CONQUISTADORES
Les conquistadores sont les conquérants par excellence, c’est-à-dire les quelques milliers d’hommes qui ont donné à l’Espagne son empire américain. Ils n’ont pas usurpé leur renommée: entre la découverte du Pacifique par Balboa (1513) et le triomphe de Pizarro au Pérou (1535), il ne leur a pas fallu un quart de siècle pour accomplir les conquêtes décisives. Avec les moyens singulièrement limités de leur époque – des navires de faible tonnage, quelques chevaux, de rares canons et plus d’armes blanches que d’arquebuses –, des bandes d’aventuriers opérant pour leur compte ont vaincu et détruit des empires indigènes parvenus à un très haut degré d’organisation et de puissance et surmonté de formidables obstacles naturels.
Mais les conquistadores sont peut-être plus célèbres que connus, en dépit, ou à cause, de quatre siècles de polémiques. L’historiographie conservatrice espagnole les idéalise en paladins de la croisade outre-mer, tandis que les pamphlets des adversaires de l’Espagne en font des soudards assoiffés de sang et de pillage. Il convient de tenir compte des réalités sociales du XVIe siècle pour ramener aux dimensions du réel une image déformée par les mythes antagonistes de l’épopée chevaleresque et de la légende noire. Il ne faut pas non plus que le destin exceptionnel des chefs fasse oublier le plus grand nombre: pour quelques capitaines heureux à qui l’aventure rapporta des titres de noblesse et de grasses seigneuries, les malchanceux furent légion qui moururent de faim ou d’épuisement dans la steppe et la forêt ou périrent sous les flèches des Indiens de Floride et du Venezuela, ou sous le couteau d’obsidienne des sacrificateurs aztèques. D’autres se retrouvèrent les mains vides après dix ou vingt ans de campagnes. C’est pourtant cette piétaille qui a porté le poids de l’entreprise, comme le rappelle avec orgueil Bernal Díaz del Castillo, qui fut un de ces soldats du rang, dans son Histoire véridique de la Conquête de la Nouvelle-Espagne , répondant à la chronique de Gómara, qui exaltait avant tout le rôle personnel de Cortés.
Origines des conquistadores
Les conquistadores viennent en majorité des régions pauvres d’Espagne, celles qui, faute de pouvoir nourrir un excédent d’hommes, ont toujours fourni des émigrants et des soldats: Estrémadure (Cortés, les Pizarro, Balboa, Alvarado, Hernando de Soto, Valdivia, Orellana), Castille (Pedrarias Dávila, Ordás, Coronado, Ojeda, Bernal Diaz, Almagro, Nuño de Guzmán); beaucoup d’Andalous aussi (Núñez Cabeza de Vaca, Diaz de Solis, Ponce de León, Olid, Belalcázar) et de Basques (Elcano, Urdaneta, Garay, Legazpi, les Oñate et les Ibarra). Mais des étrangers de toute provenance se mêlent aux Espagnols: Portugais, Juifs convertis ou conversos , aventuriers italiens, flamands ou français. Les relations étroites qui liaient à Charles Quint la banque des Welser ont même permis à quelques Allemands de jouer dans la conquête un rôle de premier plan: ainsi Nicolas Federman au Venezuela et Ulrich Schmidel au Río de la Plata.
Les origines sociales des conquistadores ne sont pas moins variées. Beaucoup se donnaient pour d’authentiques hidalgos : de fait, si la grande aristocratie ne participe guère aux premières expéditions, bon nombre de cadets de petite noblesse partirent chercher fortune aux Indes. La plupart sont pourtant d’extraction modeste et souvent populaire: paysans pauvres attirés par le mirage de Séville, soldats en rupture d’engagement, orphelins ou enfants trouvés, tôt jetés dans une vie de vagabondage, comme Almagro, ou héritiers d’honorables familles en quête d’une fortune rapide, tel Bernal Diaz, fils d’un regidor de Medina del Campo. Ce sont le plus souvent des hommes jeunes: Alvarado a vingt-cinq ans quand il passe aux Indes, Bernal Diaz et Cortés, dix-neuf. D’autres, qui ont combattu en Italie (Pizarro, Valdivia) ou en Afrique avant d’aller courir leur chance au Nouveau Monde, font figure de vétérans. Les uns ont quitté Séville dans l’escadre du capitaine qui les a recrutés; d’autres parmi la suite de quelque gouverneur royal dont ils attendent encomiendas (droit de bénéficier des corvées et du tribut fournis par les Indiens) ou prébendes administratives. Si ces ambitions sont déçues, ou s’ils se lassent d’une vie paisible de colon, ils mettent de nouvelles espérances dans une expédition qui promet gloire et richesse.
