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ACTIONNAIRES
ACTIONNAIRES

La mise en commun, entre personnes qui se connaissent et se font confiance, des ressources nécessaires à une entreprise et le partage du profit éventuel sont un usage invétéré qui a joué un rôle essentiel dans le développement des premières formes du capitalisme, notamment dans le financement du commerce maritime au long cours à l’époque de la Renaissance. C’est toutefois l’apparition de la société anonyme par actions, lors de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, qui lui a donné le cadre juridique adapté à sa pleine capacité d’expansion. Ce phénomène se poursuit sous nos yeux, en dépit des crises cycliques de l’économie et de la rivalité, de moins en moins forte, des formules étatiques et dirigistes de financement. En divisant le capital d’une entreprise, si important soit-il, en quotes-parts d’un montant unitaire modeste, représentées par un titre de négociation aisée, il devenait en effet possible de s’adresser à la petite épargne aussi bien qu’au grand capitalisme, sans que les souscripteurs aient à se connaître (à condition de faire confiance aux fondateurs ou aux dirigeants). En outre, chacun d’eux n’était tenu que pour sa mise. Une fois versée sa contribution au capital, il était indéfiniment associé aux gains éventuels, mais ne courait aucun risque nouveau, même en cas de faillite.

Cette formule a connu un succès éclatant. La quasi-totalité des grandes entreprises industrielles, financières ou commerciales sont aujourd’hui des sociétés par actions (à l’exception éventuelle des services publics, notion plus ou moins étendue selon les régimes politiques). Elle a cependant beaucoup évolué avec le temps, en particulier sous la pression de l’internationalisation des marchés commerciaux, de la concurrence, des moyens de communication et de la diffusion de l’information.

1. Contexte juridique et fonction de l’actionnaire

Une action, valeur mobilière, titre de propriété portant sur une quote-part du patrimoine d’une entreprise (société anonyme ou société en commandite par actions), représente les droits d’un copropriétaire. Il s’agit toutefois d’une copropriété d’un type particulier.

D’abord en raison de ses dimensions. Élément moteur du prodigieux développement du capitalisme, la société anonyme peut en effet regrouper une foule d’actionnaires dont les participations individuelles, mesurées par le nombre de titres qu’ils détiennent, sont très inégales (plus d’un milliard d’actions pour la grande entreprise américaine A.T.T., plus de 3 millions d’actionnaires en France pour Paribas). Ensuite, parce que, conséquence indirecte de leur nombre, ces actionnaires ne se connaissent généralement pas, comme le suggère l’expression même de «société anonyme». Si les fondateurs de l’entreprise ont le plus souvent des relations personnelles entre eux, les actionnaires ultérieurs, intervenant par achat en Bourse ou à l’occasion d’une augmentation de capital, s’ignorent mutuellement.

Ces particularités ne peuvent manquer d’influer sur l’exercice des droits traditionnels du propriétaire: le fructus , l’usus et l’abusus . Le fructus , c’est-à-dire le droit aux fruits, ou bénéfices, ne pose pas de problème grave. Les bénéfices étant établis en monnaie, il suffit de calculer la part qui en revient à une action. Il n’en va pas de même des deux autres droits. Il n’est pas concevable, en effet, qu’un actionnaire particulier prétende se mêler de la gestion quotidienne ou s’attribuer un élément déterminé de l’actif. Sa situation est donc différente de celle du copropriétaire immobilier, qui dispose librement de son appartement et n’est propriétaire indivis que des parties communes. Encore moins est-il admissible qu’on lui reconnaisse le droit d’abuser d’une partie du patrimoine social équivalant à sa quote-part. L’actionnaire est un propriétaire indivis, et tenu de rester dans l’indivision aussi longtemps qu’une décision collective n’y a pas mis fin. Il peut revendre ou donner son titre; il ne peut pas disposer de la fraction d’actif qui lui correspond. Il convient donc d’assurer la représentation des actionnaires au sein de l’entité sociale, et d’organiser les délégations de pouvoir nécessaires à sa gestion, interne et externe.

Ces deux fonctions s’exercent dans le cadre défini par la loi et précisé par les statuts de chaque société. La loi fondamentale des sociétés par actions en France, loi du 23 juillet 1966, est à elle seule un véritable code. Elle compte plus de cinq cents articles et son principal décret d’application plus de quatre cents. Dans les limites générales, mais strictes, qu’elle trace, la société définit dans ses statuts les modalités particulières de son fonctionnement, notamment son objet, sa nationalité, sa dénomination, sa durée, le montant de son capital, la forme de ses actions, l’évaluation des apports en nature, les modalités de répartition de ses bénéfices, etc.

Pour précis que soient les textes de base qui régissent les sociétés par actions, l’évolution des usages en matière industrielle, commerciale et financière est si rapide dans les économies modernes que des problèmes d’interprétation et des besoins de novation surgissent en permanence. Le dispositif législatif ne cesse donc de s’étendre, complété par une jurisprudence abondante. En outre, dans le domaine particulier que constituent les sociétés cotées en Bourse, la mission de protection de l’épargne confiée à la C.O.B. (Commission des opérations de Bourse, instituée par l’ordonnance du 28 septembre 1967) a conduit à l’avènement d’un véritable droit boursier, souvent plus rigoureux que le droit des sociétés.

