avant cette date. Peut-être était-il déjà à Florence; cette hypothèse semble la plus vraisemblable, si l’on songe qu’aucun milieu ne pouvait, mieux que celui de Florence, convenir à un jeune peintre décidé à considérer la perspective comme fondement de sa propre recherche. Il regarda certainement tout aussi attentivement les œuvres de Masolino et de Gentile da Fabriano que celles de Fra Angelico et celles de Fra Filippo Lippi; mais il fut surtout profondément intéressé par les œuvres de Masaccio, par les recherches perspectives de Brunelleschi et par celles de Paolo Uccello: il faut ajouter à cela l’étude stimulante du Trattato della pittura écrit en 1436 par Alberti. Si les fresques du chœur de Sant’Egidio à Florence subsistaient encore, on pourrait établir de façon précise les rapports existant entre Piero et Domenico Veneziano. Ces fresques ayant disparu, il faut commencer cette étude par les œuvres qu’il exécuta à Borgo San Sepolcro, avant son voyage à Ferrare. Mais ces œuvres posent des problèmes, surtout d’ordre chronologique, difficiles à résoudre. Le Polyptyque de la Miséricorde , conservé à la pinacothèque communale de Sansepolcro, fut commandé à Piero le 11 juin 1445; l’obligation de terminer les travaux au plus tard en 1448 était stipulée. Mais il est certain que l’exécution se prolongea bien au-delà de la date prévue; il faut remarquer en outre que ni les six petits saints latéraux, ni la prédelle ne sont de la main du maître. L’examen du support en bois du polyptyque permet d’affirmer qu’à l’origine les images de la rangée supérieure n’étaient pas fragmentées en nombreux compartiments, comme elles le sont de nos jours, mais qu’elles étaient placées sur le même support qui portait en bas des figures de dimensions plus grandes. Lorsque cette œuvre fut démembrée, les panneaux de la cimaise furent sciés et raccourcis. C’est alors que l’ange de l’Annonciation fut amputé partiellement de ses ailes et que sa figure fut placée de façon à être vue debout sur un sol incliné. À l’origine, ce sol était au contraire plat et l’ange s’inclinait vers la Vierge. La cimaise centrale avec la scène de la Crucifixion avait également des dimensions plus importantes et était peut-être cintrée. Il y avait, dans tout cet ensemble, une unité de composition plus grande que celle que l’œuvre possède actuellement, un dynamisme plus prononcé, un caractère dramatique plus éclatant. L’influence de Masaccio est évidente; mais, on le voit surtout dans l’invention du panneau principal représentant la Vierge de la Miséricorde, cette influence est dominée par un sentiment architectural nouveau qui place cette composition au point de départ d’une pensée artistique qui restera longtemps très vivante dans une grande partie de l’art italien. On a constaté l’influence qu’exerça sur Piero le triptyque réalisé par Sassetta, en 1444, pour l’église franciscaine de Borgo San Sepolcro. Ce qui, dans cette œuvre, influença le plus Piero, ce furent sans doute les panneaux retraçant les histoires du saint, et cela surtout à cause de l’importance que Sassetta a donnée au paysage traité non pas tant comme élément narratif ou comme élément scénique que comme créateur de la luminosité spatiale. Ces panneaux de Sassetta ranimèrent dans l’âme de Piero della Francesca un intérêt qu’il avait certainement éprouvé à Florence lorsqu’il avait découvert les peintures de Gentile da Fabiano, celles de Masolino et plus encore celles de Fra Angelico: intérêt qui se manifeste dans Le Baptême du Christ (National Gallery, Londres), chef-d’œuvre dans lequel on rencontre, pour la première fois, une peinture en plein air. On ne saurait dire si les protagonistes de cette œuvre sont les hommes ou le paysage, ou si l’artiste a réalisé au contraire l’union parfaite de ces deux éléments. L’agilité du pinceau, l’absence de retouches prouvent que le tableau fut exécuté d’un seul trait, sous la force de l’inspiration, dans un véritable état de grâce, alors qu’une longue méditation avait précédé le Polyptyque de la Miséricorde. Piero della Francesca pensait sans doute depuis des années à une composition de ce genre: une composition qui crée une synthèse totale entre la lumière et la nature au sein de laquelle vit l’homme. Le peintre songe depuis longtemps à ce thème qui revient sans cesse dans son œuvre et il réussit à le réaliser avec une grande spontanéité dans Le Baptême. Ce thème réapparaîtra dans plusieurs œuvres: dans le Saint Jérôme avec un dévot (Galleria dell’Accademia, Venise), dans le Saint Jérôme pénitent (Staatliche Museen, Berlin), daté de 1450, mais en grande partie retouché, et dans La Flagellation du Christ (Galleria nazionale, Urbin). On doit noter dans cette dernière œuvre la complication extraordinaire de la composition: celle-ci est conçue pour une part à ciel ouvert, et pour l’autre, elle s’organise au milieu des reflets brillants et des pénombres transparentes d’un portique.
