RAMAKRISHNA
C’est au Ved nta shankarien, qui inspira la plupart des philosophes de l’Inde médiévale et des sages de l’Inde moderne, que l’on a tenté de rattacher l’enseignement donné par Râmakrishna à ses disciples dans ses entretiens familiers, qui, illustrés de paraboles, furent recueillis à la manière des Évangiles. Il n’étudiait pas dans les livres, il n’écrivait pas, mais il interrogeait ceux qui venaient à lui et qui avaient atteint divers degrés de la connaissance; il pouvait alors retransmettre celle-ci sous une forme simplifiée, adaptée à chacun de ses fidèles. Il se refusait à prêcher et à convertir, car il considérait les religions propres à chaque peuple comme des chemins qui, sur le plan mystique, étaient également sûrs pour conduire au but unique: Dieu.
À sa mort, son disciple le plus proche, Vivek nanda, qui avait reçu de lui «la charge de tous ses frères», s’employa à traduire en action le message du Maître; il créa la «Mission Râmakrishna», en 1897, qui se rattachait à son autre fondation, l’«Ordre de Râmakrishna». Du centre de Bel r, sur le Gange, non loin de Calcutta, rayonnent des sw mi ou «maîtres», versés dans l’enseignement du Ved nta shankarien adapté au temps, aux lieux, aux nécessités de la philosophie moderne et aux besoins des hommes. Ils assurent en Inde et hors de l’Inde l’existence d’écoles de spiritualité, collèges, monastères ou ごram dont certains, comme celui d’Almorá dans l’Him laya, sont réservés à la contemplation, d’autres se consacrant à l’approfondissement des études religieuses et philosophiques, ainsi qu’à d’abondantes publications.
Le prêtre de la Mère divine
Râmakrishna, né dans le village de Kamarpukur, au Bengale, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Calcutta, est le fils d’un pauvre et pieux br hmane, Khudiram. Au cours d’un pèlerinage au temple de Gaya où il était allé vénérer la trace du pied de Vi ルユu, Khudiram avait eu un rêve lui annonçant qu’il lui naîtrait un fils, incarnation du dieu. Dans le même moment, sa femme, Chandra Dev 稜, restée au village, reçut dans un songe l’assurance d’une maternité divine. Aussi la tradition présente-t-elle Râmakrishna comme un avat ra de Vi ルユu.
Tout enfant, sa prodigieuse mémoire lui permit d’assimiler les innombrables mythes de l’Inde, lui rendant familier l’irrationnel. Doué pour tous les arts, il s’identifiait avec les héros et les dieux, mimant et chantant avec passion leurs rôles, façonnant dans l’argile leur image. Il avait, dit Romain Rolland, une «magique plasticité», grâce à laquelle il se muait «instantanément en chacun des êtres qu’il voyait ou rêvait». «Marque de l’art et de l’amour. En elle s’annonçait le merveilleux pouvoir dont allait être doté Râmakrishna: le génie d’épouser toutes les âmes du monde.» À neuf ans, deux ans après la mort de son père, il reçut, lors de la cérémonie de l’upanayana («initiation»), l’investiture du cordon sacré consacrant son entrée dans la caste brahmanique: il devenait ainsi un dvija , «deux fois né». À dix-neuf ans, il accepta de devenir prêtre du temple de Dakshineswar, dédié à la déesse Kal 稜, que venait de fonder une femme très riche mais de caste inférieure, la r n 稜 Rasman 稜.
Dès lors, il adhéra au «mythe collectif» de la représentation de Kal 稜. Il se consacra au service de la déesse avec une ferveur ardente, non pas dans la douceur pleine de confiant amour avec laquelle l’Occident célèbre le culte de la Vierge, créature humaine, mais selon la tradition indienne de la ごakti , «énergie cosmique», qui offre de Kal 稜 l’image à la fois mythologique et symbolique de la Mère divine, aux multiples bras, portée par un lion, faisant naître ou mourir ses enfants, les plongeant dans l’obscurité ou dans l’éblouissement de la connaissance. Il conçut un désir si violent de «réaliser» la Mère divine que son comportement devint insolite. Il se conduisit en «fou de Dieu». Selon un de ses disciples, il se jetait sur le sol, roulait son visage dans la poussière, pleurait et appelait la Mère de l’Univers. Il négligeait le rite, omettait les offrandes, ou, au contraire, le culte achevé, il poursuivait les chants sacrés durant de longues heures et entrait dans des extases si profondes qu’il ne pouvait plus que murmurer: «O Dieu suprême! Comment pourrais-je chanter Ta gloire infinie?» Les larmes jaillissaient de ses yeux et les serviteurs se moquaient de lui. Les dévots du temple se plaignaient à Mathur Babu, qui en était l’administrateur. Mais celui-ci, de même que sa belle-mère, la r n 稜 Rasman 稜, ne lui retira jamais sa confiance. Ils avaient tous deux senti, dès le premier moment où ils l’avaient connu, qu’il devait être leur guru , leur maître spirituel. Et, cependant, Râmakrishna était pour eux sans complaisance.
