STURM UND DRANG
Sturm und Drang est le nom donné par les historiens du XIXe siècle à la période de la littérature allemande, qui correspond assez bien à ce qu’a été, dans les pays anglo-saxons et en France, le moment préromantique. En Allemagne, le phénomène a eu des traits spécifiques parce que la renaissance de la littérature allemande était encore récente, que plusieurs auteurs de premier ordre y ont été directement intéressés et qu’il en est sorti un renouveau de l’inspiration poétique. Le préromantisme anglais et le Sturm und Drang sont nés d’une réaction contre la philosophie des Lumières, d’abord parce qu’on refuse de croire que l’homme soit tellement un être de raison ou risque même de le devenir, ensuite parce que les vertus poétiques de la poésie raisonnable paraissent limitées, que le temps des règles classiques semble révolu et que la nature est devenue le mot de ralliement de la jeune génération.
Un phénomène de génération
En Allemagne, la réaction à la philosophie des Lumières apparaît vers 1770, particulièrement en Rhénanie. Le mouvement a eu pour centre des villes comme Darmstadt, Stuttgart, Francfort et Strasbourg, qui, bien que française, avait une université de langue allemande. Goethe, Klinger (1752-1831), H. L. Wagner (1747-1779) étaient nés dans les pays du Rhin; les frères Jacobi étaient de Düsseldorf, mais d’autres venaient de loin, de l’extrême est de l’Allemagne: Lenz avait grandi en Courlande, Herder était originaire de Riga, Hamann, que tous ont vénéré, a été appelé « le Mage du Nord » et il était fonctionnaire à Königsberg. Tard venu, puisque sa première pièce est de 1782, Schiller était souabe.
À la vérité, un seul d’entre eux aurait sans doute accepté de se voir rangé sous l’étiquette Sturm und Drang, c’est l’auteur dramatique Klinger. Sturm und Drang est, en effet, le titre d’une de ses pièces, publiée en 1776. C’était un mélodrame assez confus, dont seul le titre a survécu, pour évoquer le dynamisme et aussi la violence d’un mouvement qui se veut au premier chef une émancipation et une conquête de la liberté. Cet « assaut » a été mené par des groupes pleins d’énergie, où se retrouvaient des jeunes gens décidés à dire ce qu’ils sentaient, ce qu’ils voulaient, et à s’affirmer contre les générations précédentes.
Le Sturm und Drang fut un phénomène de génération et avec une netteté qui se rencontre rarement dans l’histoire des littératures. Herder, le plus âgé, né en 1744, faisait figure de mentor, car il était déjà connu en 1770; pourtant il n’avait que cinq ans de plus que Goethe et quinze de plus que Schiller, qui, lui, n’est apparu que dans la toute dernière phase du mouvement. Tous ces hommes nés au milieu du siècle avaient grandi dans la plus belle période de la philosophie des Lumières et de la littérature moralisatrice, mesurée et comme classique avant l’âge, que Lessing avait illustrée. La génération de Lessing avait aussi préparé l’« assaut » des années 1770-1775 par la critique des dogmes et des canons esthétiques, imités des Français, qui ont longtemps prévalu en Allemagne. Cette phase critique avait préparé les esprits à l’audace du non-conformisme, mais elle était rationaliste, et c’est au nom du sentiment que les jeunes gens de 1770 ont en même temps poursuivi et renversé le mouvement commencé avant eux. Lessing avait glorifié Shakespeare, dont Goethe, Herder et Lenz firent le démiurge du théâtre européen. En même temps Lessing avait reculé épouvanté devant ce qu’il appelait « un gouffre sous ses pieds », par exemple quand parut Goetz von Berlichingen , drame publié sans nom d’auteur mais dont on sut bien vite qu’il était de Goethe, dont ce fut le premier grand succès.