Dans ce cadre, la représentation collective des actionnaires est assurée par leur assemblée générale. Il en existe de deux sortes, ordinaire ou extraordinaire. Elles reposent sur un principe démocratique: les décisions y sont prises à la majorité des voix, chaque action disposant d’une voix. Mais ce principe ne va pas sans aménagements et exceptions. En particulier, les actions peuvent recevoir un droit de vote double lorsqu’elles ont été conservées sans interruption sous la forme nominative (le propriétaire étant inscrit dans un registre tenu par la société) pendant un délai minimal de deux ans, que les statuts peuvent porter jusqu’à cinq ans. À l’inverse, d’autres actions peuvent être privées du droit de vote (actions d’autocontrôle détenues par la société elle-même, actions attribuées à des apporteurs en nature, qui ne peuvent voter lors de l’approbation de ces apports, actions acquises en violation des règles imposant la déclaration de certains seuils de détention dans les sociétés cotées, etc.). En outre, sauf dans des conditions exceptionnelles, les actionnaires négligent le plus souvent de participer en personne aux assemblées. Ils peuvent y voter par correspondance mais, dans la plupart des cas, ils ne se manifestent pas ou se contentent d’adresser leur pouvoir au président. La démocratie au sein des assemblées est donc plus théorique que réelle, et le pouvoir y appartient plus aux dirigeants appuyés par une minorité présente et agissante qu’à la majorité absente ou muette. Elle reste cependant un principe fondamental et, dans certains cas, un suprême recours. Pour limiter les risques d’abus, la loi impose d’ailleurs des règles de quorum, plus strictes pour les assemblées extraordinaires que pour les ordinaires.

Les assemblées générales sont convoquées par le conseil d’administration, qui doit en indiquer l’ordre du jour. Sauf à tenir compte des conséquences imprévues du débat en séance, aucune question non mentionnée à l’ordre du jour ne peut donner lieu à un vote. En cas de défaillance du conseil d’administration, le commissaire aux comptes, voire un actionnaire individuel, peut prendre l’initiative de la convocation.

L’assemblée ordinaire se tient annuellement, dans les six mois qui suivent la clôture de l’exercice social. Elle prend connaissance du rapport établi par le conseil et des comptes annuels, qui comportent le bilan, le compte de résultats et des documents annexes, nécessaires à leur compréhension. Il lui appartient de les approuver. Elle décide de la répartition des bénéfices en déterminant – sur la proposition du conseil – le montant qui en sera distribué (le dividende) et celui qui sera conservé et porté en réserve pour renforcer les fonds propres de l’entreprise. Elle a compétence pour autoriser, le cas échéant, l’émission d’un emprunt obligataire.

L’assemblée procède enfin à la désignation ou au renouvellement du conseil d’administration, c’est-à-dire que, dans la plupart des cas, elle ratifie les nominations proposées et les cooptations déjà faites par le conseil lui-même. Ces votes s’exercent à la majorité simple (la moitié plus une des actions présentes ou représentées).

L’assemblée générale extraordinaire, qui ne se réunit qu’en cas de besoin, a seule compétence pour des problèmes d’une importance particulière: modification des statuts, augmentation du capital en espèces ou par incorporation de réserves, fusion avec une autre société, changement de nationalité, etc. Outre les conditions de quorum, les règles de majorité sont plus rigoureuses; elles exigent les deux tiers des voix plus une et, comme il a déjà été dit, certaines actions peuvent être exclues du vote. On voit donc que des actionnaires, détenant ensemble le tiers du capital et agissant de concert, peuvent faire obstacle à l’approbation d’une résolution, d’où l’expression de minorité de blocage.

Malgré l’importance de leur rôle de représentation collégiale des actionnaires, les assemblées générales n’ont ni le droit ni le moyen de diriger l’entreprise. Il leur appartient de déléguer cette fonction à un organe qui agit pour leur compte et sous leur contrôle. C’est le conseil d’administration ou le directoire, dans les sociétés qui ont adopté la forme particulière de sociétés à directoire et conseil de surveillance, ou encore la gérance dans les sociétés en commandite par actions.

Sous réserve qu’il respecte les statuts et agisse dans l’intérêt de la société (exigence dont la justification est aussi évidente que son contenu est incertain), le conseil d’administration, ou son équivalent, dispose des plus larges pouvoirs de gestion. Il est censé agir collectivement, et ses décisions, même prises seulement à la majorité, engagent tous ses membres. En fait, son rôle effectif se trouve restreint par la délégation qu’il consent lui-même à son président. Celui-ci, par une curieuse survivance d’un texte de 1940 inspiré du Führer-Prinzip allemand, cumule les fonctions de président du conseil et de directeur général, c’est-à-dire celles qui, dans une société américaine par exemple, seraient partagées entre le chairman of the board et le président, ou chief executive officer . Par voie de conséquence, le ou les directeurs généraux nommés par le conseil ne sont que des directeurs généraux adjoints. Il y a là une nouvelle illustration d’une conception particulière de la démocratie, encore que cette conception ne soit pas très éloignée de la formule retenue en matière politique avec la répartition constitutionnelle des fonctions entre président de la République et Premier ministre.

En contrepartie, théorique, de ce déséquilibre des pouvoirs, le président et les administrateurs sont révocables ad nutum , c’est-àdire sans explication ni recours. Signalons à l’inverse que, dans les sociétés en commandite par actions, le ou les gérants sont inamovibles, sauf faute grave, mais qu’ils demeurent personnellement responsables sur tous leurs biens.

De ce qui précède, il ressort que les actionnaires, et notamment les actionnaires minoritaires lorsqu’il existe une majorité cohérente, ont peu de poids sur les dirigeants, ou organes sociaux, de l’entreprise. Même s’il est normal qu’on ne les laisse pas intervenir dans la gestion, il convient au moins de les protéger contre deux risques principaux: le manque d’information (ou l’information fallacieuse) et l’abus de pouvoir de la majorité.

