RESTIF DE LA BRETONNE
Restif de La Bretonne est une des personnalités les plus attachantes du XVIIIe siècle. Berger, typographe, écrivain, réformateur, philosophe, libertin, visionnaire, il fut tout cela à la fois, ce qui explique les opinions contradictoires portées dès son vivant sur l’homme et sur son œuvre. Cette œuvre immense recèle pourtant des documents de premier ordre sur la vie paysanne de son temps, des pages remarquables sur les mystères du cœur humain et des visions politiques qui ne furent pas toutes entièrement utopiques.
Le premier écrivain paysan
Nicolas Edme Restif (ou Rétif) est né à Sacy, en basse Bourgogne. Il y passa son enfance, au milieu d’une famille très nombreuse et mènera jusqu’à douze ans la vie d’un petit paysan. Des dons précoces pour les lettres, une sensibilité portée en même temps vers la rêverie et la réflexion inciteront sa famille à le diriger vers d’autres destinées qu’une vie campagnarde. À dix-sept ans, il part pour Auxerre où il reste quatre ans apprenti puis compagnon typographe. Ce métier lui assurera plus tard son gagne-pain et lui permettra de composer lui-même une partie de ses livres. À vingt et un ans, il arrive à Paris où il vivra jusqu’à la fin de sa vie, à l’exception de fréquents séjours à Sacy.
Paysan devenu citadin, Restif gardera sa vie durant cette double empreinte. Ses œuvres portent la nostalgie de son enfance paysanne et l’illumination équivoque de sa rencontre avec Paris. La capitale sera pour lui le lieu de perversion de l’innocence paysanne en même temps qu’un creuset idéal pour les passions. Ces passions, très tôt révélées chez Restif, seront celle des femmes et celle de l’écriture. Il aura plus d’une centaine de maîtresses (s’il faut en croire son Calendrier ) et écrira 194 volumes totalisant près de 10 000 pages. Ses premières œuvres sont sans grand intérêt, mais il connaît le succès et la gloire dès 1775 avec Le Paysan perverti (suivi en 1784 de La Paysanne pervertie ). La Vie de mon père (1778) confirme ce succès. Suivront les 42 volumes des Contemporaines (publiés de 1780 à 1783), les Idées singulières , groupant des essais de réforme sociale (Le Pornographe , 1769; La Mimographe , 1770; Les Gynographes , 1777; L’Andrographe , 1782 et Les Thesmographes , 1789), puis Les Nuits de Paris (10 vol. publiés de 1788 à 1793) et Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé (16 t. publiés de 1794 à 1797). Encore ne s’agit-il là que des titres principaux d’une œuvre considérable.
«Avant moi, disait Restif, le paysan n’avait jamais eu d’écrivain.» Rien n’est plus juste. On oublie trop souvent qu’en ce siècle de réformateurs Restif est le seul qui soit, socialement parlant, d’origine paysanne. Ni Diderot, ni Rousseau, ni d’Alembert n’ont eu avec le peuple des campagnes les liens profonds, viscéraux qui furent ceux de Restif. À ce titre, des œuvres comme La Vie de mon père et de nombreux passages d’autres œuvres comme L’École des pères (1776), Monsieur Nicolas , Les Contemporaines et Le Paysan perverti recèlent des documents inestimables, de véritables inventaires ethnographiques sur la vie d’un village français du XVIIIe siècle. Restif y décrit, dans les termes les plus précis, les procédés de culture, la répartition des terres, les coutumes de mariage, les contes et légendes locales, les dialectes, bref toute la vie d’un village. Il a par conséquent mille fois raison d’écrire que «tel Parisien, instruit des usages des Iroquois, ignore tout des usages français dans nos villages». Parole qui, d’ailleurs, reste encore valable de nos jours. Dans Le Paysan perverti , il propose même, sous le titre de Statuts du bourg d’Oudun composé de la famille R. vivant en commun , un véritable projet de commune populaire, dont certaines idées se retrouveront dans Charles Fourier et dans Saint-Simon.
