BIOPHYSIQUE
La biophysique a pour but l’étude des structures dont l’ensemble hiérarchisé constitue la matière vivante ainsi que les phénomènes et mécanismes physiques par lesquels ces structures manifestent leur fonctionnalité. Sous ce nom de biophysique – qu’elles ont pris après la Seconde Guerre mondiale –, les recherches physiques en biologie contribuent, en étroite association avec la biochimie et la physiologie, mais à partir de points de vue et méthodologies spécifiques, à la connaissance du vivant à tous les niveaux d’organisation, de la molécule à l’organisme entier. Faire un panorama de la recherche biophysique, c’est balayer tous les domaines de la biologie, bien que de façon très inégale, qui dépendent de l’état des connaissances acquises par ailleurs dans le domaine concerné. Pour faire un tel panorama et bien que cela soit arbitraire, on peut découper le champ d’investigation biologique soit par niveau d’organisation, moléculaire, supramoléculaire, cellulaire et ainsi de suite, soit par type de problématique posée: problématique structurale ou phénoménologique et fonctionnelle. En fait, la biophysique moléculaire est d’abord structurale, la biophysique des systèmes intégrés complexes comme la cellule, surtout fonctionnelle. Ces deux aspects se retrouvent indissolublement liés dans nombre des grands thèmes de recherche, que ce soit la photosynthèse par exemple, ou la gestion de l’information génétique, la motilité et bien d’autres. Par souci de clarté, nous suivrons le découpage par niveaux dans l’exposé qui va suivre. Mais, auparavant, il faut tenter de définir plus précisément la biophysique, et il paraît utile pour cela de faire un rappel historique de l’évolution de cette science et de sa situation par rapport aux autres sciences.
Notons en terminant que le développement des différentes sections de cet exposé a tenté de refléter l’importance réelle tant quantitative que qualitative des recherches biophysiques actuelles aux différents niveaux d’organisation biologique, tels qu’ils peuvent être perçus par exemple au travers des annales des Congrès internationaux de biophysique.
1. Objectifs du biophysicien
La biophysique se définit, comme toute science, par ses objectifs, qui sont l’étude et la connaissance de cet état particulier de la matière que l’on appelle vivante, de son organisation et des phénomènes physiques qui s’y déroulent et gouvernent son existence. Cette définition permet dès l’abord, et cela est particulièrement important aujourd’hui, de distinguer la science biophysique de ses méthodes et de ses technologies. Ces dernières la masquent d’autant mieux qu’elles sont très puissantes, souvent prestigieuses et tout à la fois d’utilisation très commune dans toutes les sciences expérimentales: un biochimiste qui utilise la spectroscopie ultraviolette pour suivre l’avancement d’une réaction, un médecin qui utilise la résonance magnétique nucléaire pour diagnostiquer un cancer ne sont pas nécessairement des biophysiciens. Confondre, comme on le fait souvent, la biophysique avec l’utilisation des méthodes physiques, revient à la confondre avec toute la biologie. Et comme être tout c’est n’être rien, certains ont pu, sur cette confusion, nier son existence même en tant que science.
Pour comprendre ce qu’est la biophysique, il est utile de rappeler la définition de la physique qui est la science dont le but est l’étude et la connaissance des propriétés générales des corps et des lois qui modifient leur état et leur mouvement sans modifier leur nature. Cette définition la distingue de la chimie, dont l’objet est la connaissance de la nature des corps et des lois de leur transformation les uns en les autres, par réorganisation de leurs atomes constitutifs. Ainsi se trouvent délimités les objectifs de la physique en biologie ou biophysique.
