CONNAISSEURS
Un jugement sûr, fait pour une part d’intuition mais étayé par une culture artistique, un «œil» clairvoyant par nature, mais affiné par le contact quasi permanent avec les œuvres d’art, tels sont les armes, les traits distinctifs du connaisseur. Pour s’exercer et s’épanouir, sa faculté d’appréciation suppose une orientation délibérée vers tout ce qui touche aux arts, une ouverture spontanée à ce qui peut, en ce domaine, enrichir la connaissance, une attention constante et désintéressée aux œuvres d’art quelles qu’elles soient. Hors de la période ou du genre auquel il s’attache plus spécialement, le connaisseur doit garder son aptitude à réagir, à enregistrer, à juger. Cette disposition d’esprit lui permettra de dégager des critères nouveaux, d’atteindre à une objectivité plus grande dans son propre domaine, d’acquérir une expérience visuelle plus riche et plus nuancée, évitant ainsi les exclusives du spécialiste, les préjugés, les engouements ou les obsessions du collectionneur. Cette largeur d’esprit nécessaire donne au connaisseur un certain détachement par rapport à la possession même de l’objet qui l’intéresse. L’essentiel pour lui est d’avoir pu le contempler. Il est impatient de voir le plus d’œuvres possible, de les comparer, de les «assimiler», non de s’en assurer l’exclusivité. De même, il communique volontiers ce qu’il sait, il aime à expliquer ce qu’il a compris ou découvert. Il trouve naturel d’être consulté, d’être appelé à formuler un jugement. Cette attitude détermine un style de vie qui ne peut s’établir hors d’un certain climat social et culturel dont les conditions sont rarement réunies. Aussi l’âge des connaisseurs a-t-il été bref. Une très rapide évocation des différents milieux artistiques où les connaisseurs ont pu jouer un rôle permet de mieux définir ce qu’ils ont été, à côté des érudits, des critiques et des spécialistes, des amateurs et des collectionneurs.
Mécènes et collectionneurs à la Renaissance
Le terme de connaisseur appartient d’abord au vocabulaire de la vénerie. Il en est ainsi aux XVe et XVIe siècles (Ronsard). À cette époque, il existait probablement des connaisseurs en matière d’art. Mais il serait hasardeux d’épiloguer sur leur personnalité ou leur influence. On sait assez précisément ce que fut le mécénat des princes, celui du duc de Berry par exemple, ou de René d’Anjou, celui des Médicis, du roi de Hongrie Mathias Corvin ou de l’empereur Maximilien. Les uns et les autres passaient des commandes aux peintres et aux sculpteurs, envoyaient à travers l’Europe des mandataires chargés de recueillir pour eux des pièces rares et de les renseigner sur les artistes en renom. Ils étaient guidés dans leurs achats par des conseillers éminents, mais ceux-ci semblent avoir été des experts, des spécialistes, plus que des connaisseurs. Cosme de Médicis consultait Niccolo Niccoli, possesseur lui-même d’un cabinet d’antiques réputé, ou Vespasiano da Bisticci, fameux libraire, qui lui procurait des manuscrits et fournissait également le duc d’Urbino, Federico Montefeltro. L’un et l’autre faisaient autorité, le premier surtout comme collectionneur, le second comme expert. Tel était probablement le cas du Véronais Felice Feliciano, ami de Mantegna, savant épigraphiste, imprimeur et... alchimiste. Leurs rapports personnels avec les grands amateurs du temps sont trop peu connus pour qu’on puisse déterminer dans quelle mesure leurs activités étaient dictées par des préoccupations professionnelles, scientifiques ou artistiques. En outre, pendant la Renaissance, l’importance attachée par les humanistes à la valeur historique et documentaire d’un objet réduisait l’intérêt porté à sa qualité purement esthétique, limitant ainsi la place et le rôle qui auraient pu être ceux du connaisseur. Cette orientation domine certainement la formation des collections d’antiques qui se multiplient à Padoue dans la seconde moitié du XVe siècle. Enfin, dans l’acharnement qu’apportaient les grands mécènes à rassembler les objets rares et précieux, à s’entourer d’artistes, à multiplier les commandes, il n’est pas toujours facile de discerner la part du despotisme et de l’attachement sincère, de l’ostentation et de l’intérêt spontané. On peut opposer par exemple à l’attitude de l’empereur Maximilien, autoritaire et chimérique, celle de Laurent de Médicis, dont les pierres gravées, les médailles, les antiques étaient admirés de tous, mais dont on s’accordait aussi à reconnaître le goût et le jugement en ce domaine; il reste que la passion du collectionneur, le faste du grand seigneur lui enlevaient sans doute le recul, l’objectivité désintéressée, la discrétion qui font le vrai connaisseur.
Amateurs et connaisseurs
Au XVIIe siècle, l’histoire de l’art élabore ses structures. Les ouvrages des historiens suscitent l’intérêt des gens épris de culture et celui des grands amateurs. Sans employer le terme, Carel van Mander dans son Livre de peinture (1604) évoque les connaisseurs, dont les avis font autorité et s’appliquent principalement à l’attribution des œuvres. En France, Roger de Piles publie en 1677 une Conversation sur la connaissance de la peinture et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux. Il reprend l’idée dans son Abrégé de la vie des peintres , en 1699, distinguant nettement «le curieux, qui se fait une idée d’un maître sur trois ou quatre tableaux qu’il aurait vu» et «le connaisseur, habile par ses talents, par ses réflexions et par sa longue expérience». Le terme est désormais consacré, la «fonction» existe. Elle s’exerce et s’épanouit dans le milieu raffiné des grands amateurs parisiens du XVIIIe siècle, dans le cercle privilégié du financier Crozat.
