FORTIFICATIONS
Le mot «fortification» apparaît au XIVe siècle. C’est un latinisme, emprunté au bas latin fortificare , fortificatio , dont la racine est fortis et qui signifie, d’une part, action de fortifier et, de l’autre, ouvrage défensif.
Il n’y a, pour une cité, de meilleurs remparts que la poitrine de ses défenseurs, a affirmé Lycurgue (IVe siècle av. J.-C.). Pourtant, avant et après Lycurgue, et même sur son ordre, on a construit des remparts. En effet, si la fortification est l’ensemble des travaux qui permettent d’accroître les possibilités de combat et de résistance des défenseurs, puisque la guerre apparaît comme un phénomène régulier, sinon permanent, le besoin de dissuader un éventuel agresseur ou de se protéger contre ses attaques s’est toujours fait sentir. La fortification est, pour un groupe humain, ce qu’est le bouclier ou la cuirasse pour un individu.
À l’inverse de la fortification de campagne – organisation défensive du terrain qui naît au rythme des opérations –, la fortification permanente construite en temps de paix est, par définition, conçue pour durer. Une rapide chronologie prouve que si elle a pu, pendant des siècles, satisfaire à ce besoin de longévité sans connaître de mutations brutales, imposées par l’évolution de l’art de la guerre et de l’armement, elle s’adapte très difficilement – toujours par définition – à l’accélération du progrès technique. Nécessitant de longs et coûteux travaux, elle a été, depuis cent ans, souvent déclassée techniquement dès son achèvement ou n’a pas répondu aux conceptions tactiques et stratégiques nées entre-temps. Le rapport coût-efficacité apparaît alors si négatif que la question est posée: la fortification appartient-elle au passé? ou a-t-elle seulement changé de nature?
1. Fortification et technique
Les murailles (de l’Antiquité au XVe siècle)
L’homme a toujours éprouvé le besoin de dresser un obstacle entre lui et une quelconque menace: les sociétés primitives se réfugient derrière un fossé, des abattis, des pieux fichés en terre. L’obstacle est alors passif; pour être efficace, il doit être renforcé par une défense active, mais protégée. Fortifier, c’est combiner l’obstacle et le couvert que réclament les défenseurs.
Pendant des siècles, l’obstacle est essentiellement une muraille dont la hauteur doit décourager l’escalade et s’opposer aux projectiles des armes de jet (arcs, frondes, puis balistes). Précédée ou non d’un fossé, cette muraille est rapidement complétée par un parapet d’où la défense doit pouvoir être menée en sécurité. Elle peut être construite en appareil cyclopéen, à l’aide d’énormes blocs entassés: les Achéens bâtissent à Mycènes des murailles de six mètres d’épaisseur; les Incas construisent, dans le nid d’aigle de Saxahuaman, une forteresse à trois remparts ordonnés en hauteur, constitués de blocs géants de granit s’adaptant étroitement les uns aux autres sans mortier. Là où la pierre est rare, comme en Mésopotamie ou en Égypte, les murs sont en brique crue (le soubassement seul étant en brique cuite ou en pierre) ou en terre pilonnée comprise entre deux revêtements de briques cuites, cimentées, selon Hérodote, avec du bitume.
Le parapet qui couronne le mur est crénelé afin de permettre aux défenseurs de tirer sur les assaillants sans s’exposer eux-mêmes. Mais, si les attaquants parviennent au pied du rempart, ils ne peuvent être atteints que si le défenseur se penche en dehors du créneau et devient donc vulnérable. Ce problème du flanquement et de l’élimination de l’angle mort a et du secteur privé de projectiles b (fig. 1) fut résolu soit par la construction de tours flanquantes, soit par le remplacement, dans le tracé de l’enceinte, des fronts rectilignes par des fronts de ligne brisée, soit par des hourds (charpentes établies en surplomb des créneaux).
Les Assyriens, experts en fortification comme en poliorcétique, emploient ces solutions. Leurs techniques se diffusent dans le bassin méditerranéen par l’intermédiaire de Tyr, de Carthage et de Syracuse. Carthage édifie, du côté de la terre, un triple obstacle. L’enceinte principale, au plus près de la cité, est garantie d’un grand nombre de tours flanquantes et a deux étages aménagés dans leur épaisseur (écuries et casemates à meurtrières); une seconde enceinte, moins haute, est précédée d’un large fossé qui protège un talus palissadé.