Mobiles d’une conquête
Un des traits les plus constants des conquistadores a été en effet leur obstination à relancer la chance. Bernal Diaz s’est battu au Mexique pendant près de dix ans: expéditions d’Hernández de Córdoba, de Grijalva et de Cortés, siège de Mexico, campagnes de Coatzacoalcos, du Chiapas et du Honduras. Les capitaines eux-mêmes, pourtant mieux récompensés que ce simple soldat, n’agissent pas autrement, Cortés tout le premier. Pedro de Alvarado prend part à toutes les campagnes du Mexique, puis conquiert pour son compte le Guatemala; il conduit ensuite une escadre au Pérou et va disputer à Almagro et Belalcázar la conquête de Quito. Il entreprend enfin d’explorer les côtes américaines du Pacifique et projette d’atteindre les Moluques, avant de se faire tuer en réprimant la révolte des Indiens de Nouvelle-Galice (1541). Autre incorrigible coureur d’aventures: Alvar Núñez Cabeza de Vaca: parti à la conquête de la Floride (1528), avec Narváez, il fut l’un des quatre survivants (sur 400 hommes!) de cette désastreuse expédition. Après avoir vécu huit ans parmi les tribus indiennes de la Prairie et traversé d’est en ouest tout le continent nord-américain, il réussit à atteindre, sur le Pacifique, la ville espagnole de Culiacan... et n’eut de cesse qu’il repartît pour le Río de la Plata et le Paraguay. Même persévérance chez Diego de Ordás, ce compagnon de Cortés, qui abandonna ses riches encomiendas du Mexique pour aller perdre vie et fortune à la conquête de l’Orénoque, ou chez Francisco de Orellana, l’un des conquérants du Pérou, qui descendit l’Amazone des Andes à la mer et revint mourir sur ce fleuve en prétendant occuper le pays.
Cette instabilité est quasi générale chez les conquérants de la première génération, qui semblent avoir emprunté à Charles Quint le «plus ultra» de sa devise. On ne compte plus les villes qui se dépeuplent à peine fondées, parce que leurs vecinos cèdent à l’attrait d’une nouvelle aventure: la découverte du Pérou faillit vider le Mexique et le Darién de leur population espagnole.
Que poursuivaient ainsi les conquérants au prix de tant de peines? La richesse sans doute: les trésors obtenus par Cortés et Pizarro ne pouvaient qu’enflammer les convoitises. Mais autant que par la fièvre de l’or, les conquérants ont été poussés par l’ambition d’accéder à une vie aristocratique: vivre noblement en «seigneurs» de vassaux indiens, après avoir gagné de l’honneur (honra ) à la pointe de l’épée et obtenu du roi des armoiries rappelant leurs services, semble avoir été une de leurs constantes aspirations, avec la conscience de participer à une entreprise extraordinaire, qui égale et surpasse les exploits des héros de l’Antiquité ou des chevaliers de la Reconquête.
D’autres facteurs ont joué aussi: le moindre n’est pas la puissance d’attraction de certains mythes, popularisés par les romans de chevalerie. Ainsi celui de la fontaine de Jouvence, que l’on cherchait en Floride, ou celui des Amazones, que l’on situait dans l’île de Californie, près du Paradis terrestre. La toponymie américaine en porte encore la marque. La conquête finit par créer elle-même ses propres mirages, comme le mythe de l’Eldorado, obstinément poursuivi par tant d’expéditions dans les jungles de l’Orénoque, ou celui des sept cités de Cibola, qui entraîna Coronado jusqu’au cœur de la grande Prairie américaine. L’illusion a ainsi été un des mobiles de la marche en avant. Les esprits les plus rassis y ont parfois cédé: c’est pour le compte du vice-roi Antonio de Mendoza que Coronado part à la recherche de Cibola et, vers 1560 encore, le licencié Zorita, déjà âgé et à moitié infirme, rêve d’entreprendre la conquête du Nouveau-Mexique.
Il est douteux en revanche que l’idéal religieux et l’esprit de croisade aient joué dans l’histoire de la conquête le rôle qu’on leur attribue parfois. Non que les conquistadores n’aient été animés, comme tous les Espagnols de leur temps, d’une foi sincère et ardente, dont certaines manifestations nous surprennent quelquefois: ainsi le baptême d’Atahualpa avant l’assassinat judiciaire dont il fut victime; ou celui des Indiennes que les conquérants prenaient ensuite pour concubines. Cortés, Pizarro et bien d’autres ont brisé des idoles, planté des croix, demandé l’envoi de missionnaires. Mais l’évangélisation des nouveaux gentils n’a jamais été le principal motif des expéditions, même si l’on admet que les rois d’Espagne ont pris au sérieux les obligations de conscience que leur créait la donation pontificale des Indes. Les victoires des conquistadores n’ont fait que rendre possible la «conquête spirituelle» de l’Amérique, dans la mesure où elles ont ouvert la voie à l’œuvre évangélisatrice des religieux.