En 1859, il épousa une petite fille de cinq ans, S rad Dev 稜 Mukerjee; celle-ci appartenait à une famille de br hmanes pauvres d’un village voisin de Kamarpukur, Jayr mbat 稜. Elle devait être vénérée comme la virginale et sainte Mère; et, après la mort du Maître jusqu’à sa propre mort en 1920, elle poursuivit son œuvre auprès des disciples, car, disait-elle: «Le Maître m’a laissée sur terre afin de révéler aux hommes l’aspect maternel du Divin!»
La spiritualité et la mission
Râmakrishna aurait eu sa première extase dès l’âge de six ans en contemplant la splendeur de la nature, qui le plongeait dans une joie insoutenable. Mais il eut son expérience spirituelle la plus déterminante à dix-neuf ans quand, prêtre de la déesse K l 稜, il «réalisa» la Mère divine et reçut la connaissance directe de l’énergie cosmique, le secret de la création tout entière, l’angoisse de ne jamais atteindre cette connaissance le conduisant alors au seuil du suicide. Il n’existe pas cependant un rapport quelconque entre cette angoisse et la «réalisation» suprême, métaphysique, qui ne saurait être l’aboutissement d’une série d’efforts. Ce n’est qu’après la «réalisation» de la Mère divine qu’il rencontra son premier guru , une sainte religieuse, Bhairav 稜 Br hmani, qui l’initia à la voie du tantrisme et reconnut en lui une incarnation divine; cela fut confirmé par deux grands pandits invités pour l’examiner: son comportement étant considéré comme n’ayant rien d’un déséquilibre mental, les fidèles se rassurèrent et les pèlerins se multiplièrent. Un second guru , Tota Puri, plein de force et d’autorité, enseigna à Râmakrishna le Ved nta et le plongea dans un très haut état d’absorption en brahman le nirvikalpa-sam dhi , état psychique sans contenu entraînant la suspension du souffle. Il devait y rester six mois sans reprendre conscience du monde manifesté. Il s’en éveilla entièrement transformé. Il avait atteint le bh va-mukha , le «seuil du devenir», qui lui permettait d’appréhender simultanément l’absolu et le relatif. Effectuant en lui-même la synthèse de l’inconditionné et du conditionné, s’identifiant avec la totalité de la conscience cosmique, il dépassait l’impassible état de plénitude de j 稜van-mukta , «délivré-vivant», car il pouvait par sa volonté retrouver le plan de l’ignorance cosmique, «jeu de brahman»: il le fit à chaque nouvelle expérience dualiste, qu’il se référât alors à la spiritualité indienne ou au christianisme, ou encore à l’islam. Il voyait «brahman les yeux ouverts». Se situant à la fois dans brahman et dans la manifestation, il pouvait s’identifier à ceux qui venaient à lui et participer à leurs souffrances.
Râmakrishna voyait Dieu en chaque homme et déclarait que le déséquilibre et la souffrance du monde viennent de ce que l’être humain ne cherche pas à vivre en Dieu. Aussi priait-il pour obtenir des disciples. Mais il ne les arrachait pas à leur religion originelle; et il s’était lui-même, pour les comprendre, astreint à différentes disciplines spirituelles, méditant sur Dieu selon les voies de l’islam, se faisant expliquer la doctrine bouddhique et les textes chrétiens. Il avait senti à ses côtés la personne du Christ et avait eu la révélation de l’immensité de son amour. À ceux qui lui demandaient comment «réaliser» Dieu, il répondait: «Il nous attire constamment comme un aimant attire le fer. Mais le fer n’est pas attiré s’il est couvert de saleté. Quand on a ôté la saleté, le fer se plaque aussitôt contre l’aimant.» Toutefois, Râmakrishna jugeait que les chrétiens et les adeptes du Brahmo Samaj, en insistant jusqu’à l’obsession sur la notion de péché, se préparaient à devenir des pécheurs. Il proposait l’amour de Dieu comme le meilleur moyen de supprimer les castes: «Ceux qui aiment Dieu, disait-il, n’appartiennent à aucune caste. Leur corps et leur esprit sont purifiés par cet amour [...] Un brahmine qui n’a pas cet amour n’est plus un brahmine, et un paria qui a cet amour n’est plus un paria.» La charité était pour lui la reconnaissance fraternelle du divin dans toutes les créatures, et il flétrissait la satisfaction pleine de supériorité avec laquelle elle est le plus souvent pratiquée. Quelques mois avant sa mort (qui survint près de Calcutta), réunissant autour de lui un cercle de disciples laïques, il leur communiqua sa force spirituelle et les plongea avec lui dans une extase collective, les libérant à jamais de la souffrance et de la peur. Sa mission avait été d’affranchir les hommes, en éveillant en eux l’intelligence et la force de Dieu, et de les unir en les incitant à dépasser les distinctions non essentielles qui les séparent.
Râmakrishna
(Gadâdhara Chattopâdhyaya, dit) (1836 - 1886) mystique hindou. Sa doctrine, qui repose sur les principes universels du Vedânta de çankara, a été vulgarisée après sa mort par ses disciples.
Encyclopédie Universelle. 2012.