À Syracuse, tout en développant la poliorcétique (les catapultes ont une portée de trois cents mètres), Denys l’Ancien fait du fort d’Euryalos le chef-d’oeuvre de l’architecture militaire grecque, avec ses tranchées creusées dans le roc et ses galeries souterraines qui permettent les sorties des défenseurs (env. 400 avant J.-C.).
À l’époque d’Alexandre et de ses successeurs, des sièges célèbres témoignent du talent des ingénieurs tant dans l’attaque que dans la défense: Tyr, barricadée dans son îlot fortifié, résiste six mois à Alexandre avant de succomber (332 av. J.-C.), mais Démétrios Poliorcète, malgré son surnom, malgré les énormes machines de siège qu’il fait construire (dont une hélépole haute de quarante-quatre mètres, tour d’assaut roulante poussée par trois cents hommes), ne peut s’emparer de Rhodes (305-304 av. J.-C.). Les armes de jet n’évoluent plus de façon sensible; l’architecture militaire grecque, à son apogée, devient prédominante dans le bassin méditerranéen.
Les récentes fouilles de Marseille ont mis au jour le tracé savant de la fortification de Massilia, d’origine hellénistique: tours constituées de blocs de calcaire unis, sans liant, par une taille précise, reliées entre elles par des courtines à décrochement, possédant des embrasures de tir et protégées par un avant-mur en ligne brisée, avec des poternes obliques permettant les sorties des défenseurs.
Bien que l’influence hellénique s’exerce sur la fortification romaine, Rome, lors de son expansion, fait appel aux ressources de la fortification de campagne, en terre et en bois. En pays ennemi ou aux frontières, les camps romains se protègent par un fossé généralement triangulaire dont les terres rejetées forment rempart (agger ), couronné d’une palissade en bois (vallum ) haute de quatre pieds.
Quand la puissance romaine décline, l’intérêt se porte à nouveau sur la fortification permanente. Pour mettre Rome à l’abri d’une incursion des Barbares, Aurélien décide, en 271 après J.-C., la construction d’une enceinte fortifiée qui demeure un des spécimens remarquables de l’architecture romaine, mais dont la longueur (dix-huit kilomètres) exigeait une garnison remarquable.
De même, au Ve siècle, Théodose II entoure Constantinople d’une triple ligne de défense, plus réduite (six kilomètres), composée d’un large fossé et de deux enceintes hautes respectivement de huit et de quinze mètres. Ainsi fortifiée, et si l’on excepte la prise de la ville par les croisés en 1204, la place résista pendant mille ans.
Ce millénaire, qui va de la chute de Rome à celle de Constantinople (1453), constitue pour l’armement une période d’extrême stagnation. Aussi l’architecture militaire évoluera-t-elle peu. Mais les fortifications vont se multiplier, soit autour des villes, soit sous la forme de châteaux forts, par suite de l’insécurité permanente et de l’émiettement de l’autorité en Occident. Les châteaux s’établissent sur des points élevés, difficilement accessibles, décourageant l’escalade ou l’approche des chats-chasteils ou beffrois, tels Murol en Auvergne, Radicofani aux portes de Toscane, plantés sur des cônes basaltiques, ou les kraks des chevaliers en Syrie et Palestine. Le flanquement vertical est désormais systématique grâce aux mâchicoulis et un grand soin est apporté au développement de la défense en chicanes à l’intérieur de la première enceinte, par des coupures entre tours et murailles, par la multiplication des cours (lices) dominées par des enceintes et enfin par le renforcement du donjon, dernier refuge d’un combat avant tout individuel et où l’artillerie d’attaque semble jouer un rôle modeste.
Les profils terrassés
L’introduction de la poudre en Occident n’entraîne pas de changements immédiats dans l’architecture militaire. Les boulets de pierre que lancent les premières bouches à feu n’entament pas l’escarpe d’Orléans (1428), n’ébrèchent que légèrement celle de Constantinople (1453). Mais le boulet de fonte triomphe de toutes les fortifications existantes. L’artillerie de Charles VIII en fait une brutale démonstration pendant la campagne d’Italie (1493). Les ingénieurs italiens, ainsi qu’Albert Dürer en Allemagne, sont convaincus de la nécessité d’innover.