De «La Flagellation» aux fresques d’Arezzo
Si l’on compare La Flagellation et les autres œuvres de la jeunesse de Piero, on constate que le peintre a réalisé cette œuvre alors qu’il approchait de sa pleine maturité; il faut donc admettre avec plusieurs historiens de l’art que cette œuvre n’a pas été réalisée avant le séjour du peintre à Ferrare; il est en effet beaucoup plus vraisemblable qu’elle a été exécutée après la fresque représentant Sigismond Malatesta priant devant son saint patron (signé et daté de 1451), qui se trouve dans le temple des Malatesta à Rimini. Le séjour de Piero à Rimini augmente l’influence qu’exerce sur lui Alberti, il stimule également son intérêt pour l’architecture; cet intérêt, qui, comme nous l’avons vu, existe déjà dans la fresque de saint Sigismond, deviendra prédominant dans La Flagellation. En observant attentivement la couleur qui se trouve au bord de ce tableau, le long du support de bois, on arrive à la certitude que ce dernier fut incorporé dans son cadre avant même de recevoir une couche de préparation. Par conséquent, lorsque cette couche fut enduite sur le support, les bords de celui-ci firent corps avec le bois de l’encadrement, grâce à une moulure qui, bien qu’abîmée, resta nettement visible lorsqu’on enleva le cadre qui entourait le tableau; ce cadre a aujourd’hui disparu. Puisque cette moulure existe encore, on peut donc affirmer avec certitude que ce tableau a gardé ses dimensions originelles: ainsi les mots Convenerunt in unum que Passavant a lus sur le tableau ne pouvaient se trouver que sur l’encadrement. Les spécialistes ne sont pas d’accord en ce qui concerne l’identification du thème illustré par Piero. Pour sir Kenneth Clark, la flagellation symbolise les adversités de l’Église, qui atteignent leur point culminant avec la chute de Constantinople. Pour Marilyn Aronberg Lavin, au contraire, c’est le triomphe de la gloire chrétienne qui s’y trouve représenté. Mais ces deux interprétations contrastent l’une et l’autre avec celle qui avait été traditionnellement donnée par les écrivains locaux; selon cette tradition, il fallait mettre en rapport le martyre du Christ avec la fin tragique d’Oddantonio da Montefeltro, représenté nu-pieds – justement parce qu’il est mort – entre les deux mauvais conseillers, Manfredo da Pio et Tommaso dell’Agnello, qui firent de lui la victime de la conjuration fomentée à Urbin en 1444. Mais, quel que soit le thème choisi par Piero della Francesca, on peut de toute façon affirmer que la réalisation de La Flagellation ne s’est pas faite sans une longue élaboration. Pour réaliser ce tableau, le peintre se livra sans aucun doute à de très longues réflexions et à des études approfondies; Piero était en effet à la recherche d’une perfection absolue qui se fonde sur une nouvelle manière d’interpréter les sentiments, en les dépouillant de toute émotion et en les traduisant par des expressions de dignité impassible et sévère, le tout dans un accord parfait des images humaines et architecturales à qui la perspective assigne des positions et des développements inéluctables, «cage lumineuse, sans fissures, où l’humanité ne peut pas errer» (Chastel). Aussi petit qu’un tableau votif (hauteur 59 cm, longueur 81,5 cm), mais aussi grandiose qu’une fresque, ce tableau concilie la vision flamande et la vision italienne du cosmos. S’il est vrai, en effet, que le plus infime élément y est recherché et traité avec un soin minutieux et subtil, il est tout aussi évident que cette recherche est subordonnée à une logique mathématique absolue qui, assignant à chaque partie, aussi petite et aussi détaillée soit-elle, une fonction précise dans la construction perspective, lui confère une valeur spatiale prédominante, faisant passer au second plan chacun de ses aspects détaillés. Les recherches, les études et les expériences complexes qui préparèrent La Flagellation alimentèrent le génie créateur de Piero dans le chœur de San Francesco à Arezzo, où il peignit les scènes de La Légende de la vraie croix. C’est alors qu’apparaît de façon très puissante dans ces fresques la tendance qui le poussait à synthétiser les images dans leurs volumes essentiels, en les isolant dans l’espace, dans une exaltation héroïque de leur grandeur physique et morale imperturbable. L’exécution du cycle arétin eut pour point de départ La Mort d’Adam ; il y eut ensuite L’Adoration du bois de la croix et la rencontre de Salomon et de la reine de Saba , Le Transfert du bois de la croix , L’Annonciation , Le Songe de Constantin , La Victoire de Constantin sur Maxence , La Torture du Juif , La Découverte des trois croix et la preuve de la vraie croix , La Victoire d’Héraclius sur Chosroès et L’Exaltation de la croix. On peut déceler la présence d’aides dans ces deux dernières fresques ainsi que dans le prophète placé en haut, à gauche, sur la paroi du fond du chœur. Le prophète de droite, par contre, fut certainement exécuté par Piero lui-même; sont également de sa main les deux têtes d’anges qui se trouvent sur la voûte ainsi que les figures de saint Augustin, saint Ambroise, saint Pierre martyr et celle d’un ange, qui se trouvent sur l’entrée du chœur.