2. Origines de la biophysique
Historiquement la physique date de la plus haute antiquité, contrairement à la chimie qui ne s’est constituée en science rationnelle que tardivement à la fin du XVIIIe siècle. Dès son origine, la physique s’est donné pour tâche d’atteindre à un degré toujours plus élevé de compréhension rationnelle du monde, ce qui s’est traduit par un degré correspondant de formalisation des connaissances sous forme mathématique. Il est à remarquer que, dès l’origine également, la matière vivante a été objet d’étude pour le physicien, aussi bien et même plus que le monde minéral. Comme la médecine, les mathématiques et la physique ont été très longtemps les seules sciences à faire l’objet d’enseignements systématiques, le physicien, le médecin et ce que l’on appelle aujourd’hui le physiologiste étaient le plus souvent confondus dans le même homme. Sans vouloir remonter à l’antiquité, on trouve de nombreux exemples de ces hommes de science dans un passé plus récent: Descartes s’est occupé de mathématique, de physique et de biologie dans un même mouvement de pensée. On sait peut-être moins que Galilée a étudié le battement du pouls humain en le comparant avec un pendule de longueur variable. Il a été aussi le premier à étudier la température du corps et à construire à cet effet le premier thermomètre corporel. Plus près de nous, à la suite des observations biologiques d’excitabilité musculaire faites par Galvani, Volta a développé la notion de conduction métallique de l’électricité. Le médecin Meyer, par l’étude des variations de coloration du sang, a présenté le second principe de la thermodynamique avant Clausius. Poiseuille, polytechnicien et médecin, a fondé l’hydrodynamique expérimentale en établissant les lois d’écoulement des liquides visqueux à travers des tubes calibrés pour comprendre les lois de la circulation sanguine. Il serait possible de multiplier les exemples où la connaissance des lois physiques générales dérive de l’étude du vivant aussi bien que de la matière inerte.
À dire vrai, la physique en qualité de science expérimentale a eu longtemps une position quasi exclusive en tant que science compréhensive et non pas seulement descriptive. Les lois du monde étaient étudiées aussi bien chez l’homme que dans les étoiles. Mais ce n’est qu’épisodiquement que les physiciens ont étudié la matière vivante pour elle-même. Jusqu’au XVIIIe siècle, cette dernière n’a fait l’objet, le plus souvent, que de descriptions minutieuses.
Cependant au XIXe siècle, la situation est transformée radicalement en raison de l’évolution propre de la physique, mais aussi et surtout parce que la biologie s’est constituée en tant que science véritable en même temps que la chimie.
À cette époque, en effet, la physique a délaissé le champ biologique, au profit de l’étude du monde minéral: elle y a été poussée par les énormes besoins dans ce domaine de la société industrielle en plein essor, mais aussi par sa tendance propre à rechercher, par l’extrême rigueur de l’expérimentation, la précision des concepts mis en œuvre, la possibilité de parvenir à des lois toujours plus générales et à de grandes synthèses explicatives du monde. Elle a recherché toujours plus de simplicité et d’abstraction dans l’objet de ses études. Or, au cours du XIXe et du XXe siècle, les progrès qui ont été faits dans la connaissance du monde vivant ont révélé toujours plus son immense variété et sa complexité de structure et de fonctionnement à toutes les échelles de grandeur. Aux yeux des physiciens d’alors, les objets vivants ne constituent pas des systèmes correctement définissables. Leurs conditions d’existence mêmes sont incertaines. L’expérimentation ne peut y être pratiquée que dans des conditions peu rigoureuses et n’y est guère reproductible: trop de facteurs importants ne peuvent être contrôlés, voire sont totalement ignorés. Mais surtout, l’hétérogénéité et la complexité de la biologie ne peuvent plus être interprétées dans le cadre des lois de la mécanique newtonienne. Par ailleurs, l’étude des êtres vivants – de purement descriptive – est devenue compréhensive, et après des savants comme Buffon et Linné se sont formés des concepts et des méthodologies propres à la biologie. Enfin il est devenu toujours plus évident que dans le monde vivant les processus de type chimique de transformations des corps biologiques les uns en les autres sont primordiaux. Pour atteindre à la connaissance de l’être vivant, de sa nature et de son fonctionnement, la chimie était devenue l’approche dominante. La chimie, au contraire de la physique, n’a éprouvé aucune difficulté conceptuelle à pénétrer l’enchevêtrement de la vie. La synthèse de l’urée et d’autres composés organiques à partir de composants minéraux élémentaires a marqué le moment où il fut démontré que les lois de la chimie étaient universelles et où le champ fut ouvert à la chimie biologique et à la biochimie moderne. C’est surtout aux recherches proprement biologiques et biochimiques conduites de façon intensive au cours du XXe siècle que nous devons la connaissance analytique approfondie de la nature de la matière vivante et des processus qui gouvernent son existence, jusqu’au niveau moléculaire: les biologistes ne se sont jamais découragés du fait que, dans le domaine de la matière vivante, ils devaient se contenter de savoir beaucoup peut-être, mais de comprendre peu encore, et que leurs connaissances apparaissaient comme une masse de faits d’autant plus impressionnante que ces faits étaient moins organisés en un système compréhensif général.