Deux problèmes majeurs se sont alors présentés: comment donner aux murailles une cohésion suffisante qui leur permette de résister aux vibrations et aux effets de dislocation produits par les boulets en métal? Comment utiliser les bouches à feu pour la défense des places? Progressivement, une nouvelle conception s’élabore: tours et murailles s’abaissent, les fossés s’approfondissent; les terres provenant des fouilles sont utilisées pour «remparer» les murs, c’est-à-dire les renforcer; le diamètre des tours s’accroît afin que la plate-forme supérieure puisse recevoir désormais les bouches à feu. Mais l’approfondissement du fossé et l’éloignement de la crête de feu, consécutif à l’élargissement du rempart, laissent en angle mort la plus grande partie du fossé. À nouveau se pose, et de manière aiguë, la question du flanquement. Les ingénieurs italiens (dont Léonard de Vinci) y répondent au XVIe siècle par le tracé bastionné , le seul à remplir les conditions d’un flanquement complet (fig. 2).
Le tracé bastionné est pour la première fois adopté avec talent par l’Italien Paciotto à Turin, à Cambrai et surtout à Anvers (1567), où courtines et bastions s’assurent une protection réciproque et où se trouvent conciliées les nécessités militaires et l’adaptation au terrain. Des écoles nationales naissent simultanément: en Espagne, avec P. Navarre et les ingénieurs qui fortifient Thionville, Oran, Lerida, Barcelone; en Hollande, avec S. Stevin, expert en architecture hydraulique, qui enrichit l’art défensif de la ressource des manœuvres d’eau; en Allemagne, avec D. Speckle (1538-1589), qui travaille à Haguenau, Ulm, Bâle. Le premier traité de fortification rédigé en français ne date que de 1594 (Jean Erard). C’est au XVIIe siècle que s’affirme l’école française avec le chevalier de Ville, le comte de Pagan, puis le maréchal de Vauban (1633-1707).
Quand ce dernier assume, de fait à partir de 1668, auprès de Louvois, les fonctions de Commissaire général des fortifications, la supériorité de la fortification bastionnée est déjà fort peu contestée, quoique le grand rival de Vauban, le Hollandais M. Coehorn, ait eu l’idée de combiner le tracé bastionné et le tracé tenaillé. Vauban, sans systématisation, en s’adaptant chaque fois au terrain, porte cette technique à un haut point de perfection. Mais il est aussi un artilleur de talent et un théoricien comme un praticien exceptionnel de l’attaque des places. Il définit les règles de l’investissement, de l’approche par sapes et mines; il précise le rôle de l’artillerie, qui prend d’enfilade toutes les faces de la fortification ou qui, par le tir à ricochet, écrase l’artillerie et les troupes de la défense. Passant à l’exécution, Vauban rompt l’équilibre entre l’attaque et la défense au profit de la première. Lucide, il cherche la parade à cette crise qu’il a lui-même provoquée, en tentant de donner de la profondeur à la défense des places dotées d’une seule enceinte: c’est ce qu’il est convenu d’appeler les deuxième et troisième manières de Vauban, qu’illustrent les villes de Landau et Neuf-Brisach avec leur enceinte de sûreté, contenant l’artillerie postée à ciel ouvert sur les tours bastionnées, et leur enceinte de combat, à l’extérieur, avec les bastions détachés.
Le grand renom de Vauban rejaillit sur l’école française pendant tout le XVIIIe siècle, et des tracés bastionnés apparaissent en Turquie, au Siam, en Annam. Mais le marquis de Montalembert (1714-1800) déclenche contre ces méthodes une vigoureuse offensive: ses théories (fortification perpendiculaire et polygonale), très contestées en France, reçoivent leur application en Allemagne au XIXe siècle. Montalembert constate que l’enceinte est située trop près des habitations pour les mettre à l’abri de l’artillerie assiégeante, que cette enceinte sans profondeur est trop vulnérable à la dite artillerie et que les bouches à feu, dispersées sur les remparts, sont trop exposées. Il élabore alors le projet de fortification du port de Cherbourg (1778): une enceinte de sûreté aux abords de la place, puis, à quelques kilomètres à l’extérieur, une ligne de défense constituée par des forts détachés se flanquant mutuellement, où sont concentrés, à l’abri, tous les moyens de défense, dont l’artillerie. Ces forts, au tracé polygonal, ont leur flanquement assuré par des caponnières, situées dans les fossés. Ainsi, convaincu du rôle de l’artillerie dans la défense et de la nécessité de la protéger, Montalembert adopte exclusivement les pièces casematées, confiant dans la solidité des maçonneries face à l’artillerie de l’époque.
