ROMANS ANTIQUES
ROMANS ANTIQUES
Au milieu du XIIe siècle, l’avènement du genre romanesque est scellé par les romans antiques (qu’il vaudrait mieux appeler «romans d’Antiquité»). Ils constituent une trilogie: le Roman de Thèbes (1152-1154), le Roman d’Énéas (1156) et le Roman de Troie (1160-1165) de Benoît de Sainte-Maure; ils tirent leur nom du fait qu’ils conquièrent à la langue romane — la langue de «cil qui n’entendent pas la letre» (le latin), pour reprendre la formule de Benoît de Sainte-Maure — quelques grands textes épiques de l’Antiquité: le premier la Thébaïde de Stace, le deuxième l’Énéide de Virgile et le dernier des compilations latines tardives d’Homère, essentiellement le De excidio Trojae historia de Darès de Phrygie et l’Ephemeris belli Trojani de Dictys de Crète. Ils participent de ce mouvement « humaniste», qu’on a appelé la «Renaissance du XIIe siècle», qui sécularise progressivement la culture en la faisant sortir du monastère et de l’école cathédrale pour atteindre les couches les plus favorisées de l’aristocratie.
Rédigés dans l’idiome littéraire utilisé en Normandie, les romans antiques recourent à l’octosyllabe à rimes plates, le vers traditionnel de la poésie narrative et didactique de la cour d’Angleterre. Il est probable qu’ils ont vu le jour dans l’entourage immédiat d’Henri II Plantagenêt (époux d’Aliénor d’Aquitaine depuis 1152), dans un de ces ateliers de clercs travaillant pour ce roi que la chronique du temps dit fort cultivé. Benoît de Sainte-Maure, seul auteur qui nous soit connu, fut d’ailleurs invité par le roi à rédiger la vaste Chronique des ducs de Normandie . On est fondé à penser que la mariage qui, dans l’Énéas , permet au héros troyen de monter sur le trône n’est pas sans rapport avec le mariage qui fit du Plantagenêt un vassal plus puissant que son suzerain, le roi de France Louis VII, premier époux d’Aliénor.
Le nombre des manuscrits (copiés aux XIIIe et XIVe siècles) atteste le succès de ces textes dont la fonction apologétique et politique s’avère indéniable. Parfois rapprochés et reproduits à la suite les uns des autres dans certains manuscrits, les romans antiques forment un «texte» à lire en continu, où s’élaborent une thématique et une «poétique» du roman dans lesquelles puisera Chrétien de Troyes, le maître du roman médiéval en vers.
Contemporains de ce passage d’une filiation matrilinéaire à une filiation patrilinéaire qui caractérise la féodalité, les romans antiques se présentent comme une quête de l’origine, un moment de réappropriation de la mémoire culturelle et individuelle, structuralement homologue aux récits généalogiques, qui recourent au mythe pour percer l’obscure signification d’un événement fondateur. Symptomatiquement, l’auteur de Thèbes essaie de comprendre comment la lutte fratricide d’Étyoclès et de Pollinicès a pu conduire Thèbes à sa ruine en se retournant vers le drame de leur père Édyppus qui «les engendra [...] quant ot son pere le roi mort ». De même, Benoît de Sainte-Maure recherche l’origine de la chute de Troie dans le rapt et le viol d’une femme, antérieurs à l’enlèvement d’Éloine par Pâris. À l’origine: un forfait, dont le meurtre du père et la violence sexuelle constituent les deux faces. La voie du père met toujours sur le chemin d’une femme. Et ce sont précisément les personnages féminins, nombreux et contrastés, qui, outre l’abandon de la laisse assonancée, distinguent les romans antiques des chansons de geste, et les arrachent à l’orbe antique. Même si sa plume s’arrête parfois pour brosser le portrait d’un personnage féminin, le clerc-traducteur n’oublie jamais qu’il écrit pour un auditoire chevaleresque pour qui une femme est toujours une héritière permettant de nouer des alliances avec un autre lignage. Cette exigence économique et politique a contraint les auteurs à transformer l’épopée antique en quête d’une femme susceptible de satisfaire conjointement les besoins économiques et sexuels. La quête (ou la reconquête) de la terre et de l’épouse ne s’emplit pas seulement du fracas des combats qui y donnent droit mais aussi du chant douloureux d’un amour s’énonçant d’abord au féminin puis réussissant ensuite à porter sa blessure aux héros masculins. Avec les romans antiques, la littérature en langue d’oïl découvre la femme et l’amour, l’une guérissant la blessure occasionnée par l’autre avec le baume du mariage. S’élabore ainsi une rhétorique de l’amour que Chrétien de Troyes portera à son point de perfection.
Dans les romans antiques, l’écriture romane(sque) se définit comme translatio , traduction, sans que le clerc ne se sente en rien contraint à la moindre fidélité. Il adapte plus qu’il ne traduit, retranchant ici, ajoutant là «aucun bon dit», comme l’avoue Benoît de Sainte-Maure. L’auteur de Thèbes fait précéder son adaptation de la Thébaïde d’un «pré-texte» de cinq cents vers qui ne doit rien à Stace; celui de l’Énéas résume en trois mille vers les six premiers chants de l’Énéide , mais amplifie sa translation des six derniers en s’attardant à une étude de la naissance de l’amour chez Lavinie et Énéas. Ses ajouts proviennent pour l’essentiel de gloses latines des auctores traduits. Premières victimes de la simplificatio : les dieux, qui étaient légions dans les modèles épiques; ils ne disparaissent pas tout à fait, mais leur rôle s’avère considérablement réduit quand ils ne sont pas christianisés. Le travail du remanieur pourra aussi porter sur la structure narrative du texte-tuteur. Ces ajouts, simplifications et déplacements procèdent d’un désir de rationalisation des mythes dont les modèles sont porteurs; ils constituent la part proprement romanesque d’une écriture qui se cherche et qui, par le biais de la «traduction», ne cessera pas de se définir comme ré-écriture, comme inscription d’une différence dans une tradition légitimante. Les romans antiques sont des romans parce qu’ils rêvent du meurtre de leurs modèles latins.
Encyclopédie Universelle. 2012.