Le maître incontesté de ces jeunes conquérants a été Jean-Jacques Rousseau, dont certains, tel Goethe, quand il étudiait à Leipzig, se proposaient de suivre à la lettre les règles de vie. Pour retrouver la bonté naturelle des êtres, ils rejetaient en bloc les institutions et les traditions: dans les pièces de J. Lenz, comme Les Soldats (Die Soldaten ) ou Le Précepteur (Der Hofmeister ), il est clair que ce sont les lois et les prescriptions de la société qui ont altéré la nature humaine. Herder, qui était pasteur, semble ignorer la chute, et tout son effort de pensée est un retour aux sources, aux commencements des sociétés et de la poésie. Les gens du peuple et les enfants sont les favoris des poètes et aussi de Werther, qui illustre de son côté ce mouvement mais sur un mode tragique. Werther et Goetz von Berlichingen , l’âme sensible et le reître, semblent s’exclure; pourtant ils ont été créés par le poète à peu près en même temps et ils appartiennent l’un et l’autre au Sturm und Drang. La délicatesse y côtoie l’extrême rudesse; on y abhorrait surtout la modération, les sages accommodements, et puis il fallait que chacun osât être ce qu’il était, qu’il laissât parler son génie et lui fît parler son langage, sensible et subtil chez Werther, violent et pathétique avec Goetz.
Herder, Goethe et Hamann
Le sourcier génial du groupe a été incontestablement Herder qui, le premier, mit l’accent sur les origines populaires de la poésie. C’est que pour lui le chant a précédé le discours, les hommes ont rythmé leurs efforts par des cadences chantées avant de savoir dire consciemment ce qu’ils ressentaient. Dans la campagne autour de Riga, il avait entendu les chants des paysans lituaniens qui lui étaient apparus comme une révélation. Il s’est intéressé aux chants populaires slaves autant qu’aux allemands, et son grand recueil de chants folkloriques s’intitule Les Voix des peuples (Stimmen der Völker ).
Mais ses disciples allemands, lecteurs d’Ossian et de Klopstock, ont donné un tour plus patriotique à leurs recherches des anciennes chansons populaires. Cet enthousiasme pour les antiquités nationales, pour les poèmes du peuple et, en même temps, pour l’art gothique déclaré « art proprement allemand » renforce l’hostilité aux règles des Français, à leur littérature « poudrée et surannée » (Goethe), à leur prétention à monopoliser le bon goût. Le mouvement revêt ainsi un aspect national sinon encore nationaliste, qu’il ne prendra qu’au temps de l’occupation française, quand les disciples romantiques de Herder, les frères Grimm par exemple, continueront son œuvre de collecte des textes anciens.
En faisant naître un intérêt nouveau pour les chants et les épopées nationales, Herder et ses amis ont fait œuvre durable et renouvelé, pour des générations, l’inspiration des poètes de langue allemande. L’idée d’une création collective, d’une poésie née dans « l’âme du peuple » constituait pour Herder une évidence révélatrice.
Goethe, à Strasbourg en 1770-1771, puis durant les années de Francfort, de Darmstadt et de Wetzlar, jusqu’à son départ pour Weimar en 1775, a été très sensible à l’idée des grands hommes créateurs, des « génies ». S’il célèbre le gothique comme une œuvre nationale allemande, il chante plus haut encore la louange d’Erwin de Steinbach, architecte de la cathédrale de Strasbourg, qui a été pour lui une découverte exaltante. Shakespeare, par la force créatrice de son génie, fait sortir un monde du néant et, toujours selon Goethe, il enfante des hommes tout comme Prométhée. Le demi-dieu inventeur du feu, rival de Zeus et des Olympiens, apparaît comme le modèle de tous les créateurs artistiques, des artistes dionysiaques aurait dit Nietzsche.
Johann Georg Hamann (1733-1788), qui a fourni au mouvement le feu sombre de ses vaticinations et de ses prophéties, songe moins à l’ivresse bacchique qu’à l’infinie fécondité d’un mâle triomphant et affirme qu’il « ne peut concevoir un génie créateur sans parties génitales ». L’esthétique mystique de Hamann, qui a la religion de l’originalité; l’horreur du rationalisme, propagée par Herder, a renforcé la révolte et le goût du mystère comme aussi de tout ce qui est populaire.