Dans les sociétés non cotées en Bourse, cette protection n’est assurée que par la loi et les statuts. La loi précise la nature des communications et la modalité de leur diffusion. Mais, dans l’intervalle de deux assemblées générales et donc de deux rapports du conseil d’administration, l’actionnaire non administrateur n’a guère de moyens d’être informé de ce qui se passe dans la société. Contre l’abus de majorité – se traduisant par exemple par le refus persistant de distribuer un dividende malgré l’existence de résultats bénéficiaires –, son seul recours est généralement de s’adresser à la justice, avec les délais et les coûts que cela implique. Situation d’autant plus fâcheuse que, dans de telles sociétés, un actionnaire mécontent qui souhaite se défaire de ses titres risque de ne pas trouver de contrepartie, ou de ne la trouver qu’aux conditions imposées par les majoritaires.

Nous avons déjà dit que l’actionnaire ne pouvait être tenu au-delà de sa contribution au capital. Mais la société peut avoir besoin de capitaux complémentaires, c’est même le cas général. En dehors des concours bancaires normaux, l’endettement à long terme (par exemple sous forme obligataire) doit avoir été autorisé par l’assemblée générale ordinaire. Mais seule l’assemblée générale extraordinaire peut autoriser une augmentation de capital. Pour mettre les actionnaires à l’abri de l’entrée d’un nouvel associé à des conditions qui pourraient être préférentielles, la loi leur reconnaît une faculté prioritaire de souscription, concrétisée par un droit négociable. Ils peuvent y renoncer en faveur d’un souscripteur désigné, mais par une décision collégiale et à des conditions de prix d’émission qui les protègent contre une éventuelle spoliation. Dans les sociétés qui font un appel public à l’épargne, c’est-à-dire toutes les sociétés cotées en Bourse et quelques autres suivant le degré de diffusion de leur capital, la C.O.B. veille à la qualité et à la fréquence des informations publiées par les entreprises. Bien que le visa ou l’approbation tacite de la C.O.B. ne garantisse pas le bien-fondé de cette information, il atteste au moins que l’annonceur s’est conformé aux usages ratifiés par elle et a répondu aux questions posées. En outre, la C.O.B. exige qu’un communiqué soit publié pour chaque événement social de nature à exercer une influence notoire sur le cours de l’action. Cette définition n’est pas toujours aisée à cerner, mais l’intention est claire: elle vise à écarter le risque de voir certains initiés bénéficier d’informations dont le public n’aurait pas connaissance.

Parmi les informations dont la publicité est obligatoire – et cette fois en vertu de la loi – figurent notamment celles qui concernent la composition du capital. Il est en effet essentiel pour des minoritaires de savoir comment se structure le capital de l’entreprise et à quels groupes importants ils se trouvent de fait associés. Tout actionnaire est donc tenu de rendre public le fait qu’il a franchi, dans le sens de la hausse ou de la baisse, l’un des seuils suivants: 5 p. 100, 10 p. 100, 20 p. 100, 33 p. 100 et 50 p. 100. Le calcul s’opère d’après le nombre des droits de vote et non des actions. Il inclut non seulement les titres acquis – ou vendus – par l’intéressé lui-même, mais aussi par des opérateurs agissant de concert avec lui. Autre mesure, d’inspiration un peu différente car elle vise plus à protéger les dirigeants qu’à éclairer les actionnaires: nul ne peut acquérir, dans l’intervalle de deux assemblées générales, plus de 2 p. 100 du capital sans en informer la société.

Le seuil de 33 p. 100, au-delà duquel se constitue une minorité de blocage, est particulièrement critique. Quiconque le franchit, seul ou de concert avec d’autres, doit en effet émettre alors une O.P.A. (offre publique d’achat) destinée à porter sa participation, au minimum, aux deux tiers du capital. Cette disposition vise à donner aux autres actionnaires, si l’émergence d’un nouveau venu trop puissant ne leur convient pas, l’occasion de vendre leurs titres à un prix garanti, sans courir le risque du marché. Elle n’atteint que partiellement son objet, puisque, si l’offre ne porte pas sur la totalité du capital, elle donne lieu à une réduction proportionnelle des titres apportés en réponse.

Enfin, lorsque l’O.P.A. donne lieu à une bataille boursière où le prix est dépassé, cette surenchère doit être étendue à tous les actionnaires. Même en l’absence d’O.P.A., lorsqu’une négociation portant sur un bloc de titres change le contrôle du capital, le prix de la négociation doit être proposé à l’ensemble des actionnaires par la procédure du maintien de cours. En bref, les autorités boursières et la C.O.B. veillent à faire respecter le principe d’égalité de traitement entre tous les associés.

2. Valeur patrimoniale de l’action

Représentant une fraction de l’actif net et de la capacité bénéficiaire d’une société, l’action a incontestablement une valeur patrimoniale. Mais comment l’évaluer? Aucune méthode n’est pleinement satisfaisante. La valeur comptable n’a pas grande signification, étant donné les fluctuations de la monnaie; sa revalorisation à partir de coefficients monétaires est sans portée économique. La capitalisation des revenus n’est qu’une extrapolation du passé et dépend de taux d’intérêt eux-mêmes fluctuants. À supposer qu’une expertise – coûteuse et difficile à imposer – aboutisse à un prix raisonnable, encore faut-il trouver un acheteur à ce prix. Nous avons vu que, dans une entreprise non cotée en Bourse, la solution dépend de la bonne volonté des majoritaires qui n’ont, a priori, aucun intérêt à acquérir des titres supplémentaires.