Cela ne signifie cependant pas que la physique ait jamais complètement déserté le champ d’étude biologique, bien que celui-ci soit devenu affaire de spécialistes. Au contraire, bon nombre de physiciens ont continué à s’intéresser à la biologie, se livrant à une recherche qui, pour être théorique, n’en était pas moins très poussée. Par ailleurs, au niveau de la recherche expérimentale, certains secteurs de la physique et tout particulièrement celui que l’on dénomme aujourd’hui la physico-chimie ont apporté à la connaissance de la matière vivante des contributions essentielles. C’est le cas des recherches, tant théoriques qu’expérimentales, sur les solutions aqueuses et surtout sur les solutions ioniques. On touche ici à un des aspects fondamentaux de la matière vivante, constituée de telles solutions dans lesquelles tous les processus vitaux se déroulent.
D’une manière générale, pendant toute cette période qui s’étend jusqu’au milieu de notre siècle, les recherches biophysiques se sont poursuivies sans discontinuer, même s’il est vrai de dire que, par rapport aux recherches biochimiques, elles n’ont plus représenté un point de vue moteur.
3. Orientations contemporaines en biophysique
C’est après la Seconde Guerre mondiale que, sous le nom de biophysique, les recherches physiques dans le domaine de la biologie prennent un nouvel essor et une place très importante. Ces recherches modernes se font certes en continuité avec le long passé que nous avons brièvement évoqué, mais dans un contexte scientifique tout à fait différent: en premier lieu, les concepts physiques ainsi que les méthodologies et les technologies mises en œuvre se sont complètement renouvelés, en raison des prodigieux progrès de la physique dans la connaissance intime de la matière. En second lieu, les biologistes ont la certitude que la matière vivante est constituée des molécules inanimées qui obéissent toutes aux lois de la physique et de la chimie; que la vie n’est que le résultat d’un ensemble extrêmement varié de réactions chimiques capables de capter, stocker, transformer et utiliser l’énergie avec une efficacité inégalée, grâce à une organisation particulière de ses composants en structures complexes. Les connaissances acquises par les biologistes et les biochimistes durant les dernières décennies ont de plus complètement transformé la notion même d’objet biologique , qui est passé de l’organisme entier et du tissu à la cellule pour atteindre les organites intracellulaires (mitochondrie, noyau, chloroplastes), leurs fragments simplifiés et finalement leurs composants moléculaires ultimes. Tous ces objets nouveaux ont été isolés in vitro , c’est-à-dire dans des milieux synthétiques parfaitement définis et contrôlés. Leur nature chimique fondamentale est déterminée avec une précision croissante et, pour plusieurs d’entre eux, comme certaines protéines et acides nucléiques, cette connaissance est complète.
L’étude des propriétés physiques de ces objets peut donc être entreprise avec rigueur. Les problèmes que les biophysiciens abordent aujourd’hui n’ont plus guère de commune mesure avec ceux qu’ils pouvaient se poser il y a seulement un demi-siècle. Ils se consacrent à l’étude des structures biologiques, à leur organisation statique et dynamique, aux phénomènes physiques de toute nature qui s’y déroulent. Mais ils n’ignorent pas qu’en fin de compte c’est presque toujours au travers de transformations chimiques que se manifeste la vie. La complémentarité et l’étroite solidarité entre tous les points de vue caractérisent la façon d’aborder les problèmes biologiques, et cela à tous les niveaux d’organisation, de la molécule isolée à l’organisme entier.
4. Investigation des structures moléculaires
La biophysique moléculaire se donne pour tâche l’étude de l’organisation spatiale des macromolécules en relation avec leurs interactions fonctionnelles dans le milieu biologique. C’est peut-être dans ce domaine que la puissance des méthodes physiques se révèle de façon le plus spectaculaire, par leur pouvoir de résolution aussi bien spatiale que temporelle; certaines de ces méthodes mesurent des distances de l’ordre du cent millionième de centimètres avec une précision dépassant le dixième, précision nécessaire car c’est à cette distance que se situent les interactions importantes. D’autres mesurent des mouvements relatifs de molécules et les phénomènes qui leur sont associés à l’échelle du milliardième de seconde.
