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HABEAS CORPUS
HABEAS CORPUS

La procédure par laquelle un juge ou une cour de justice enjoint au garde d’un individu détenu ou incarcéré d’avoir à présenter corporellement cette personne aux fins de décider de la légalité de la détention est aussi ancienne que la common law britannique. Elle fut mise au point avec précision quand – au paroxysme de la crise politique qui secoua le règne de Charles II (1660-1685) – les parlementaires entendirent se prémunir contre les arrestations arbitraires dont jusque-là le «despotisme Stuart » avait été prodigue. Tradition de droit coutumier sans doute, mais expédient de conjoncture devenu, sous la pression des circonstances, acte statutaire du royaume. À peu près intangible depuis le XVIIe siècle, l’«habeas corpus» a finalement mieux assuré les libertés individuelles que toute déclaration solennelle de principes, toute philosophie de la liberté, trop souvent proclamées sans que disparaissent les séquelles de traditions policières ou de raisons d’État. Le statut donné à l’habeas corpus marque un grand tournant historique: malgré les injustices et les hypocrisies d’un régime socio-politique resté si longtemps dominé par les puissances de la naissance ou de l’argent, l’Angleterre est ainsi devenue le pays de la liberté civile. À ce titre l’élaboration pragmatique de la procédure d’habeas corpus, l’inviolabilité de ses modalités d’application et les immenses conséquences politiques et morales qu’elle a déterminées devraient être méditées avec fruit à notre époque de troubles endémiques et de répressions hâtives ou calculées.

La tradition

Depuis le haut Moyen Âge, un homme libre d’Angleterre (s’il était naturellement susceptible d’être détenu pour affaire criminelle ou pour dettes prouvées) ne pouvait être soumis à un emprisonnement arbitraire ou vexatoire. Afin de combattre les brutalités de Jean sans Terre, la Grande Charte (1215) spécifia (chap. XXXVI) qu’en cas d’appel des victimes de tels procédés, les mandats (writs ) ordonnant examen immédiat – et gratuit – de la légalité de l’emprisonnement ne pourraient être refusés.

Longtemps la procédure suivit des formes diverses. Peu à peu prévalut (dans le cas de présomption, de plainte ou de dénonciation d’une détention illégale) l’usage d’un writ émanant d’un juge du Banc du roi ou d’un juge de chancellerie. Le writ ordonnait au geôlier d’amener dans les vingt jours au plus tard le «corps de la personne» détenue devant une cour de justice appropriée et de fournir toutes précisions et justifications nécessaires sur l’affaire. Malgré l’extension et l’affermissement graduel de cette procédure, jusqu’au XVIIIe siècle, les emprisonnements contraires à la common law et pratiquement soustraits à la procédure d’habeas corpus continuèrent pour de multiples raisons: la complexité de l’appareil judiciaire anglais, les ambiguïtés juridiques du terme law (droit coutumier ou droit romain? acte d’État ou de parlement ?), la persistance – et parfois la prééminence – des formules de droit romain, l’interférence des instances locales ou gouvernementales dans l’exercice ordinaire de la justice, la vulnérabilité des magistrats (non inamovibles, soumis à des influences et à des pressions de tous ordres), ainsi que le rôle éminemment politique du chancelier, bien plus «ministre», et par suite sensible à la raison d’État, que chef judiciaire, enfin le tempérament souvent brutal et autoritaire des monarques.