Une entreprise individuelle
L’action des conquérants n’obéit d’ailleurs pas à un dessein de l’État. Elle est le fait de multiples initiatives particulières aux formes très variées. Une bande d’aventuriers peut ainsi mettre en commun de maigres ressources, en s’endettant pour l’achat d’un navire, dans l’espoir d’aller razzier de l’or et des esclaves: ces entradas (pénétrations) ou cabalgadas (chevauchées), fréquentes dans l’isthme de Panamá et sur les côtes de Terre-Ferme, ont donné lieu à de terribles excès envers les populations indigènes. De plus amples entreprises visent à conquérir et à coloniser une province: l’ambitieux qui en prend l’initiative est titulaire d’une capitulación royale qui lui en assure l’exclusivité. Mais c’est à lui de financer l’expédition: bien qu’il y engage sa propre fortune et y associe ses hommes, qui servent sans solde et s’équipent à leurs frais, il lui faut aussi faire appel à un riche bailleur de fonds, banquier italien ou sévillan, haut fonctionnaire des Indes. Diego Velázquez et Pedrarias Dávila ont ainsi financé la conquête du Mexique et du Nicaragua, et le licencié Gaspar de Espinosa, à la fois magistrat, commerçant et grand propriétaire, l’expédition de Pizarro et d’Almagro au Pérou. Le cas limite est celui du Venezuela, dont la conquête et l’exploitation sont concédées à la firme allemande des Welser.
Bien des épisodes de la conquête trouvent leur origine dans son caractère d’entreprise privée. Associés plus que subordonnés à leur chef au sein de la bande (hueste ou ost ), les hommes d’armes font preuve d’un redoutable esprit d’indiscipline. L’autorité d’un capitaine tient à son prestige personnel, à son habileté, à sa chance aussi et au succès de ses entreprises. Chaque lieutenant est tenté de se rendre indépendant: Cortés se rebelle contre Velázquez, Olid contre Cortés, Federman outrepasse les instructions des Welser. Les incertitudes géographiques des capitulaciones se conjuguent avec les rivalités individuelles pour provoquer de sanglants conflits: Pedrarias fait exécuter Balboa, Almagro conteste à Pizarro la domination du Cuzco; Garay et Cortés se disputent la possession du Panuco, Ordás et les colons de Cubagua celle de l’Orient vénézuélien; Jiménez de Quesada, Federman et Belalcázar, dont les troupes se rencontrent sur le haut plateau de Bogota, prétendent tous trois au gouvernement de la Nouvelle-Grenade.
Les conquistadores ne montrent pas moins d’indépendance à l’égard de la Couronne, malgré leurs protestations de loyalisme: l’éloignement et la lenteur des communications leur permettent de faire bon marché des ordres qui lèsent leurs intérêts. Cortés et Pizarro distribuent des encomiendas à leurs hommes, en contradiction avec les instructions royales. Et lorsque Charles Quint, inspiré par Las Casas, ordonne la suppression progressive des encomiendas , ces Leyes Nuevas sont accueillies en Amérique (1543-1544) par de violentes protestations qui dégénèrent au Pérou en insurrection ouverte: le vice-roi est vaincu et tué au cours d’une bataille rangée et les révoltés prétendent ériger le Pérou en royaume indépendant.
L’enracinement
Si les conquistadores ont attaché tant de prix à la possession des encomiendas , c’est qu’elles représentent le seul véritable bénéfice qu’ils aient tiré de la conquête. Leur part de butin avait toujours été au-dessous de leurs espérances, ou dissipée aussitôt que gagnée: on dit que Mancio Sierra de Leguizamo, à qui échut pour lot le soleil d’or du temple du Cuzco, le perdit au jeu le soir même. L’obligation de résidence faite aux encomenderos et le contrôle de plus en plus étroit de l’administration royale sur les expéditions contribuèrent à fixer peu à peu les conquistadores dans les nouvelles villes d’Amérique. Les plus avisés d’entre eux, à l’exemple de Cortés, employèrent «leurs» Indiens à de fructueuses affaires: mines, élevage, commerce des produits du tribut, ou obtinrent de la Couronne des charges publiques et des pensions. Mariés à des Espagnoles ou à des femmes du pays, ils se transforment progressivement en colons (pobladores ) et, s’ils gardent leur prestige au sein d’une population blanche toujours plus nombreuse, ils perdent leur primauté politique initiale au profit de la bureaucratie royale. Mais ils s’étaient définitivement enracinés dans les terres qu’ils avaient conquises et c’est à juste titre qu’on les considère comme les fondateurs des nouvelles sociétés créoles et métisses des Indes de Castille.
On se dispensera de porter ici un jugement moral sur les conquistadores: c’est aussi vain que traditionnel. Ils ont conquis l’Amérique au prix de terribles violences et précipité la chute de civilisations dont nous mesurons aujourd’hui la grandeur. Leur époque était telle qu’ils ne pouvaient concevoir d’autre forme de contact avec un monde aussi radicalement étranger au leur: en cela, ils ont été les instruments inconscients d’un destin historique qui les dépassait.
● conquistador, conquistadores ou conquistadors nom masculin (espagnol conquistador, conquérant) Nom donné aux Espagnols qui réalisèrent la découverte, la conquête et la colonisation de l'Amérique.
Encyclopédie Universelle. 2012.