Ces recherches structurales ont pris un grand essor à partir du moment où il a été devenu possible d’isoler, de purifier et de cristalliser les protéines et les acides nucléiques; les méthodes cristallographiques ont pu leur être appliquées et un pas décisif fait dans la connaissance de ces constituants biologiques fondamentaux.
La détermination de la structure tridimentionnelle de l’hémoglobine par Perutz et celle de l’acide désoxyribonucléique (ADN) par Crick et Watson dans les années cinquante ont été les premiers exemples de ce type de recherche, avec un retentissement considérable: dans le cas de l’hémoglobine, l’organisation dans l’espace de ces pelotons de longues chaînes d’acides aminés, jusqu’alors absolument inextricables, a été pour la première fois connue et visualisée, ainsi que la disposition des plans tétrapyroliques des hèmes porteurs de la fonction; cette connaissance a été en elle-même inestimable pour la compréhension des mécanismes par lesquels cette protéine joue son rôle de vecteur dans les échanges d’oxygène et de gaz carbonique liés à la respiration. Mais, par-delà, a été ouverte la possibilité de mettre en correspondance la réactivité chimique des protéines catalytiques avec leur structure.
Dans un domaine non moins important, la découverte de la structure en double hélice de l’ADN a apporté une information clé pour le développement de la biologie moléculaire de l’information génétique. Bien d’autres macromolécules ont été depuis purifiées, cristallisées et étudiées avec une précision croissante par les méthodes cristallographiques mettant en œuvre soit la diffraction X, soit la diffraction de neutrons. Les informations obtenues par cette voie sont irremplaçables et font partie de toute étude de structure fonctionnelle approfondie.
Si puissante soit-elle, la cristallographie ne donne qu’une image statique de la structure d’une macromolécule, figée dans un état solide particulier, et ne peut fournir d’information directe sur l’état fonctionnel de celle-ci. C’est l’étude en solution dans des milieux aussi proches que possible des conditions physiologiques qui peut seule apporter des renseignements sur leur comportement dynamique fonctionnel. Pour ce faire, il est possible de s’adresser à une grande variété de propriétés des macromolécules en solution.
Des propriétés globales en premier lieu: l’étude de la vitesse de migration en champ de gravité intense (ultracentrifugation) permet ainsi de connaître, en se fondant sur les lois de l’hydrodynamique, la taille de la macromolécule dans les milieux aqueux, ainsi que sa forme: sphère, ellipse, bâtonnet. Ces études menées en fonction de paramètres physico-chimiques, température, concentration saline, pH et en fonction également des interactions qu’elle peut avoir avec des molécules particulières, substrat de réaction enzymatique, facteur de régulation, permet de connaître les changements de conformation éventuels associés aux différents états fonctionnels. Pour ce type de recherche on utilise également les propriétés optiques, comme la diffusion quasi élastique de la lumière laser. À ces approches globales, d’autres viennent s’adjoindre, permettant de pénétrer plus avant dans l’intimité des macromolécules; telle est par exemple l’étude des vitesses d’échange isotopique d’hydrogène contre le Tritium radioactif qui fournit des renseignements précieux sur l’accessibilité plus ou moins grande du milieu solvant à telle ou telle partie de la macromolécule, son degré donc d’ouverture sur l’extérieur. Les méthodes spectroscopiques sont susceptibles d’apporter des informations plus raffinées. Certains atomes et groupements d’atomes absorbent la lumière dans des domaines de longueur d’onde qui leur sont caractéristiques. De surcroît, l’environnement de ces groupements, leur situation par rapport à d’autres groupes dans la macromolécule modulent l’intensité de l’absorption et les longueurs d’onde où elle se produit. L’étude des spectres d’absorption dans des domaines de longueur d’onde allant, selon les cas, de l’ultraviolet à l’infrarouge permet donc d’atteindre à la configuration plus locale de portions de chaînes polypeptidiques par exemple. Les propriétés de fluorescence et de phosphorescence de certains groupements naturellement présents ou fixés chimiquement sur les macromolécules sont également utilisées. La spectroscopie en lumière polarisée , dispersion optique rotatoire ou dichroïsme circulaire , est particulièrement riche d’informations. Elle permet de distinguer et de mesurer dans le repliement des chaînes les portions enroulées en hélices régulières, par rapport aux portions étirées au maximum ou pelotonnées au hasard, c’est-à-dire sans régularité particulière. Les méthodes de résonance magnétique nucléaire s’adressent à des propriétés élémentaires de comportement magnétique des noyaux ou atomes. Ce comportement est sous la dépendance