Mais quand l’évolution de l’armement permit d’obtenir des portées plus longues et une plus grande précision (le coup d’embrasure) des pièces d’artillerie, il apparut nécessaire de repousser à des distances toujours croissantes les forces assiégeantes et d’édifier aussi de véritables places à forts détachés. Le général prussien Ernst von Aster entoure Coblence d’une ceinture de forts assurant à cette double tête de pont un camp retran-ché sur chaque rive du Rhin. De telles places se multiplient en Allemagne (Cologne, Mayence) et en Italie (Vérone). Les solutions techniques de Montalembert sont adoptées: fossés flanqués par des caponnières ou des flancs casematés à plusieurs étages de feu; artillerie dans des casemates qui résolvent de manière satisfaisante le problème de l’embrasure tant que n’est pas apparue l’artillerie rayée. Les ingénieurs français, en revanche, restent fidèles au tracé bastionné et à l’artillerie à ciel ouvert, mais empruntent à Montalembert l’idée de places à forts détachés (Lyon, 1830; Paris, 1840).
L’avènement de l’artillerie rayée (1859) affecte la fortification en raison de l’augmentation de la portée, de la puissance des projectiles et de leur précision; il devient nécessaire d’éloigner encore la ceinture des forts de la place, de défiler les maçonneries en vue (l’escarpe) ou de les remplacer par un talus de terre, de mieux protéger l’artillerie casematée contre le tir d’embrasure (début des casemates cuirassées en fer laminé: Shuman en Prusse, tourelles de H. A. Brialmont à Anvers). En France, les places à forts détachés, construits à partir de 1874, abandonnent le tracé bastionné au profit du tracé polygonal avec caponnières; les forts sont remplis de pièces d’artillerie, mais la grande masse des matériels reste à ciel ouvert, le problème du cuirassement n’ayant été que timidement abordé (tourelle en fonte dure Mougin).
La fortification cuirassée et enterrée (depuis 1885)
À peine terminés, ces forts sont techniquement périmés. Telle est la conséquence immédiate de la crise provoquée par l’apparition de l’obus à mélinite, dit obus-torpille , qui arase les fossés et détruit les abris. À cette brutale supériorité de l’attaque sur la défense, les ingénieurs doivent remédier en éliminant certaines vulnérabilités du tracé et en utilisant de nouveaux matériaux. Si le tracé polygonal est conservé, le mur d’escarpe est en revanche supprimé et remplacé par un talus en terre coulante; à la caponnière qui assurait le flanquement du fossé, succède le coffre de contre-escarpe soustrait aux tirs directs de l’artillerie d’attaque. D’autre part la maçonnerie est peu à peu abandonnée au profit du béton (1890), puis du béton armé. Simultanément, grâce aux progrès de la métallurgie, des aciers spéciaux (au chrome et nickel) permettent un cuirassement résistant. Les Allemands, fidèles à la fortification concentrée de Montalembert, réalisent des batteries cuirassées accolées aux forts; puis, à partir de 1893, ils organisent la Feste , sorte de fort à éléments dispersés: un observatoire et plusieurs batteries cuirassées, des ouvrages permanents d’infanterie, reliés entre eux par des communications souterraines, le tout ceint d’un réseau de fil de fer.
En France, si une tourelle à éclipse est mise au point (A. Galopin), l’artillerie reste en majorité répartie dans les intervalles entre les forts, couverte par une position d’infanterie elle-même protégée par un réseau de fil de fer et utilisant les nouvelles armes automatiques (mitrailleuses). Le siège de Port-Arthur (1905) souligne l’efficacité de cette défense rapprochée à base de feux d’infanterie, que les Japonais réduisent avec une très grande difficulté.
Au XXe siècle, la fortification est donc soumise à deux impératifs opposés: le retour aux sources et la recherche incessante du perfectionnement technique qu’exigent la multiplication des moyens d’attaque, leur portée, leur puissance et leur rapidité d’intervention.
Le retour aux sources, c’est le retour à la fortification légère de campagne; l’outil individuel, le trou, l’abri en rondins, les travaux de sape et mines jouent un rôle souvent déterminant: guerre de tranchées en 1914-1918, guerre de position en Corée à partir de 1951, boyaux creusés par les troupes du Viêt-minh à Diên Biên Phu (1954).