La Bourse apporte, en principe, une réponse à cette question. Elle est en effet un marché secondaire (c’est-à-dire de titres déjà en circulation dans le public) des valeurs mobilières, ouvert à tous et soumis à des règles de fonctionnement qui visent à en assurer l’équité et la transparence.

Ce n’est pas à dire, cependant, que le cours de Bourse soit en toute circonstance le reflet fidèle d’une valeur réelle (à supposer que l’expression ait un sens) ni même de la valeur vénale de l’entreprise (qui n’a de sens qu’en cas de vente de la totalité du capital). D’une part, en effet, les transactions boursières ne portent chaque jour que sur une fraction marginale du capital (quelques millièmes), et le cours peut varier beaucoup suivant l’importance du bloc de titres à négocier. D’autre part, et surtout, la Bourse est soumise à des influences multiples et de tous ordres concernant soit une société déterminée, soit l’ensemble du marché. Évolution de la conjoncture économique, contexte politique, national ou international, fluctuation des taux d’intérêt et des cours du change, tensions inflationnistes, fiscalité, tous ces facteurs et bien d’autres se combinent pour former une opinion boursière moins soucieuse d’ailleurs de les refléter que d’en anticiper les développements. Comportement de masse, le marché traduit une psychologie particulière qui, en dépit de ses prétentions à l’analyse rationnelle, comporte une part de rêve ou d’anxiété, laquelle se traduit par des excès de hausse ou de baisse, ultérieurement corrigés par des excès en sens inverse.

Malgré ses imperfections, la Bourse n’en est pas moins la meilleure voie offerte à l’actionnaire qui souhaite retrouver la disponibilité de son épargne, sans dépendre de l’arbitraire des majoritaires et à des conditions qui s’établissent par le libre jeu de l’offre et de la demande sur un marché surveillé par les autorités de contrôle (Securities and Exchange Commission ou S.E.C. aux États-Unis, C.O.B. en France). L’ouverture récente de marchés boursiers dans des pays où l’économie a été trop longtemps soumise au dirigisme étatique prouve bien qu’il s’agit là d’un progrès et d’une étape nécessaire vers la liberté.

L’existence de marchés organisés a, entre autres avantages, celui d’améliorer l’information sur la diffusion de l’actionnariat. Les renseignements statistiques à cet égard sont en effet sommaires pour les entreprises non cotées, mais plus précis, au moins en ordre de grandeur, pour celles qui le sont. Certes, il ne s’agit que d’une minorité, mais elle est constituée de la plupart des principales sociétés. La situation est très différente selon les pays, ainsi qu’il ressort du tableau ci-après (au 31 décembre 1990).

On ne s’étonnera pas que l’actionnariat et l’activité boursière soient particulièrement développés dans les pays les plus libéraux, États-Unis et Grande-Bretagne, de même qu’au Japon qui, malgré ses spécificités économico-politiques, s’est largement inspiré en la matière de l’exemple américain.

Le cas de la France appelle quelques commentaires. Pour des raisons historiques (guerres de la Révolution et de l’Empire, protectionnisme d’inspiration rurale, perte de l’Alsace-Lorraine, destructions de la Première Guerre mondiale), l’industrialisation y a commencé plus tardivement et n’a pas connu le même développement qu’en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis, en Allemagne et enfin au Japon. Une politique économique inspirée du colbertisme et marquée par l’intervention multiforme de l’État a freiné la création ou l’expansion des grandes entreprises privées. Bien que ce retard ait commencé de se combler au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant les quelque trente années qualifiées de glorieuses (1945-1973), l’épargne des Français s’est plus volontiers investie dans les biens immobiliers que dans les valeurs mobilières. Entre 1962 et 1977, la Bourse de Paris a baissé de 50 p. 100 en indice, c’est-à-dire de 75 p. 100 en pouvoir d’achat. Les nationalisations opérées en 1982, en faisant disparaître – contre indemnisation – quelques-unes des valeurs vedettes de la cote, ont porté le découragement des actionnaires à son comble. Ils ne constituent plus à cette époque qu’une cohorte peu nombreuse (moins de 2 millions), vieillissante et qui ne se renouvelle pas.

Il faudra le changement radical de politique économique amorcé à partir de 1983 pour redonner du tonus à la Bourse. D’abord en termes de cours (l’indice va quadrupler en quatre ans) puis grâce à l’apparition de nouvelles valeurs à la cote (création du second marché entre autres) et au recrutement de nouvelles couches d’actionnaires. Les privatisations (dénationalisations d’entreprises) conduites en 1986-1987 donnent lieu à un spectaculaire bond en avant. En s’adressant directement à la petite épargne, par le moyen d’un strict plafonnement des souscriptions autorisées, elles atteignent des couches de clientèle entièrement nouvelles. On peut estimer qu’en 1987 le nombre d’actionnaires directs s’élevait à 6,2 millions (à quoi s’ajoutaient ceux des Sicav, Sociétés d’investissement à capital variable).