Controverses institutionnelles et triomphe de l’habeas corpus

Sur le trône d’Angleterre, les premiers Stuarts, imprégnés des traditions administratives et juridiques de leur pays d’Écosse, ont apporté leur idéologie absolutiste, leurs méthodes arbitraires, leur souci d’étendre la prérogative royale par le moyen des organismes de gouvernement direct (Conseil privé, «cours de prérogative» et notamment Chambre étoilée), en négligeant le Parlement ou en faisant pression sur les tribunaux de common law. C’est alors que s’ouvre le fameux débat «constitutionnel» entre le chancelier Bacon (selon lequel les juges sont des lions «sous» le trône) et le juge Edward Coke qui affirme au contraire le règne supérieur et suprême de la loi (common law). Sous Jacques Ier et Charles Ier, le Parlement lui donne une dimension politique majeure. Dans la longue et grave querelle sur l’exacte extension de la prérogative, le Parlement, refusant l’interprétation gouvernementale (et la jurisprudence observée par des juges intimidés), affirme qu’un ordre du Conseil privé ou un «commandement spécial» du roi ne sauraient abolir ou suspendre les effets d’un writ d’habeas corpus. En 1627, la Pétition du droit, se référant à la Grande Charte, aux lois et statuts du royaume et dénonçant des emprisonnements injustifiés maintenus au mépris de l’habeas corpus, déclare qu’«aucun homme libre ne sera détenu ou emprisonné de la façon précédemment décrite». En 1641, en même temps qu’étaient abolis les tribunaux de prérogative, les arrestations ordonnées par le roi en conseil furent subordonnées à la procédure d’habeas corpus. Mais c’est sous Charles II que triompha la prééminence du pouvoir des juges en matière de liberté individuelle sur les actes d’une autorité administrative ou politique ayant agi en dehors de la filière «légale». Au-delà d’une quelconque conception idéale de la liberté humaine, l’habeas corpus établissait la subordination – issue des circonstances – des «actes d’État» à l’appréciation souveraine des juges et des jurys.

Cependant, dans l’enthousiasme vite atténué de la Restauration, le ministre Clarendon, partisan résolu d’une sorte d’absolutisme «légal», inaugure une nouvelle phase d’autoritarisme avec la caution de Charles II, héritier des tendances familiales et dont l’action cauteleuse pour servir ses toquades, et ses desseins tant politiques que religieux enfreint souvent la «légalité» stricte. Fréquemment du reste, les juges ordinaires, dont l’autorité reste précaire, n’osent pas utiliser les writs d’habeas corpus, dont l’émission semble réservée aux juges du Banc du roi ou au chancelier et seulement en période de sessions judiciaires, c’est-à-dire à peine six mois par an. Jusqu’en 1676, les lords repoussent les bills introduits aux Communes pour régulariser l’habeas corpus, et le pouvoir royal fait sommairement emprisonner les opposants dont la hardiesse est jugée intolérable. Mais la crise politique s’approfondit et s’aigrit: la collusion de Charles II avec Louis XIV, implacable champion de l’absolutisme et du catholicisme, les rancœurs des milieux d’affaires, les suspicions inspirées par la garde royale, le grand débat (après le prétendu complot papiste) sur l’exclusion du duc d’York catholique de la succession au trône et l’apparition d’une opposition whig créent dans les milieux dirigeants et populaires une atmosphère d’insécurité et de craintes. C’est alors qu’en 1679 le leader whig lord Shaftesbury introduit un nouveau bill d’Habeas Corpus, accepté cette fois par les deux chambres. L’Acte de 1679 est au premier chef un texte technique définissant en détail le mécanisme par lequel le droit établi d’habeas corpus doit être renforcé et garanti. Caractéristique de l’esprit pragmatique du droit anglais, dépourvu de considérations générales ou philosophiques, l’Acte s’attaque au problème limité des emprisonnements pour raisons criminelles ou supposées telles. Il rappelle les dispositions antérieures, insiste sur la rapidité de la présentation du détenu au juge ou à la cour par le geôlier ou le shérif, établit le caractère obligatoire de l’émission du writ d’habeas corpus, autorise les appels au chancelier même en période de vacation, définit les conditions d’une mise en jugement rapide ou de la mise en liberté sous caution de la personne emprisonnée pour d’autres causes que la «trahison» ou la «félonie», interdit toute nouvelle arrestation, sauf procédure légale, d’une personne libérée en vertu de l’habeas corpus. Précautions personnelles et clairvoyance politique s’épaulent dans les prescriptions minutieuses du texte inspiré par Shaftesbury; ainsi est-il interdit d’emprisonner ou de déporter (sauf en cas de félonie prouvée) en Écosse, en Irlande, à Jersey ou dans les possessions d’outre-mer. Des pénalités rigoureuses sont prévues en cas de violation de l’Acte. L’Acte, qui contraint les juges, leur assure en même temps la sécurité nécessaire. Même Jacques II ne put revenir sur la situation ainsi créée. La révolution de 1688 qui renforça la limitation du pouvoir exécutif accrut l’indépendance des juges. L’Acte de 1679 (malgré ses limitations comme, par exemple, son silence sur le montant de la caution ou sur la justification de l’emprisonnement) contribua à ôter définitivement aux instances politiques, policières ou administratives tout pouvoir de juridiction criminelle, tout exercice d’«actes d’État» abusivement attentatoires à la liberté individuelle. Il aida, en somme, à établir en même temps que le règne suprême de la loi, celui de la liberté.