La recherche incessante du perfectionnement mène dans deux directions: le cuirassement et l’enfouissement. Les grands forts «palmés» de la ligne Maginot constituent de gigantesques organisations souterraines, à organes différenciés, où les galeries s’étagent jusqu’à quarante mètres de profondeur. Les casemates bétonnées assurent le flanquement; les cuirassements (tourelle à éclipse ou à coupole fixe) permettent les tirs frontaux. Il est admis en 1939, en Europe, qu’une dalle de béton de 3,50 m suffit à protéger les superstructures. Mais, cinq ans plus tard, une bombe de six tonnes traverse la carapace de béton de sept mètres d’épaisseur dont s’est couverte la base sous-marine de Lorient. Les façades des forts deviennent vulnérables aux avions en piqué, aux canons des chars ou aux canons antichars à obus de rupture. Les charges creuses trouent les blindages.
Quant à l’armement nucléaire, il pose à l’ingénieur de multiples problèmes: l’ébranlement sismique causé par la propagation des perturbations consécutives au creusement du cratère et au passage de l’onde de choc sur le sol, les effets de souffle et la pénétration de l’onde de choc par les ouvertures des abris qui provoque des surpressions dangereuses, le rayonnement thermique, la radioactivité, etc.
Aussi les ingénieurs militaires contemporains étudient-ils particulièrement le tracé des abris, l’emplacement et la disposition des ouvertures, l’aménagement des sas et des filtres, les procédés de ventilation et de climatisation, et aussi la protection contre les ébranlement sismiques par des systèmes de liaison élastique entre les parois extérieures et les installations, notamment dans les silos des missiles intercontinentaux de type Minuteman, très vulnérables à ces ébranlements du fait de leur hauteur.
Cette technique coûteuse a pour mission d’assurer la survie au voisinage de l’explosion, dans la mesure où les profondeurs exigées par l’enfouissement hors des zones de déformation plastique ne constituent pas un obstacle majeur.
2. Fortification et stratégie
La fortification n’est pas un but en soi, mais un moyen d’améliorer le terrain afin de favoriser la manœuvre de ses propres troupes et de contrarier celle de l’adversaire. Elle n’est qu’un moyen, parmi d’autres, mis à la disposition d’une stratégie, elle-même émanation d’une politique.
Obstacle continu et imperméabilité
En Égypte, les pharaons des IIIe et IVe dynasties, très pacifiques, ne visent aucune conquête et ne recherchent que la protection de leur domaine contre les nomades asiatiques. Aussi barrent-ils l’isthme de Suez et élèvent-ils des forts sur la route de Canaan. Leurs successeurs de la XIIe dynastie ferment le haut Nil, en amont de la deuxième cataracte, en transformant les falaises rocheuses en forteresses: c’est le mur dit de Sésostris (env. 1850 av. J.-C.).
Cette notion d’obstacle continu qui doit assurer l’imperméabilité d’une frontière persiste au cours des siècles. La grande muraille s’élève en Chine de 221 à 203 avant J.-C.; elle est reprise, en matériau solide, au XVe siècle et déroule sur des milliers de kilomètres un mur haut de seize mètres que couronne un chemin de ronde.
Le limes romain procède d’une conception défensive identique, quoique plus élaborée. C’est en Bretagne que son évolution est particulièrement caractéristique de l’adaptation de la fortification à la politique extérieure. Quand Agricola pénètre pour la première fois, en 79, en Calédonie (Écosse), il conserve le terrain conquis, y établit une ligne de forts dont la mission est double: couverture de la province méridionale, base d’expansion ultérieure vers le nord. À cette conception du limes ouvert, Hadrien substitue celle du limes fermé, consécration de sa politique défensive, et fait construire le mur d’Hadrien entre les mers du Nord et d’Irlande, à hauteur de la Tyne. C’est un mur continu, protégé par un fossé, doublé d’une rocade surveillée par des camps permanents (castella ) et de petits châteaux (burgi ). En Germanie, entre Rhin et Danube, le mur est remplacé par un fossé garni de palissade, doublé d’une route militaire qui est surveillée par des tours de guet et protégée par des forts, d’abord en terre, puis reconstruits en pierre sous Hadrien.