L’esthétique des « génies »
Le mouvement Sturm und Drang apparaît en Allemagne au milieu d’une discussion sur les règles et le génie dans l’art, discussion commencée au début du siècle et qui va trouver là une conclusion provisoire: la seule règle est d’écouter son cœur, d’être sincère et aussi d’être fort. L’originalité compte plus que tout, et celui qui ne sent pas en lui des émotions nouvelles, qui ne forme pas des pensées inédites, celui-là n’a rien à faire dans la poésie ou sur la scène. S’en tenir à la nature, être vrai et envoyer au diable « un siècle de faiseurs de paragraphes », dira un personnage des Brigands de Schiller. Werther, de son côté, déclarait (lettre du 26 mai) à propos d’un dessin fait d’après nature: « Cela me renforce dans ma détermination de m’en tenir désormais exclusivement à la nature. Elle seule est infiniment riche; elle seule fait le grand artiste. »
Les mêmes Brigands sont aussi d’authentiques représentants du mouvement quand ils se mettent hors la loi et décident de redresser eux-mêmes la justice injuste des princes. La source de toute énergie, et par là de toute communauté, est, avec le peuple anonyme, la forte personnalité, la vitalité indomptable, la capacité de s’affirmer. Un peu plus tard, Goethe parlera d’« élément démoniaque » à propos des grandes personnalités qu’il a mises en scène comme Goetz , aussi célèbre en Allemagne que Cambronne en France, comme Mahomet ou Socrate, sur lesquels il n’a pas pu achever les drames qu’il avait commencés, comme le comte d’Egmont, qui s’exprime plus poliment que Goetz mais qui a gardé toute la désinvolture du « génie ». « Vais-je admettre, dit Karl Moor dans Les Brigands , de me laisser serrer dans un corset, de laisser ficeler ma volonté par des lois. La loi n’a jamais fait naître un seul grand homme; la liberté engendre des colosses et des extrêmes. Ah! si l’esprit d’Arminius vivait encore sous la cendre! Je rêve d’une armée de gaillards comme moi: l’Allemagne serait une république auprès de laquelle Rome et Sparte auraient l’air de couvents pour les nonnes. »
Le Saint Empire finissant, avec ses institutions endormies dans la routine et ses mille petits despotes, n’était pas à la taille de ces ambitions-là. Toute cette génération d’hommes de lettres, sortis de la bourgeoisie et parfois du peuple, se sentait à l’étroit dans les variables et innombrables féodalités qui recouvraient comme d’un filet tous les pays allemands. Les moins rebelles, Goethe par exemple, ont décrit le sentiment d’étouffer dans leur pays; plusieurs se sont expatriés. Peu nombreux cependant furent ceux qui, par exemple, allèrent combattre avec les insurgents d’Amérique du Nord, et en pays allemand rien ne vint au-devant de leurs vœux. Pourtant, sur proposition d’un député alsacien, l’Assemblée législative fera, un jour, de l’auteur des Brigands un citoyen d’honneur de la République française.
C’est dans le domaine poétique, sur le plan du théâtre aussi, et peut-être surtout, qu’il faut essayer de situer ce mouvement dont les conséquences ont été nombreuses, parce que les hommes de la génération de Goethe, l’avant dépassé, en ont gardé un souvenir durable, et parce que les romantiques ont puisé aux sources révélées par Herder. Ce fut l’époque de la découverte, du culte de l’originalité et du génie. Le mot, qui est apparu en allemand au milieu du siècle, a fait fortune: en 1775, chacun, en Allemagne, était à la recherche de son génie, chacun ambitionnait d’exprimer quelque chose qui lui fût propre. Quelques-uns, comme Lenz, en firent un vertige qui devait les aliéner au monde; d’autres cessèrent d’écrire, comme Klinger qui finit sous l’uniforme du tsar. Les plus doués sortirent du règne des exclamations et de la rébellion en s’appliquant à former leur génie créateur, à devenir de véritables artistes. Au demeurant, l’esthétique de cet âge de la révolte, du moins si on considère un poète comme Goethe, est celle de la création par le travail conscient. Après avoir affirmé le primat de la personnalité, il importait de démontrer, par des œuvres, qu’elle existait. Par certains côtés, cette période ressemble à une crise de jeunesse, à une rébellion dont l’énergie sera bientôt employée à d’autres fins. Pour les meilleurs, elle aura été un passage, dont ils garderont l’assurance d’une vocation. Ce violent mouvement d’émancipation, personnelle plus que nationale, a été à proprement parler le temps des génies.
Sturm und Drang
("Tempête et élan", titre d'une tragédie de Klinger, 1776) mouvement littéraire et politique à caractère préromantique, en Allemagne (v. 1770-v. 1790). Réagissant contre le rationalisme de l' Aufklärung (le siècle des Lumières), il se référait à J.-J. Rousseau et à Shakespeare. Les jeunes Goethe et Schiller, Klinger, Lenz, Heinrich Leopold Wagner, Friedrich Müller, Herder furent ses principaux représentants.
Encyclopédie Universelle. 2012.