Le philosophe réformateur
Le contact de Restif avec Paris – où il mourra dans une misère totale – a suscité en lui une vocation forcenée de réformateur. Il ne fut pas le seul en son temps, et cette obsession réformatrice reste la part la plus éphémère de son œuvre. Précis, passionnant, émouvant quand il parle des paysans, qu’il a bien connus, il devient prolixe, naïf, utopique et souvent très conservateur dès qu’il imagine une société future. Mais il faut lui reconnaître un entêtement et aussi une cohérence obstinés dans les principes qu’il propose pour réformer la nation et les hommes. Il s’attaque délibérément à tous les problèmes et à tous les sujets: la prostitution (dans Le Pornographe où il propose une réglementation étatique); le théâtre (dans La Mimographe où il propose aux auteurs une mission que ne désavoueraient pas nos modernes théâtres populaires: former le goût du peuple, éveiller sa curiosité et sa sensibilité); l’éducation des jeunes filles (dans Les Gynographes où il révèle des tendances plus que conservatrices: il ne faut jamais apprendre à lire aux jeunes filles mais à bien coudre et à bien filer); les lois et la société (dans Les Thesmographes où il propose une société de type communiste fondée sur la propriété collective des biens de production et une propriété agraire et privée réglementée); la langue enfin (dans Le Glossographe , non publié de son vivant, où il suggère une réforme cohérente de l’orthographe et de la langue française).
Dans toutes ces tentatives, Restif n’a eu qu’un seul défaut: ignorer la réalité et le développement croissant de l’industrie et du machinisme. Il reprend, à l’échelle du pays tout entier, son rêve adolescent d’un grand village harmonieux, son utopie de communautés limitées à un isolat rural. Pour le reste, il ne fut ni moins ni plus rêveur que ses contemporains.
Le libertin visionnaire
Ces aspects essentiels de Restif: l’écrivain paysan, le réformateur acharné et souvent moralisateur sont pourtant ceux qu’on a le plus délibérément ignorés dans son œuvre. Contemporains et critiques postérieurs – à l’exception de quelques inspirés comme Nerval et Valéry – ont surtout dénoncé en lui le «dépravé», le névropathe, celui qui a déployé «une énergie effrayante en plusieurs tableaux de corruption et de crime». C’est que Restif a mis un acharnement tout aussi grand à se décrire qu’à réformer la société. Tous ses livres racontent la même histoire, qui est celle de sa vie. Et il a mis dans ces ouvrages un point d’honneur à ne cacher aucun détail de ses rêves – ou de ses obsessions. Son fétichisme sexuel (l’amour immodéré des petits pieds), ses tendances incestueuses (il croyait voir en chaque jeune maîtresse l’une de ses filles naturelles), ses amours quadragénaires et sans doute quinquagénaires, ses démêlés conjugaux qu’il nous livre tout crus en font un de ces auteurs qu’on eût appelés autrefois libertins. À mi-chemin de Sade et de Rousseau, il a ouvert dans le domaine de l’autobiographie «sauvage» une voie qui fera tôt ou tard le bonheur des psychanalystes. Mais il est aussi auteur d’anticipation lorsqu’il publie dans La Découverte australe (1781) les aventures d’un homme volant, lorsqu’il pressent l’existence des microbes et le rôle de la sélection naturelle dans l’évolution des espèces animales, lorsqu’il affirme dans sa Physique (qui fait suite à Monsieur Nicolas ), l’existence de planètes transuraniennes et qu’il écrit ces phrases, prophétiques en leur temps: «La vie n’est ni un bien ni un mal: c’est une modification absolument indifférente» et «Les végétaux, les animaux et l’homme ne sont peut-être qu’une maladie sur la peau des planètes».
Déiste athée, libre penseur moraliste, paysan citadin, obsédé par le sexe et par la vertu, il résume bien des contradictions de son époque en même temps que bien de ses envolées prémonitoires. Mais il eut sur tous ses contemporains un avantage qu’on a trop longtemps oublié: avoir vraiment vécu ce dont il parle, qu’il s’agisse des travaux des champs ou de ceux de l’amour.
Restif ou Rétif de La Bretonne
(Nicolas Restif, dit) (1734 - 1806) écrivain français. Réaliste, souvent licencieux, il a peint le petit peuple: le Paysan perverti (1775), la Vie de mon père (1779), les Nuits de Paris (1788-1794).
Encyclopédie Universelle. 2012.