Bien des siècles plus tard, pendant les opérations en Algérie, de 1956 à 1962, une méthode analogue est employée pour la construction de barrages-frontières chargés de s’opposer aux infiltrations d’hommes et d’armement depuis la Tunisie ou le Maroc. Le barrage est un limes où la haie électrifiée, couverte par des champs de mines, remplace le talus palissadé, mais où subsistent les postes de surveillance et la rocade, que parcourt la «herse». Le renforcement quantitatif et qualitatif des unités qui se constituent au-delà des barrages va imposer à ceux-ci, à l’origine très linéaires, une profondeur qui se traduit par la multiplication des obstacles; il exige aussi un renforcement de la protection contre les mortiers et l’artillerie qui oblige à recourir à la fortification bétonnée. Légère fortification de campagne à ses débuts, évoluant peu à peu vers la fortification permanente, cette organisation défensive s’accompagne du radar qui permet soit de surveiller les vastes étendues désertiques du sud, soit de déceler les cheminements ou de localiser les départs des tirs de mortiers.
Quelques années auparavant, Hitler avait prétendu interdire tout débarquement anglo-saxon en Europe continentale en faisant édifier par l’organisation Todt le mur de l’Atlantique (Atlantikwall). Le manque de temps et de moyens en fit un mur discontinu, composé de très gros ouvrages bétonnés dans les ports, de blockhaus, de casemates d’artillerie et d’obstacles minés sur les parties jugées les plus vulnérables de la côte. Ce mur sans profondeur, écrasé par l’aviation en 1944, ne fit illusion que quelques heures, au seul endroit où les aviateurs alliés manquèrent l’objectif: Omaha-Beach (plage de la Manche entre Colleville et Vierville).
Systèmes fortifiés et manœuvre
À cette notion du mur qui reçoit une simple mission d’interdiction par la continuité de l’obstacle, s’oppose celle des systèmes fortifiés qui doivent se combiner à la manœuvre.
Au XVIIe siècle, les places fortes jouent un grand rôle dans la conduite des opérations, car, pour des armées lourdes et sans autonomie, aux évolutions lentes, elles constituent les magasins indispensables, bien situés stratégiquement, au carrefour des rares routes ou sur les canaux. Quand Vauban tisse les mailles du pré carré royal, il n’y enferme pas le royaume: ses places échelonnées en profondeur doivent freiner et dissocier l’adversaire, mais aussi constituer autant de bases de manœuvre – idée qui sera reprise ultérieurement par A. H. Jomini et Brialmont (les pivots stratégiques). Et si Napoléon construit sa manœuvre non pas en fonction des places existantes, mais plutôt des diverses possibilités de choix que lui offrent plusieurs lignes de communications, il n’en demande pas moins à des places fortifiées de jouer, sur ces itinéraires, le rôle de dépôts où hôpitaux, renforts et ravitaillement sont mis à l’abri.
Cette idée de fortification liée à la manœuvre est rarement mieux exprimée que dans les deux systèmes qu’élaborent parallèlement la France et l’Allemagne entre 1871 et 1914. La France, privée du Rhin, isolée diplomatiquement, entreprend de combler la brèche ouverte dans sa frontière de l’Est par un système fortifié, conçu et réalisé par le général Séré de Rivière à partir de 1874. Le principe consiste à grouper les places fortes, afin de couvrir une position centrale devant permettre la mobilisation, la concentration, puis les manœuvres du corps de bataille. Ainsi naît la conception des rideaux défensifs , sortes de barrages combinant la fortification et les obstacles naturels, et s’appuyant, à leurs ailes, sur des môles, places à forts détachés. Entre ces rideaux défensifs, sont délibérément laissées ouvertes à l’ennemi des trouées qui doivent éventuellement le canaliser: ainsi sont conçus le rideau des hauts de Meuse, épaulé à Verdun et Toul, et celui des monts Faucille entre Épinal et Belfort, tandis que sont consenties les trouèes de Stenay et de Charmes et qu’un réduit est constitué autour de Langres.
En Allemagne, à partir de 1893 (alliance franco-russe), le haut-commandement, convaincu de devoir mener la lutte sur deux fronts, suggère de passer d’abord à l’offensive à l’ouest. Au cours de l’élaboration des plans Schlieffen, les Festen qui constituent la région fortifiée de Metz-Thionville sont aménagées pour faire face à diverses missions: protéger le débouché d’une masse de manœuvre, constituer l’axe autour duquel pivoteront l’aile droite et le centre du dispositif allemand, interdire les débouchés français vers la Moselle ou en Alsace (par la bretelle Molsheim-Strasbourg dans ce dernier cas).