C’est là que s’affirme la personnalité de celui qui fut sans doute le type le plus accompli du connaisseur, Pierre-Jean Mariette. Dans ses lettres, dans son Abecedario , il évoque ses relations suivies avec le comte de Caylus, archéologue, graveur, expert en antiques, avec Jean de Julienne, le graveur de Watteau, éminent collectionneur de dessins et de peintures, grand amateur aussi de porcelaines de Chine, avec l’abbé de Marolles enfin, traducteur de Vasari, et qui fut, dit-il, «le connaisseur le plus judicieux et le plus éclairé de son siècle». Cette clarté de jugement, cette intelligence intuitive ont été aussi les traits dominants de Mariette, qui allait acquérir peu à peu une autorité incontestée, non seulement dans le domaine de la gravure et du dessin – dont il réunit une admirable collection –, mais aussi «dans toutes les matières du ressort des arts». Il entretient une correspondance suivie avec ses homologues étrangers, Zanetti à Venise, Gaburri à Florence, Heineken à Dresde. Il rédige, entre autres, le catalogue des pierres gravées et des 19 000 dessins de la collection Crozat, dont la publication en 1741 fera date et qui servira de modèle à tous les catalogues de collections édités jusqu’à la fin du siècle. Comme pour la plupart des vrais connaisseurs, le dessin constitue pour lui un domaine privilégié: il y voit, à juste titre, l’élément indispensable à la connaissance réelle d’un artiste, peintre ou sculpteur. À la fin de sa vie toutefois, sa passion de collectionneur semble lui avoir enlevé quelque peu la sérénité du parfait connaisseur qu’il avait été.
Après lui, le terme est si précisément explicité que les Anglais l’empruntent au français sans le traduire: le connoisseur , la connoisseurship deviennent des institutions britanniques et c’est de l’autre côté de la Manche que les mots garderont leur sens plein, alors qu’ils n’ont plus aujourd’hui d’équivalent exact en français. Le personnage est dès lors si bien défini, si caractéristique dans son comportement, qu’il excite la verve des caricaturistes, des atrabilaires et des artistes au XVIIIe siècle, Hogarth en l’occurrence: celui-ci en effet publie dans un quotidien une satire subtile, montrant l’amateur dérouté par un jugement «autorisé», et péremptoire, sur un tableau peu attrayant et passablement noirci.
Connaisseurs, historiens et critiques
Hogarth dénonçait les procédés des faux connaisseurs. Leur prolifération au XIXe siècle va susciter une évolution dans l’attitude des experts authentiques. «La connoisseurship en peinture est devenue une technique sérieuse et, soumettant ses verdicts à des règles intelligibles, elle s’additionne volontiers de quelque philosophie» (E. Wind). Plus que l’intuition, que la réaction spontanée, ce sont les critères codifiés qui deviennent les bases de la connaissance, en réponse aux critiques dénonçant le côté «inspiré», oraculeux, des jugements sans appel émis par les autorités plus ou moins reconnues. Cette mutation, qui devait entraîner la disparition du connaisseur à l’état pur, est l’œuvre de l’un des plus remarquables d’entre eux, l’Italien Giovanni Morelli (1816-1891). Pour démystifier le rôle de l’arbitre suprême, prononçant avec assurance des attributions devant lesquelles il faut s’incliner, Morelli met au point et publie sous forme de dialogues une méthode très précise fondant les attributions sur l’analyse des détails, des accessoires – le dessin d’une main, d’une oreille – qui semblent secondaires et pour cela échappent à l’attention des faussaires ou des imitateurs, mais révèlent directement l’«écriture» du maître. De là, pour Morelli et pour beaucoup de ceux qui l’ont suivi, l’importance attachée au dessin, à l’esquisse, à la «touche authentique», avec cette conséquence que le connaisseur, «cultivant le «fragment pur», transforme l’art tout entier en musique de chambre à usage intime».
Au XIXe siècle, morelliens ou non, les connaisseurs sont de plus en plus influencés, souvent inconsciemment, par les méthodes, les philosophies, les théories esthétiques dont la diffusion s’accélère grâce à l’édition et au développement de la critique d’art. À côté des collectionneurs et des historiens d’art, il y a, certes, d’authentiques connaisseurs. C’est le cas, pour ne citer qu’eux, des frères Goncourt. Peut-être parce qu’ils s’attachèrent précisément au XVIIIe siècle, qui fut, par excellence, le siècle des connaisseurs, ils ont été en mesure d’acquérir cette familiarité, cette compréhension profonde de l’œuvre d’art. Il y en eut d’autres, mais la spécialisation obligatoire, la vulgarisation de la culture en même temps que son cloisonnement, les surenchères de l’érudition leur ont laissé peu de place.
Aujourd’hui, l’abolition des distances, la perfection des moyens de reproduction, la prolifération des publications sur l’art mettent à la portée de chacun tous les éléments d’une culture visuelle dont un Mariette n’aurait pu imaginer l’étendue. Mais cette exploration extensive peut devenir aussi un obstacle à la véritable connaissance, à la réflexion attentive, en même temps que les procédés scientifiques, aux verdicts inéluctables, risquent de faire paraître inutile et vain le libre exercice du «coup d’œil», de l’analyse personnelle. Pourtant, dans ce foisonnement désordonné, et au-delà du seuil où la science peut se prononcer, le dernier mot revient au connaisseur, qui sait garder son autonomie de pensée, assimiler et dominer les apports de la technique, sans se laisser asservir ni influencer par eux.
Encyclopédie Universelle. 2012.