Malheureusement, la grave crise boursière d’octobre 1987, une nouvelle secousse en octobre 1988, la guerre du Golfe (août 1990-février 1991), une réforme trop rapide et mal comprise des techniques du marché ainsi qu’un infléchissement de la conjoncture mondiale sont venus depuis lors peser sur les cours et réduire le volume des transactions. Nombre d’intermédiaires ont disparu, dans des conditions qui ont jeté une ombre excessive sur la réputation de la place. La confiance des épargnants, bien souvent néophytes en matière de Bourse, s’en est trouvée ébranlée. La C.O.B. estimait en 1991 que le nombre d’actionnaires était revenu à 5,5 millions. Le progrès n’en est pas moins remarquable depuis les basses eaux des années 1975, mais la marge reste importante entre la situation de l’actionnariat en France et celle, par exemple, de l’actionnariat aux États-Unis. Comparée au produit national brut, la capitalisation globale de la Bourse représentait, en 1989, 32 p. 100 en France, contre 53 p. 100 aux États-Unis, 55 p. 100 en Grande-Bretagne et 140 p. 100 au Japon. L’importance du secteur public ou nationalisé explique en partie ces divergences, mais elles tiennent aussi aux habitudes acquises de l’épargnant français et à son goût marqué pour l’investissement foncier, plus concret, mieux traité fiscalement et moins ébranlé par les secousses imprévisibles et périodiques de la Bourse.

Qui sont les actionnaires des sociétés françaises? La rapidité et l’ampleur des mouvements de flux et de reflux enregistrés depuis quelques années ne permettent pas une analyse précise et à jour de la structure de l’actionnariat. À partir d’un sondage à large échantillon opéré par la Banque de France à la fin de 1990, il semble qu’on puisse au moins identifier comme suit les grandes masses en actions françaises cotées, compte non tenu des actions de Sicav: 25,4 p. 100 pour les sociétés de toute nature, y compris les sociétés d’assurance et les établissements de crédit, 31,4 p. 100 pour les ménages, 31,4 p. 100 pour les non-résidents et 11,8 p. 100 pour les organismes de gestion collective.

Il est frappant de constater que les ménages français ne détiennent qu’environ le tiers de l’échantillon, à peu près à égalité avec les détenteurs non résidents. L’intérêt manifesté par ces derniers pour l’économie française est encourageant mais ne va pas sans risques, car sa permanence n’est pas assurée et le reflux de leurs participations ferait peser une menace sur les cours de Bourse, mais aussi sur le cours de la monnaie nationale sur le marché des changes.

Aucune analyse socio-professionnelle fiable n’est disponible quant à la structure des ménages actionnaires. On peut tenir pour certain que le succès initial des privatisations en a abaissé la classe d’âge et le niveau moyen de fortune et de revenu. L’enquête précitée de la Banque de France évalue d’ailleurs le portefeuille moyen des actions des ménages au montant modeste de 50 000 francs (à quoi s’ajoutent 95 000 francs d’actions de Sicav ou parts de Fonds communs de placement, F.C.P., ce qui doit correspondre à environ 10 000 francs d’actions françaises indirectement détenues). Il est donc clair que, malgré une diffusion récemment élargie, les actions restent concentrées dans les portefeuilles les plus importants, dont les propriétaires sont plus familiarisés avec la spécificité de ce genre de placements. Au total, on peut considérer que les Français, en tant que particuliers, sont encore bien loin d’être, selon le vœu de certains dirigeants politiques, propriétaires de leur industrie, alors qu’ils le sont largement devenus de leurs logements.

3. L’actionnariat collectif

Étant donné la multiplicité des facteurs qui peuvent influencer la Bourse, la gestion d’un portefeuille d’actions requiert une compétence et une disponibilité qu’un épargnant individuel possède rarement. Il peut certes s’entourer de conseils, ou donner mandat à un professionnel de gérer pour son compte. Il peut aussi s’associer à un organisme de placement collectif en valeurs mobilières (O.P.C.V.M.), qui regroupe une épargne collectée auprès de ses membres et la gère globalement, comme un portefeuille unique dont chaque associé détient une part proportionnelle à sa contribution à l’ensemble. Il en existe de deux types: les Sicav et les F.C.P. Les premières sont des sociétés par actions, les secondes une sorte d’indivision organisée. Elles sont l’équivalent de ce que sont aux États-Unis les Mutual Funds et les Investment Trusts. Bien que les différences entre les deux formes soient purement juridiques, on ne traitera ici que des Sicav, qui sont les seules à posséder un actionnariat.

L’actionnariat collectif avait connu aux États-Unis un vif succès dans les années 1920. Durement atteintes par la crise boursière de 1929 – aggravée par des imprudences de gestion –, les Mutual Funds n’ont retrouvé qu’à partir de 1950 un dynamisme qui ne s’est plus démenti depuis. Le souvenir des désastres de 1929 a longtemps été invoqué pour différer l’introduction en France d’instruments de cette nature: une loi de 1957, autorisant la création de Sicav, n’a reçu qu’en 1963 son décret d’application.

Comme leur nom l’indique, les Sicav sont des sociétés dont le capital varie constamment, en fonction des souscriptions nouvelles qu’elles reçoivent ou des remboursements d’actions qu’elles doivent satisfaire. On dit qu’elles sont du type «ouvert» (open ended ) pour les distinguer des sociétés d’investissement fermées (closed ended ) à capital fixe. Elles sont tenues en effet d’émettre ou de rembourser en permanence leurs propres actions, sur simple demande des porteurs, et à un prix égal à leur valeur liquidative (sous réserve d’éventuelles commissions d’émission ou de rachat). Cette valeur liquidative est calculée chaque jour en divisant le montant des actifs sociaux, évalués au cours de la Bourse, par le nombre d’actions en circulation. Elles n’ont donc pas à être cotées en Bourse (bien qu’elles puissent l’être accessoirement), et le prix de l’action ne dépend pas du jeu de l’offre et de la demande. Cette sécurité, très appréciée de la clientèle, n’est cependant pas absolue. En cas de demande massive de remboursement d’actions, une Sicav pourrait être contrainte de vendre rapidement une partie importante de son portefeuille, à des cours en forte baisse. Cette éventualité, fatale pour beaucoup de Mutual Funds en 1929, ne s’est pas renouvelée lors des crises boursières récentes, notamment en octobre 1987.