des liaisons des atomes entre eux, de leur relation de proximité, de la nature et de la rapidité de leurs mouvements. Les signaux qui émanent des noyaux sont interprétables assez directement lorsqu’on observe des molécules n’en comportant qu’un petit nombre, mais deviennent très rapidement inextricables dans des grands ensembles complexes comme les macromolécules. Il se trouve cependant que tous les atomes ne présentent pas de signaux observables: il en est ainsi de l’isotope 12 du carbone qui constitue l’immense majorité du carbone présent dans les macromolécules biologiques, alors que l’isotope stable 13 du carbone est aisément observé. Cette situation est particulièrement avantageuse car en substituant avec du carbone 13 des atomes de carbone 12 naturels en position spécifique on peut aisément les observer seuls. Il en est de même pour l’hydrogène, autre constituant important, qui peut être remplacé par le deutérium. D’autres atomes encore peuvent être ainsi placés comme sonde ou marqueur en des positions particulières. Les informations que l’on en retire sont alors très localisées et spécifiques et permettent une connaissance extrêmement détaillée, atome par atome, liaison par liaison des enchaînements macromoléculaires. Certes, ces informations élémentaires deviennent rapidement difficiles à intégrer lorsque la taille des molécules croît, mais les progrès de la technologie de résonance magnétique nucléaire aussi bien que les moyens de calcul modernes permettent de traiter d’importants ensembles d’informations de ce type. La difficulté provient du fait, rapidement reconnu par cette approche, qu’une molécule, même lorsqu’elle n’est pas très grande, ne se trouve pas sous une forme ou configuration unique, mais qu’elle oscille sans cesse entre de très nombreuses familles de configurations possibles, mais plus ou moins probables. La structure d’une macromolécule est dynamique, largement fluctuante. Les interactions avec le milieu ou d’autres molécules sont susceptibles de stabiliser certaines conformations, favorisant ainsi, ou au contraire inhibant les fonctions dont elle est porteuse. Dans l’échelle des temps, ces mouvements se produisent en moins d’un milliardième de seconde pour les plus élémentaires mouvements de rotation d’une liaison entre deux carbones d’une chaîne protéique. Les mouvements d’une protéine dans une structure biologique se produisent dans des temps de l’ordre de la seconde ou plus. Les développements des spectroscopies de résonance, résonance magnétique nucléaire (RMN) et résonance paramagnétique électronique (RPE), permettent de couvrir ces événements dans toute l’étendue de cette énorme échelle de temps.
5. Analyse et synthèse des structures cytologiques
Les ensembles supramoléculaires, qui vont de l’association de quelques éléments bien définis aux architectures déjà très complexes comme des fragments isolés d’organites cellulaires, ne sont plus seulement le siège de phénomènes relativement élémentaires sous-tendant une fonction isolée, comme une activité enzymatique. Ils intègrent un grand nombre de processus chimiques et physiques d’où émergent des propriétés et des fonctions nouvelles qui ne sont pas réductibles à la somme des phénomènes élémentaires. Le problème essentiel est alors de relier l’organisation de ces ensembles aux séquences d’événements qu’ils ordonnent dans l’espace et le temps. Les points de vue, les objectifs et les méthodes changent; les recherches d’essentiellement structurales deviennent de plus en plus fonctionnelles au fur et à mesure que le niveau de complexité s’accroît et que l’on aborde les grandes fonctions vitales, reproduction et développement, métabolisme et bioénergétique, motilité, excitabilité. Avec l’étude de ces superstructures, on change d’échelle de grandeur et la microscopie électronique joue un rôle important, en permettant de visualiser de manière relativement directe leur organisation. Il ne s’agit plus de déterminer la structure interne d’une macromolécule, mais la disposition relative des macromolécules entre elles. Les développements de la microscopie électronique de haute résolution permet de percevoir des détails de l’ordre du nanomètre; c’est dire qu’il est possible de visualiser avec une bonne précision une protéine de 8 nanomètres de diamètre, mais surtout ses relations spatiales avec les autres constituants. Comme pour la diffraction X, les images obtenues ne permettent pas l’étude de la dynamique de ces systèmes, bien que par des méthodes de congélation ultrarapide on puisse visualiser en une série d’«instantanés» des changements de structure survenant au cours d’événements ne durant guère plus de quelques dizaines de millisecondes. Mais c’est toujours aux grandes techniques de spectroscopie de résonance et de fluorescence en lumière polarisée que l’on a recours dans les recherches concernant la dynamique de systèmes complexes.