Adaptations et suspensions

Élaboré dans une situation donnée, l’Acte de 1679 ne pouvait tout prévoir. Aussi, au cours des périodes suivantes, la procédure d’habeas corpus fut-elle étendue à des situations spécifiques, amenuisant ainsi sans cesse le domaine de l’«illégalité» ou de l’injustice. En 1758 fut posé, par le biais de l’habeas corpus, le problème de la presse ou de l’enrôlement forcé dans l’armée ou la marine; en 1771, celui des nègres esclaves en Angleterre; en 1816 – quand le statut acquit sa forme actuelle –, celui des prisons privées et notamment de l’incarcération à bord des navires, ce qui fit étendre l’habeas corpus au domaine maritime immédiat de l’Angleterre puis, après 1861, aux possessions britanniques d’outre-mer (où il sera administré par les cours locales et, en appel, par le comité judiciaire du Conseil privé). Le Pays de Galles, Berwick-on-Tweed, Jersey, Guernesey avaient été formellement inclus dans l’Acte de 1679; l’île de Man le fut en 1816. De même tous les territoires d’obédience ou de traditions britanniques furent-ils dotés de formules souvent originales, mais aboutissant aux résultats de l’habeas corpus. Furent ainsi prémunis contre les emprisonnements injustes et les délais indus de jugement, l’Écosse (1701-1848), l’Irlande (1781-1782), les États-Unis (où la délimitation entre les pouvoirs des cours des États et ceux des juges fédéraux, parfois délicate, fit une large part aux instances locales). Pourtant, les circonstances amenèrent parfois le Parlement britannique à autoriser des suspensions de l’habeas corpus, ce qui manifeste son caractère «politique» et non point «philosophique»: crainte de la France révolutionnaire et belliqueuse, sans doute, mais aussi de la subversion sociale. La suspension fut renouvelée par Acte spécial chaque année de 1794 à 1801. Les mobiles furent analogues quand l’habeas corpus fut suspendu en 1817 lors des troubles du radicalisme, accusé de conspiration. Le fait que l’habeas corpus n’est pas fondamentalement motivé par des considérations d’éthique apparaît dans les suspensions intervenues en Irlande lors du mouvement Fenian (1866) ou pendant la guerre des Boers, quand il ne put généralement prévaloir contre les verdicts des cours martiales. En revanche, l’habeas corpus put servir efficacement à protéger des étrangers sur le sol de la Grande-Bretagne: ainsi fut obtenue la libération des prisonniers canadiens impliqués dans la rébellion de 1837 et transitant par l’Angleterre pour être déportés dans une autre partie de l’Empire; ainsi eurent lieu des enquêtes sur la détention d’étrangers fugitifs ou incarcérés en vertu d’accords d’extradition.

Pendant que se développaient en Angleterre les conséquences de l’Acte de 1679, les lettres de cachet se multipliaient de l’autre côté de la Manche. Sans doute, le peuple anglais restera-t-il longtemps exclu des avantages de l’habeas corpus (habeas corpus, pour un pauvre délinquant au siècle des Lumières, signifie la déportation au lieu de la potence); sans doute, le petit peuple français n’était-il guère touché par les «ordres du roy». À la longue cependant, des systèmes aussi antinomiques devaient, chacun selon sa dynamique propre, modeler les esprits et influencer l’attitude des masses.

habeas corpus nom masculin (locution anglaise, abréviation du latin juridique habeas corpus ad subjiciendum, que tu aies ton corps pour le présenter [devant le juge]) Institution anglo-saxonne (dont l'origine remonte à 1679) qui a pour objet de garantir la liberté individuelle des citoyens en remédiant au danger des arrestations et des détentions arbitraires. (Toute personne arrêtée peut faire vérifier la légalité de son emprisonnement par le juge, qui confirme ou infirme le bien-fondé de l'arrestation, et décide dans le second cas la remise en liberté du détenu.)

habeas corpus
n. m. (Mots lat.) Loi anglaise (1679) qui garantit la liberté individuelle.