La loi française, qui n’est que la transposition d’une directive de la Communauté européenne en date du 20 décembre 1985, impose, pour la protection des actionnaires, des mesures de prudence dans la composition des actifs. Les Sicav ne peuvent détenir que des valeurs mobilières, à l’exclusion de biens tels que l’or ou les immeubles, des règles strictes concernent la division des actifs, de façon à limiter les risques de concentration sur un trop faible nombre d’émetteurs. Tous les avoirs doivent être confiés à un dépositaire, le plus souvent une banque, responsable de leur conservation et de leur restitution, et qui doit en outre s’assurer que la gestion est conforme à la loi. Une Sicav ne peut détenir de liquidités qu’à titre «accessoire». Elle ne peut emprunter d’argent ou prêter des titres que dans des conditions bien délimitées.

Comme toute société par actions, une Sicav possède un conseil d’administration et des organes sociaux. Elle tient une assemblée générale annuelle, qui approuve le bilan et les comptes. Elle peut décider de capitaliser ses revenus ou, au contraire, de distribuer un dividende. Elle n’est pas soumise à l’impôt sur les sociétés; ses actionnaires sont traités selon le principe de transparence fiscale: ils sont considérés comme s’ils étaient personnellement propriétaires de leur quote-part des actifs. Ils payent l’impôt sur le revenu au titre du dividende éventuellement perçu par eux, mais la Sicav leur transfère la quote-part des avoirs fiscaux ou des crédits d’impôt attachés aux dividendes encaissés par elle. Les Sicav peuvent se spécialiser dans un type d’investissement déterminé (actions, obligations, valeurs étrangères, titres du marché monétaire, actions d’un pays ou d’un secteur industriel donné, etc.) ou constituer un portefeuille diversifié, à condition d’en informer à l’avance leurs souscripteurs. La comparaison de leurs performances respectives n’a donc de sens qu’à l’intérieur de chaque catégorie. Encore faut-il tenir compte des risques, et notamment de la volatilité, attachés à chaque nature de placement. En outre, bien que les gestionnaires soient des spécialistes, ils peuvent commettre des erreurs ou des irrégularités. En cas de violation des textes législatifs ou réglementaires, ou de la déontologie propre à leur fonction, ils peuvent être traduits devant un conseil de discipline, sans préjudice des poursuites pénales ou civiles et des retraits d’agrément, qui sont du ressort de la C.O.B.

Ce n’est que très progressivement que les Sicav ont connu le succès. Elles se sont heurtées d’abord à l’incompréhension et à l’individualisme de la clientèle boursière, à l’hostilité des agents de change qui redoutaient la constitution de portefeuilles inactifs, à un environnement boursier défavorable de 1962 à 1977, et au souci de prudence des pouvoirs publics, lesquels ont alourdi les contraintes en matière de division des actifs. En 1977, treize ans après leur création, il existait une centaine de sociétés, mais leurs avoirs ne dépassaient par 27 milliards, soit 5 p. 100 de la capitalisation totale de la Bourse de Paris.

Les encouragements fiscaux accordés à l’investissement en actions (loi Monory de juillet 1978), l’assouplissement de la politique économique à partir de 1983, la possibilité d’accès à de nouveaux instruments d’épargne (titres de créance négociables) ont entraîné une croissance exponentielle des Sicav. À la fin de 1990, on n’en comptait pas moins de neuf cent dix-sept, gérant un actif total de 1 447 milliards pour le compte de 11 millions d’actionnaires. Le tableau ci-dessus permet une comparaison internationale.

On voit que la France occupe une place enviable parmi ses concurrents. En Europe communautaire, notamment, si l’on ajoute aux Sicav les Fonds communs de placement, dont l’objet est le même, elle représente à elle seule près de la moitié des actifs gérés par des O.P.C.V.M. Ce remarquable succès doit néanmoins être nuancé. À l’examen des portefeuilles d’O.P.C.V.M., on constate en effet une présence faible, presque marginale, d’actions: environ 10 p. 100, dont un tiers en actions étrangères. Le reste est composé d’obligations et de titres de créance négociables (bons du Trésor, certificats de dépôt des banques, billets de trésorerie émis par de grandes entreprises industrielles). Ces Sicav ont des actionnaires, mais ceux-ci jouent surtout le rôle économique de prêteur. Il est donc clair que la clientèle a été attirée par le haut niveau des taux d’intérêt et la possibilité de capitaliser ce revenu. Le rôle pédagogique qu’on pouvait attendre des Sicav en matière d’actions n’a été que partiellement rempli. À moins de nouveaux encouragements fiscaux, il ne le sera probablement qu’à la faveur d’un réveil de la Bourse.

4. Les tendances nouvelles

Les institutions vivent et évoluent. La société par actions, instrument juridique essentiel de l’économie moderne, n’échappe pas à la règle. La description qui en a été faite ici se modifie peu à peu. Outre l’apparition de l’actionnariat collectif, déjà signalé, il convient d’indiquer certains changements en cours, dont il est difficile de dire à l’avance quelle sera la portée. En voici quelques exemples.