Du cycle arétin aux dernières activités
Durant l’exécution de La Légende de la vraie croix , Piero peignit à fresque, dans la cathédrale d’Arezzo, une Sainte Marie-Madeleine ; dans la chapelle du cimetière de Monterchi, près de Borgo, il peignit La Sainte Vierge et, dans le palais des Conservateurs de Borgo San Sepolcro, ce grand chef-d’œuvre qu’est La Résurrection du Christ. Il poursuivit en outre le Polyptyque de saint Augustin (dispersé dans plusieurs collections et malheureusement parvenu incomplet jusqu’à nous) et le Polyptyque de saint Antoine (Galleria nazionale, Pérouse): ces deux dernières œuvres ne furent pas terminées avant 1470 et furent effectuées avec la collaboration de plusieurs élèves parmi lesquels Luca Signorelli. Pendant ce temps, ses relations avec Urbin se multipliaient. C’est grâce aux conseils de Piero tout autant qu’à ceux d’Alberti que Federico da Montefeltro se décida à confier à Luciano Laurana le projet de rénovation de son palais (1465), le nommant maître absolu des travaux entrepris (1468). Une autre preuve des rapports entre Piero et Federico est fournie par le fait qu’en 1465-1466 il existait déjà à Urbin un portrait du duc exécuté par Piero. Si, ainsi qu’on l’a affirmé à de nombreuses reprises, ce portrait est celui du fameux diptyque du musée des Offices, il faut admettre l’idée qu’il ne fit partie du diptyque que beaucoup plus tard, c’est-à-dire après la mort de Battista Sforza en 1472; c’est alors, en effet, que Piero peignit l’effigie de la dame et qu’il la plaça à côté de celle de son mari. Il représenta, au dos de ces deux portraits, les deux très célèbres Triomphes. Une autre œuvre de Piero est liée à la mort de la duchesse d’Urbin: il s’agit du Retable de Brera (Pinacoteca di Brera, Milan) qu’il réalisa entre 1472 et 1473; il n’est pas impossible que Bramante y ait collaboré. Cette œuvre témoigne d’un intérêt intense pour l’interprétation perspective et picturale de l’intérieur d’une architecture totalement centrée sur elle-même, intérêt non moins intense que celui que l’on retrouve dans La Vierge de Senigallia (Galleria nazionale, Urbin): dans cette œuvre, le sentiment d’une intimité familière et recueillie qui se dégage du milieu architecturel et lumineux révèle certaines influences flamandes. Mais la pensée qui domine dans ces deux tableaux est celle de Platon dans le Timée et aussi celle d’Archimède et celle d’Euclide: cette pensée conduit l’artiste, plus encore que dans des créations précédentes, à donner aux formes la perfection mathématique des corps réguliers, à ordonner par la perspective les rapports entre l’espace, la couleur et la lumière. C’est le moment où Piero, qui avait écrit précédemment le traité De perspectiva pingendi (dédié à Federico da Montefeltro), rédige le De quinque corporibus regularibus (qui sera dédié à Guidobaldo, fils et successeur de Federico). On ne sait d’ailleurs rien des dernières activités artistiques du peintre, car il ne nous est parvenu aucun tableau auquel on puisse attribuer une date postérieure à 1475-1476. La Nativité de la National Gallery de Londres est en effet antérieure à ces années. Par sa luminosité radieuse, cette œuvre est comme le couronnement d’un art où l’auteur n’a cessé d’exalter, par la perspective, par la lumière et par la couleur, la beauté parfaite de l’univers.
Piero della Francesca
(v. 1410 ou 1420 - 1492) peintre italien. Disciple de Masaccio, il allia le génie du trait à la pureté de la perspective et des couleurs: la Légende de la Croix (fresques de Saint-François d'Arezzo, 1452-1459); la Flagellation du Christ (Urbino, v. 1455). Son oeuvre tomba dans l'oubli du XVIe s. au début du XXe s.
Encyclopédie Universelle. 2012.