Parmi les problèmes importants traités à ce niveau d’organisation, on peut citer l’étude du matériel nucléaire, la chromatine : par-delà l’enroulement dit primaire des brins d’acides désoxyribonucléiques, il est possible de définir différents niveaux d’organisation: le problème primordial est celui des relations entre ce que l’on appelle l’enroulement tertiaire dans les nucléosomes, en association avec les histones, protéines spécifiques du noyau, ainsi que l’organisation quaternaire ou superenroulement en solénoïde et autre forme de condensation du matériel nucléaire, avec leur fonction au cours du cycle cellulaire, la transformation, le vieillissement et la différenciation. Ces études structurales mettent de plus en plus l’accent sur le caractère dynamique de l’organisation du DNA dans la chromatine. Par-delà, la question est de savoir si ces structures quaternaires sont liées de façon spécifique avec les formes d’organisation d’ordre encore supérieur que l’on peut détecter aujourd’hui grâce au développement de ce que l’on appelle la biophysique cytologique .
Un autre problème important est celui de la contraction musculaire et plus généralement de la motilité cellulaire ; celle-ci est fondée sur l’association de deux protéines, l’actine et la myosine, que l’on retrouve dans toutes les cellules douées de motilité, mais qui est particulièrement développée dans les cellules musculaires. La myosine est une enzyme qui par hydrolyse d’un nucléotide, l’ATP, libère l’énergie contenue dans cette molécule et l’actine est un activateur de cette enzyme. Un des problèmes posés est de savoir comment l’énergie chimique libérée est convertie en énergie mécanique au cours de la contraction. Dans les muscles, la myosine est agrégée en filaments, dits épais, par rapport aux filaments d’actine, beaucoup plus fins. Les deux types de filaments s’organisent dans les cellules musculaires en un réseau particulièrement régulier, qui a pu être parfaitement caractérisé par diffraction X et microscopie électronique dans les différents états de contraction et de relaxation. On a mis en évidence que c’est par un glissement relatif des deux types de filaments que le raccourcissement du muscle se faisait, utilisant l’énergie libérée au cours de leur interaction. Par quel mécanisme précis ce glissement s’opère-t-il? Cela n’est pas encore complètement élucidé et les recherches à ce sujet sont très activement menées, utilisant la diffraction X à des temps de résolution compatibles avec la durée du phénomène, dix millisecondes environ, ainsi que la résonance paramagnétique électronique et la polarisation de fluorescence. Un autre problème est celui de l’initiation de la contraction par le signal convoyé par les fibres nerveuses de commande. Mais cela nous fait entrer dans des études biophysiques relatives aux membranes biologiques et à leurs propriétés fonctionnelles.
Les membranes représentent le mode d’organisation fondamentale de la matière vivante. Elles sont le support de multiples fonctions vitales: barrières limitantes non seulement des cellules, mais aussi de tous les organites intracellulaires, elles en contrôlent la composition spécifique; surface de contact avec le monde extérieur, la membrane cellulaire est le lieu de tous les échanges de matière et d’information; enfin les membranes sont le siège d’un grand nombre de processus métaboliques et tout particulièrement des deux grands processus bioénergétiques, la photosynthèse et la respiration. Les recherches biophysiques ont montré que la structure des membranes biologiques est fondée sur l’association de protéines et de lipides en films très minces de cinquante angströms d’épaisseur environ, dont la nature hydrophobe permet de délimiter de façon très stricte les différents milieux aqueux de la cellule et la cellule du monde extérieur. Toutes les grandes méthodologies physiques ont été mises en œuvre pour comprendre comment des structures aussi fragiles (aucune liaison chimique ne lie ces éléments entre eux) pouvaient avoir une telle stabilité et se charger de fonctions aussi diverses. La stabilité est due à un état physique très particulier, dénommé «cristal liquide», dans lequel les molécules lipidiques et protéiques, tout en étant soumises à un ordre rigoureux, sont capables de se déplacer les unes par rapport aux autres. Cela résulte de la nature de leur système d’interaction, propre aux substances lipidiques, qui est incompatible avec le système d’interaction qui prévaut dans les milieux aqueux adjacents entre molécules hydrophiles. Ces interactions, sur le plan local entre une protéine et les lipides qui l’entourent, sont étudiées intensivement: elles conditionnent en effet la conformation fonctionnelle de la protéine. Ce sont les protéines seules qui sont responsables des multiples fonctions spécialisées dont l’intégration, grâce aux lipides, aboutit en fin de compte à la réalisation des phénomènes vitaux. Mais ceux-ci ne peuvent se manifester eux-mêmes que dans la mesure où se maintient l’intégrité de la structure globale de la membrane tout entière.