La société anonyme mérite de moins en moins ce nom. Soucieuses de se protéger contre les O.P.A. et l’intrusion de partenaires non désirés, les sociétés ont désormais le droit d’obtenir, auprès des dépositaires de titres, le nom de leurs actionnaires. Leur démarche a été favorisée par la dématérialisation des titres. Les titres au porteur ne sont plus représentés par une vignette, transmissible manuellement, mais par une inscription dans un compte tenu soit par la société elle-même, soit par un intermédiaire de Bourse. La négociation sur le marché en a été facilitée, mais le fisc et les dirigeants d’entreprise y ont trouvé intérêt. Le droit de vote, arme essentielle de la démocratie dans les assemblées générales, a subi de multiples atteintes. Aux exemples déjà cités, il faut ajouter:

– les actions à dividende prioritaire sans droit de vote. En contrepartie d’un dividende garanti et plus élevé que le dividende ordinaire, l’actionnaire n’a pas de voix aux assemblées;

– les certificats d’investissement, qui représentent comme les actions une quote-part du capital, mais dont les porteurs n’ont pas le droit de vote. Ce type d’émission a été surtout utilisé par des sociétés nationalisées qui souhaitaient augmenter leur capital, mais n’avaient pas le droit de vendre ou d’émettre des actions.

En outre, la distinction classique entre droits de propriété (actions) et droits de créance (obligations) s’est atténuée du fait de la création de titres mixtes associant ou faisant alterner les deux caractéristiques. On peut citer: les obligations échangeables ou convertibles en actions, les obligations remboursables en actions à leur échéance et les obligations assorties de bons de souscription, ou warrants , permettant d’acheter les actions à un prix et à une date convenus.

Ces exemples n’épuisent pas la liste, pratiquement illimitée, des titres nouveaux offerts à l’épargnant. Les innovations constantes ont accru la liberté de choix des émetteurs et des porteurs, non sans entraîner des risques de confusion. Elles expliquent en partie le succès des O.P.C.V.M., qui dispensent les porteurs de l’embarras d’un choix personnel. Elles ont l’inconvénient de détruire peu à peu ce qui constituait naguère le ciment d’une société anonyme, l’affectio societatis , qu’on pourrait traduire par l’attachement personnel à l’entreprise. Les sociétés ne sont plus assurées de la fidélité de leur actionnariat.

L’évolution des techniques boursières a poussé dans le même sens. La cotation des valeurs en continu, l’éclat médiatique des O.P.A., la multiplication des marchés d’options sur valeurs ou sur indices, l’irruption des marchés dérivés tels que le M.A.T.I.F. (marché à terme international de France), tous ces facteurs ont contribué à faire prévaloir les objectifs de placement à court terme. Théoriquement placement de longue durée, l’action est devenue un moyen parmi d’autres de «jouer la tendance» du marché, pour des périodes de plus en plus brèves. Les «bons pères de famille», armée permanente et obscure de la Bourse, sont en passe de devenir des corps de mercenaires gagnés par l’esprit de spéculation. À la première occasion, ils quittent le champ de bataille pour chercher fortune ailleurs, et les actionnaires du jour se retrouvent porteurs de titres de créance négociables.

L’évolution, certes, n’est pas achevée, mais elle est nette. Les inconvénients qu’elle présente pour l’avenir des entreprises risquent de l’emporter sur les avantages qu’elles ont cru trouver dans une gamme plus ouverte de produits et de marchés financiers. Il n’est pas exclu que l’on revienne à des distinctions plus tranchées entre propriétaires et prêteurs de capitaux et à une conception moins abstraite de l’investissement. Ce n’est pas la tendance actuelle, et même la grave crise boursière d’octobre 1987 ne l’a pas remise en question.

5. Transition?

On n’entendra pas ici par actionnariat populaire la diffusion progressive de l’actionnariat dans des couches de plus en plus modestes de la population, à la faveur de l’enrichissement général des nations industrielles et de l’extension de la classe moyenne, mais un effort conscient entrepris de longue date pour essayer de surmonter la méfiance, voire l’hostilité foncière du monde du travail salarié à l’égard des privilèges que le capitalisme assure aux propriétaires des entreprises, et donc aux actionnaires et à leurs mandataires. Faire d’un ouvrier, serait-ce accessoirement, un actionnaire de sa propre société paraît en effet, au moins en théorie, un moyen de le faire évoluer d’une attitude de conflit à une mentalité d’associé. Il s’agit, tout le moins, d’une méthode pédagogique qui peut l’aider à mieux comprendre les rôles respectifs du travail et du capital.

Il est sans grand intérêt – autre qu’historique – de passer en revue les nombreuses procédures utilisées à cette fin car elles ont pratiquement toutes échoué; on peut, en gros, distinguer celles qui visaient à constituer un actionnariat individuel et celles qui visaient à constituer un actionnariat collectif.

Dans le premier cas, le salarié recevait, en complément de traitement ou à titre de participation à un bénéfice, des actions qui lui étaient distribuées gratuitement ou qu’il pouvait souscrire à un prix préférentiel. Bien accueillie aux États-Unis, dans les années d’euphorie boursière, cette forme d’actionnariat n’a pas résisté à la grande crise de 1929-1933. Au lendemain de la guerre, l’expérience a repris, sans entraîner un véritable engouement. Dans les autres pays industriels, et notamment en France, où la contestation à l’égard du capitalisme était plus vive, les résultats ont été négligeables.