⇒HABEAS CORPUS, subst. masc.
DROIT ANGLAIS
A. — (Loi d')Habeas Corpus. Loi votée au XVIIe siècle par le Parlement anglais et garantissant la liberté individuelle, qui évite l'arbitraire de la détention par une justification judiciaire de celle-ci en donnant le droit au détenu de comparaître immédiatement. On dit avec raison que l'Angleterre est un pays de liberté; sans doute on y jouit de l'habeas corpus et de la liberté de la presse (MÉRIMÉE, Ét. anglo-amér., 1870, p. 1). Quoi! (...) vous pratiquez magnifiquement sous toutes les formes le grand droit civique, (...) vous êtes le pays du vote, du poll, du meeting, vous êtes le puissant peuple de l'habeas corpus (HUGO, Actes et par. 2, 1875, p. 385) :
1. La loi d'Habeas corpus [it. ds le texte], celle qui fonde la liberté individuelle, fut portée sous Charles II, et cependant il n'y eut jamais plus de violations de cette liberté que sous son règne...
STAËL, Consid. Révol. fr., t. 2, 1817, p. 294.
B. — (Ordonnance d')Habeas Corpus. Acte délivré à la requête d'un détenu en vertu duquel ce dernier doit être amené immédiatement devant le juge qui doit vérifier les motifs de la détention et prononcer éventuellement sa mise en liberté définitive ou sous caution. L'amiral Keith avait été averti (...) qu'un officier public venait de partir de Londres, avec un ordre d'habeas corpus, pour réclamer la personne de l'Empereur (LAS CASES, Mémor. Ste-Hélène, t. 1, 1823, p. 47) :
2. ... aussi ennemi du despotisme, aussi favorable à la liberté civile, et aussi amoureux de la liberté politique que le tiers état ou la noblesse, il [le clergé] proclame que la liberté individuelle doit être garantie, non point par des promesses, mais par une procédure analogue à celle de l'habeas corpus [it. ds le texte].
TOCQUEVILLE, Anc. Rég. et Révol., 1856, p. 197.
Prononc. et Orth. : []. Écrit avec un trait d'union ds LAND. 1834 et GATTEL 1841. Étymol. et Hist. 1672 (E. CHAMBERLAYNE, Etat présent d'Angleterre, trad. par de Neuville, t. 2, p. 171 : [Le Gouverneur de la tour de Londres] peut refuser un Habeas Corpus). Expr. désignant dès le Moy. Âge en Angleterre (cf. NED) un écrit portant la mention en lat. habeas corpus ad subjiciendum qui signifie « que tu aies le corps [la personne physique] à présenter [devant la cour, le juge] » et qui donne l'ordre de présenter une personne retenue prisonnière devant un tribunal afin que soit examiné le bien fondé de cette détention; d'où aussi l'appellation Habeas Corpus (Act) de la loi de 1679 par laquelle cette procédure soumettant toute détention au jugement d'un tribunal est garantie et définie en Angleterre.

habeas corpus [abeaskɔʀpys] n. m.
ÉTYM. 1672; expr. angl.; mots latins signifiant « que tu aies le corps » c'est-à-dire « tu auras à présenter l'individu » (sous-entendu ad subjiciendum « devant la cour »).
1 Formule par laquelle commençait le writ ou acte délivré par la juridiction compétente pour notifier que le prévenu doit comparaître devant le juge ou devant la cour, afin qu'il soit statué sur la validité de son arrestation. Par ext. Cet acte lui-même (writ d'habeas corpus).
2 L'institution garantie par la loi anglaise de 1679 (communément appelée Habeas corpus Act) en vue d'assurer le respect de la liberté individuelle (→ Gardien, cit. 4).
1 Le Conventionnel sortit et harangua la multitude, en parlant des droits sacrés du foyer, de l'habeas corpus et du domaine anglais.
Balzac, Une ténébreuse affaire, Pl., t. VII, p. 467.
1.1 Le Canadien, emporté par son caractère, y mit beaucoup d'animation. Il se plaignit violemment d'être emprisonné au mépris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l'habeas corpus, menaça de poursuivre ceux qui le séquestraient indûment, se démena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.
J. Verne, Vingt mille lieues sous les mers, p. 77.
2 Toute personne arrêtée et détenue doit recevoir du lord chancelier ou, à la requête de celui-ci, de l'un des juges compétents, un Writ d'Habeas corpus. En vertu de cet acte, le prévenu est amené devant le magistrat qui a délivré le Writ ou devant un autre juge compétent. Ce magistrat est obligé de prononcer immédiatement sa mise en liberté, s'il peut fournir caution de se présenter devant la justice.
L. Duguit, Droit constitutionnel, t. V, p. 51.

Encyclopédie Universelle. 2012.