Dans le système Séré de Rivière comme dans la Feste de Metz, il y a cohérence entre la politique étrangère, la politique militaire et une de ses manifestations: la fortification. Dans un pays vaincu, isolé, tronqué, une politique défensive s’articulant sur un système fortifié respectant les principes de la défensive-offensive était logique. Dans un pays vainqueur, un système permettant une couverture localisée et un vaste déploiement autour d’un pivot ne l’était pas moins.
Cette cohérence, la France d’après 1919 ne la respecte pas. Liée par traités à des États pouvant réclamer son intervention, elle construit la ligne Maginot sur sa frontière nord-est, sans se forger l’instrument que réclament ses engagements. Elle fait douter de sa volonté d’agir en se réfugiant derrière une cuirasse héritée des fronts continus de 1917, mais laissée inachevée pour des raisons budgétaires. Réussite technique – tout au moins en ce qui concerne la protection et l’organisation de la vie souterraine –, la ligne Maginot ne participe pas à la manœuvre, car elle est le fruit d’une grave erreur de conception stratégique. Et elle ne joue que faiblement le rôle dissuasif qui incombe à toute fortification.
Il n’est est pas de même du Westwall, surnommé ligne Siegfried (frontière occidentale de l’Allemagne), qui, en 1938, lors de Munich, et surtout en septembre 1939, joue parfaitement son rôle de dissuasion. Alors que les travaux ne sont réalisés qu’à 20 p. 100 en octobre 1938, à 75 p. 100 au moment de la déclaration de guerre, le Westwall, du seul fait qu’il existe et que la propagande du Dr Goebbels le clame, dissuade le gouvernement français de faire entreprendre toute action terrestre pouvant aider les Tchèques ou les Polonais.
De 1930 à 1940, l’Europe s’est hérissée de barrières fortifiées. Cette vogue de la fortification permanente correspond à une tendance générale au repli sur soi des nationalismes méfiants et à un protectionnisme économique menant au cloisonnement douanier. Or toutes ces murailles bétonnées ont failli à leur mission. L’une a été enlevée par une manœuvre diplomatique: le système de fortification tchèque du pays des Sudètes. Les autres ont disparu dans le tourbillon de la guerre de mouvement: le fort belge d’Eben-Emael est occupé par des troupes aéroportées se posant sur sa superstructure, la ligne Maginot est tournée, comme l’est la ligne Metaxas construite par les Grecs face à la Bulgarie, comme le sera la ligne Mareth en Tunisie. Le Westwall, en 1945, est traversé plus rapidement par les Américains que ne l’a été le bocage normand en 1944.
En revanche, la région fortifiée de Sébastopol retient huit mois en Crimée la XIe armée du général von Manstein, et la conquête des îles du Pacifique, fortifiées par les Japonais, nécessite des opérations sanglantes malgré la densité des bombardements aériens et navals.
On ne peut qu’en conclure que la fortification permanente de l’entre-deux-guerres a failli chaque fois qu’elle a été conçue comme une barrière excluant la manœuvre, au moment même où la mobilité accrue des moyens de l’attaque offrait à cette dernière des possibilités nouvelles.
Que peut-il en être maintenant?
Si fortifier était jusqu’alors combiner l’obstacle et le couvert qu’exige la sécurité du défenseur, le mot ne peut plus répondre à cette définitition: dorénavant, obstacle et couvert sont dissociés. L’armement nucléaire exige des armées une mobilité permanente et la création rapide d’obstacles, chargés soit de marquer une agression, soit de freiner les déplacements adverses. Ces obstacles ne peuvent être couverts par des feux fixes.
Le couvert, c’est désormais la mise à l’abri des organes essentiels de la défense: poste de commandement déclenchant la mise en œuvre des forces stratégiques nationales, silos où s’enfouissent les fusées sol-sol à longue portée, base sous-marine, etc. Si cette protection peut encore être appelée fortification, c’est parce qu’elle assume deux fonctions permanentes de celle-ci: la mise à l’abri – ou la survie – et la dissuasion. En protégeant contre la première salve nucléaire les moyens de la riposte, la fortification nouvelle – si fortification il y a – renforce la dissuasion en assurant le caractère plausible de la riposte.
● fortifications nom féminin pluriel Vestiges des anciennes fortifications de Paris. (Abréviation populaire et vieillie : fortifs.)
Encyclopédie Universelle. 2012.