Il fallait beaucoup d’optimisme, il est vrai, pour imaginer que la détention de quelques actions pût changer sensiblement le sort et la psychologie du «prolétariat». Au moins eût-il été nécessaire de jouer loyalement le jeu et de donner aux salariés-actionnaires un certain accès au pouvoir. Les majoritaires et les conseils d’administration s’en sont bien gardés. Là où la cogestion a été mise en œuvre, par exemple dans la constitution des conseils d’administration en Allemagne, c’est par la volonté du législateur et sans référence à la propriété des actions.

L’actionnariat collectif pouvait paraître, a priori, mieux adapté à l’objectif poursuivi. Le regroupement des salariés dans un organisme capable de les représenter tous ensemble leur donnait un poids sans commune mesure avec celui de leurs interventions dispersées. En confiant, par exemple, cette fonction aux syndicats, on offrait à ces derniers l’occasion d’élargir leur rôle de défense et de promotion de la condition ouvrière.

Comme on pouvait s’y attendre, c’est aux États-Unis que la formule a eu le plus d’écho. Jouissant souvent d’une véritable puissance financière et n’ayant pas à l’égard du capital les mêmes réserves et les mêmes complexes que leurs homologues européens, ils sont effectivement devenus des actionnaires importants, mais, par souci de bonne gestion et pour éviter de trop dépendre de leur employeur, ils ont diversifié leurs placements, au détriment du rôle qu’ils auraient pu jouer auprès de lui. Les syndicats allemands ont suivi une voie parallèle.

En France, l’inspiration marxiste qui a longtemps dominé l’action syndicale a fait obstacle à cette forme de collaboration de classes, considérée comme une trahison de la classe ouvrière et comme un piège tendu par le patronat. L’échec a été patent.

Le résultat n’a pas été plus heureux avec l’expérience, cependant originale, des sociétés à participation ouvrière (loi du 26 avril 1917). Dans de telles sociétés, les salariés, groupés dans une coopérative de main-d’œuvre, recevaient gratuitement une partie du capital, sous forme d’actions de plein exercice, comportant tous les droits juridiques et patrimoniaux de ces titres (droit de vote, participation éventuelle au conseil d’administration, dividende, etc.). Fort peu mise à profit, l’institution est rapidement tombée en désuétude.

L’exemple contrasté des États-Unis et de la France illustre bien les limites d’une pensée politique pourtant généreuse. Pour des salariés bien payés et peu soucieux de bouleversements sociaux, être actionnaires peut apporter un complément de dignité et un bon emploi de leur épargne. Ces arguments sont de peu de poids aux yeux d’un «prolétariat» qui se juge exploité et qui rêve de révolution. Loin d’apaiser les conflits sociaux, l’actionnariat ouvrier leur a donné trop souvent un domaine supplémentaire d’expression.

On ne peut cependant tenir pour clos ce chapitre de l’histoire des relations sociales. Les progrès tangibles de la condition ouvrière, l’affaiblissement relatif de la main-d’œuvre industrielle dans une économie de services et le déclin de l’utopie révolutionnaire ainsi que du paradigme soviétique offrent depuis peu une nouvelle chance à l’idée gaullienne d’intéressement et de participation.

L’ordonnance du 17 août 1967, rendant obligatoire dans les entreprises de plus de cent salariés une participation aux fruits de l’entreprise, a été remise à jour par une nouvelle ordonnance du 21 octobre 1986. Cette dernière accorde aux salariés la propriété d’une «réserve de participation» dont le calcul est assez complexe: à la moitié du bénéfice net (après impôt, rémunération des fonds propres au taux de 5 p. 100 et déduction de la provision pour investissement) on applique un coefficient égal au rapport du montant des salaires dans le total de la valeur ajoutée. Cette réserve est distribuée aux ayants droit proportionnellement à leur rémunération (avec un maximum individuel égal à la moitié du plafond de la Sécurité sociale). Le produit de la distribution reste bloqué pendant cinq ans.

La remise gratuite d’actions de l’entreprise n’est qu’une des modalités prévues pour cette distribution. L’hostilité des syndicats a plutôt orienté les bénéficiaires, dans un premier temps, vers la formule de comptes courants rémunérés. Les raisons déjà évoquées et surtout le redressement spectaculaire de la Bourse de 1983 à 1987 ont ranimé, au moins provisoirement, un certain intérêt pour l’option de l’actionnariat. À la fin de 1989, la C.O.B. recensait environ 30 milliards de francs investis en actions par le biais de F.C.P. dits «d’entreprise».

Le début des années 1990 voit donc se produire une véritable mutation, ou plutôt un véritable réveil. Les textes ici rappelés définissent et délimitent une obligation minimale. L’État encourage les entreprises à aller au-delà, et les initiatives se multiplient. L’une des plus intéressantes est la souscription volontaire des salariés à un plan d’épargne d’entreprise, qui bénéficie d’un abondement de l’employeur. On peut également souligner, sans référence à la participation, les possibilités offertes au personnel de bénéficier d’options d’achat ou de souscription d’actions (lois des 31 décembre 1970 et 9 juillet 1984), les émissions ou achats en Bourse réservés aux salariés (loi du 27 décembre 1973), la distribution gratuite d’actions (loi du 24 octobre 1980).

Il ne serait ni raisonnable ni sain de compter sur l’actionnariat populaire pour combler les lacunes ci-dessus mentionnées en matière de diffusion générale de l’actionnariat. Mais, si l’économie retrouve une croissance de longue durée, il n’est pas interdit de penser que, dans ce domaine aussi, l’attrait du modèle américain atténuera les réserves doctrinales et les traumatismes historiques.

Encyclopédie Universelle. 2012.