On voit apparaître ici l’organisation vraiment caractéristique de la matière vivante: la compartimentation en milieux aqueux de composition et fonctions spécifiques qui ne sont en contact les uns avec les autres et avec le monde extérieur que par l’intermédiaire de ces structures membranaires qui garantissent l’intégrité et la permanence de leur identité, au travers de flux intenses de matière et d’énergie et un incessant renouvellement.
L’étude des mécanismes de transport et d’accumulation ou au contraire d’excrétion des ions et molécules de toute sorte par les protéines qui agissent comme des pompes mues par l’énergie métabolique est un aspect important des recherches biophysiques membranaires qui tentent d’élucider ces structures et les propriétés qui assurent leur grande efficacité et leur haut degré de spécificité pour une substance donnée. Un des outils majeurs dans ces recherches est le marquage à l’aide d’isotopes radioactifs des molécules dont on veut suivre le mouvement. Ces «pompes» travaillent contre des «fuites» incessantes à travers la membrane. Mais ces fuites ne sont pas des phénomènes aléatoires dus à des défauts de structures, à un manque d’étanchéité. Elles sont au contraire étroitement et spécifiquement régulées pour la plupart et servent de support à d’autres fonctions essentielles. C’est le cas des fuites ioniques qui sont responsables de la polarisation électrique de la membrane. Cette polarisation elle-même apporte une contribution importante à l’organisation structurale des composants membranaires.
On atteint ici une notion nouvelle: la structure dépend pour une large part des phénomènes dynamiques qu’elle organise et qui en deviennent une part intégrante ; cette notion a été approfondie par des thermodynamiciens de l’école de Prigogine. Sur le plan fonctionnel, les mouvements ioniques font émerger les propriétés d’excitabilité électrique dont dépend le fonctionnement du système nerveux. L’étude des propriétés électriques des membranes et des mécanismes du mouvement des ions à travers des «canaux» protéiques spécifiques, la génération et la conduction de l’influx nerveux qui ne sont que des manifestations de ces mouvements, l’intégration de tous ces signaux électriques élémentaires en information cohérente traitée par le système nerveux central, représentent un chapitre majeur de la biophysique.
La bioénergétique moderne , avec les travaux de P. Mitchell, a mis en lumière le rôle capital que joue l’asymétrie structurale des membranes , qui permet de définir fonctionnellement un «intérieur» et un «extérieur» rigoureusement séparés. C’est sur ce principe d’asymétrie que repose la logique des mécanismes complexes qui régissent les grands processus de photosynthèse, source ultime de toute l’énergie utilisée par le monde vivant et que se fait ce que l’on appelle la transduction de l’énergie lumineuse en énergie potentielle électrochimique, puis en énergie chimique, avec des rendements extrêmement élevés: ces mécanismes s’organisent en une série de boucles successives, alternant de part et d’autre de la membrane, processus physiques et chimiques.
6. Abord des mécanismes vitaux au sein d’un organisme
Nous en arrivons au niveau macroscopique où se situent les recherches biophysiques sur les systèmes hautement intégrés de l’organe et de l’être vivant total. Celles-ci sont menées souvent en étroite collaboration avec les recherches physiologiques auxquelles elles sont étroitement apparentées par leurs préoccupations fonctionnelles. Elles se font dans des domaines extrêmement variés, dont on ne peut donner que quelques exemples: études de rhéologie et de mécanique vasculaire de la circulation sanguine; études de filtration au niveau rénal, études de biomécanique au niveau de la motricité, toutes étroitement associées aux recherches physiologiques sur ces grandes fonctions. Recherche sur les perceptions sensorielles et l’organisation de l’audition, de la vision, de l’olfaction, menées par la «psychophysique». Plus généralement, la biophysique étudie de son point de vue l’organisation de toutes les grandes fonctions supérieures du système nerveux central. Dans un tout autre domaine, les développements de l’exploration par l’homme de son environnement ont conduit à s’intéresser aux effets des grands paramètres physiques sur l’organisme: effets de champ gravitationnel intense, ou au contraire d’apesanteur; effet des hautes pressions; à s’intéresser également au phénomène temporel avec la chronobiologie ou étude des rythmes biologiques.
L’énumération exhaustive des problèmes actuellement abordés par la biophysique est une tâche impossible. Les domaines de recherche rapidement évoqués ci-dessus n’ont pour objet que d’illustrer par quelques exemples l’état d’esprit dans lequel la biophysique aborde l’étude de la matière vivante. Ceux-ci donnent d’ailleurs peut-être une fausse impression par leur particularisme. Car la préoccupation majeure du biophysicien moderne, comme celle de ses ancêtres des siècles passés, est toujours de rechercher le général et l’universel dans le particulier. Le biophysicien qui étudie le mouvement relatif de deux atomes de carbone consécutifs dans une chaîne polypeptidique qui en contient mille a pour motivation profonde d’accéder à la compréhension d’un mécanisme et d’une structure tout à fait générale dans la matière vivante. Cet état d’esprit se marque par l’appel systématique que le biophysicien fait à l’outil théorique et à sa contrepartie, le modèle . Certes, le temps n’est plus, comme au XVIIe siècle ou au XVIIIe siècle, où l’être vivant était modélisé sous forme de machine mécanique, par une analogie aussi superficielle que l’était l’état des connaissances biologiques à cette époque. Le biophysicien sait aujourd’hui que l’utilisation d’une théorie, aussi puissante et universelle soit-elle, ne peut être efficace que grâce à une connaissance analytique approfondie du système vivant auquel on l’applique. Les modèles, tant théoriques qu’expérimentaux, sont construits à partir de cette connaissance et permettent la patiente reconstruction des phénomènes vitaux à partir des phénomènes plus élémentaires. Dans cette tâche, la biophysique moderne se trouve puissamment secondée par les découvertes de la thermodynamique, ainsi que des mathématiques dont une branche a pris le nom de biomathématique. Par cet aspect de son activité, la biophysique, par-delà ses préoccupations spécifiques, prend le caractère d’une discipline carrefour où se rencontrent les points de vue les plus divers de la recherche en biologie.
biophysique [ bjofizik ] n. f. et adj. ♦ Étude des domaines de la biologie à l'aide des modèles et des méthodes de la physique. Adj. L'exploration biophysique des tissus mous par RMN. ⇒ biochimie, vx biomécanique. — N. BIOPHYSICIEN, IENNE .
● biophysique nom féminin Étude des processus de transformation de l'énergie dans les organismes (absorption ou production de lumière, de chaleur, production des sons, bioélectricité, etc.).
biophysique
n. f. BIOL Science biologique qui applique les méthodes et les techniques de la physique à l'étude des êtres vivants.
⇒BIOPHYSIQUE, adj. et subst. fém.
A.— Emploi adj. Qui concerne les aspects physiques des phénomènes biologiques. Les affinités biochimiques et biophysiques des tissus (ROUSSY ds F. Widal, G.-H. Roger, P.-J. Teissier, Nouv. traité de méd., fasc. 5, 1920-24, p. 424).
B.— Emploi subst. Partie de la biologie qui a pour objet les aspects physiques des phénomènes biologiques. Professeur de biophysique; service de biophysique moléculaire.
Prononc. :[]. Étymol. et Hist. 1920-24 adj., supra A. Empr. à l'angl. biophysics (1892 dans NED Suppl.) composé des éléments bio- et physics (cf. fr. bio- et physique).
biophysique [bjofizik] adj. et n. f.
ÉTYM. V. 1920; angl. biophysics, 1892, de bio-, et physics; de bio-, et physique.
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♦ Didactique.
1 Qui se rapporte aux phénomènes physiques de la biologie.
2 N. f. (1938, Garnier et Delamare). Étude des mécanismes biologiques au moyen des modèles et des techniques de la physique. ⇒ Biochimie, biomécanique (vx), bionique. || Biophysique moléculaire : partie de la physique moléculaire appliquée à la biologie.
➪ tableau Noms de sciences et d'activités à caractère scientifique.
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DÉR. Biophysicien.
Encyclopédie Universelle. 2012.