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SARRASINS
SARRASINS

La dénomination de Sarrasins, Sarraceni , servit dès l’époque romaine tardive à désigner certaines populations arabes en contact avec l’Empire. Au Moyen Âge, elle est l’un des nombreux noms que l’Occident latin applique aux musulmans. L’historiographie moderne l’a réservée à ceux des musulmans qui, une fois achevée la grande poussée islamique des VIIe et VIIe siècles, combattirent contre les chrétiens dans les divers pays du bassin occidental de la Méditerranée, sans y former d’établissements durables. Aux côtés des Vikings et des Hongrois, ils prennent part à la vague d’invasions déclenchée contre les États successeurs de l’Empire carolingien. La majorite de leurs entreprises se place entre le début du IXe siècle et le milieu du XIIe, avec une culmination entre 850 et 1000 environ. Toutes n’ont pas encore fait l’objet d’études critiques satisfaisantes.

La piraterie maritime

Les musulmans s’étaient trouvés confrontés dès le milieu du VIIe siècle avec les problèmes de la navigation méditerranéenne, d’abord et surtout par l’intermédiaire des chrétiens de Syrie et d’Égypte, mais la poussée arabe vers l’ouest s’était, pour l’essentiel, effectuée par voie de terre, les flottes n’étant qu’un appoint. C’est au début du IXe siècle que les musulmans d’Afrique du Nord et d’Espagne commencèrent à peu près simultanément à manifester un vif intérêt pour la piraterie maritime. Les premiers raids sur les îles et les côtes de l’Italie sont datés de 806, 808 et 812. En 827, deux entreprises parallèles assurent aux musulmans des positions clefs en Méditerranée centrale: les Aghlabides de Tunisie commencent à prendre pied dans l’ouest de la Sicile, alors soumise à la domination byzantine, tandis que des réfugiés espagnols s’établissent en Crète. Les flottes grecques, jusque-là les plus fortes en haute mer, doivent se cantonner dans la défense de la mer Égée et de la mer Ionienne; encore perdent-elles assez vite leurs deux meilleures bases, Bari, en 841 et Syracuse en 878. Quant aux flottes carolingiennes d’Italie, qui, jusqu’en 828, avaient pu contre-attaquer en Afrique du Nord, elles disparaissent définitivement de la scène avec les premiers partages de l’Empire. Désormais, toute la longueur des rivages méditerranéens est à portée des coups de main musulmans.

Cette situation favorable fut exploitée par des bandes de pirates plus que par les États islamiques organisés. En Afrique et surtout en Espagne, à Pechina, près d’Almeria, puis à Denia, près de Valence, de vraies républiques s’établissent, recrutées sans doute moins parmi des Arabes de souche que parmi des populations locales assez récemment islamisées. Leur but est d’ailleurs non de propager la religion musulmane, mais d’obtenir des profits rapides: on y parvient surtout par la capture des hommes, marchandise de grand prix, d’une vente aisée et qui se déplace toute seule. L’esclavage méditerranéen, qui n’avait jamais disparu depuis l’Antiquité, reprit une certaine ampleur. Très vite, les côtes dévastées étant désertées par leur habitants, au moins aux saisons où la mer est praticable, les Sarrasins se jetèrent à leur poursuite dans l’intérieur du pays. Certaines troupes, berbères ou espagnoles, y firent preuve d’étonnants talents de coureurs de montagnes et purent écumer durablement les Apennins et les Alpes occidentales.

Peut-être les musulmans eurent-ils au début l’espoir de conquérir l’Italie du Sud après la Sicile. Ils y renoncèrent vite et se contentèrent, après 880, d’établir en certains points du littoral des bases aisément accessibles par mer, où ils stockaient leur butin. Quand l’occasion s’en présentait, ils pouvaient s’engager comme mercenaires au service de princes chrétiens, ainsi chez les Lombards de Bénévent, mais ils ne conçurent guère de projets politiques à long terme. Aussi leur action fut-elle surtout négative: elle provoqua une détérioration catastrophique et prolongée de la vie des populations côtières sur les deux rives du bassin occidental de la Méditerranée. Les chrétiens, en effet, adoptèrent à la fin du Xe siècle les méthodes des musulmans.

Des raids destructeurs

Les expéditions des Sarrasins eurent trois théâtres principaux: les îles méditerranéennes, l’Italie péninsulaire et les Alpes occidentales.

Parmi les îles, il faut mettre à part la Sicile. Malte et les Baléares, qui furent en majeure partie converties et assimilées au monde arabe. La Sicile devint même le siège d’un État important, l’émirat de Palerme, foyer d’une civilisation brillante, en relation étroite avec la Tunisie et l’Égypte jusqu’à la prise de sa capitale par les Normands en 1072. Tout autre fut le destin de la Sardaigne et de la Corse. Les Sarrasins apparaissent dans leurs eaux en 812, et elles deviennent bientôt un no man’s land dont les musulmans surveillent l’accès. Sarrasins et bientôt Italiens s’y livrent également à la chasse à l’homme. Faute de documents, on ignore les étapes précises de l’évolution, mais le résultat est clair: Sardes et Corses abandonnent les côtes et se replient dans les montagnes pour y vivre d’élevage transhumant. La reprise en main effectuée par les Pisans au XIe siècle fut trop superficielle pour rien changer d’important: les esclaves sardes abondèrent jusqu’au XIIIe siècle sur tous les marchés méditerranéens.

En Italie proprement dite, après une vingtaine d’années de raids côtiers, les musulmans cherchent à s’emparer de quelques places de première importance. Des bandes opérant en profondeur apparaissent vers 835 dans la Campanie intérieure, autour de Bénévent. Vers 840, des Sarrasins venus de Sicile s’emparent de Tarente, puis, en 841, de Bari qui leur ouvre l’accès de l’Adriatique: on les signale bientôt devant Ancône. Contre eux, les princes locaux recourent à des musulmans d’Espagne cantonnés en Crète. Ces troupes agissent presque librement à travers tout le sud de la Péninsule, à la faveur des dissensions des Lombards entre eux et avec les Byzantins. En 846, comble de scandale, un détachement débarque à Ostie, remonte le Tibre et pille les sanctuaires de Rome situés hors les murs: Saint-Pierre et Saint-Paul. Cela provoque tout de même une réaction: le Carolingien d’Italie, Louis II, vient à Bénévent en 847 et en expulse la garnison musulmane, mais il ne peut rien contre Tarente et Bari où un émirat local se maintient trente ans durant. De vaines tentatives contre Bari en 852 et 866 démontrent que les Occidentaux seuls n’ont ni les moyens navals indispensables pour réduire les bases, ni des troupes capables de lutter longtemps sous le climat du Midi.

Louis II se résigne donc à appeler à l’aide l’empereur byzantin Basile Ier qu’inquiètent les progrès musulmans en Sicile et des raids en Dalmatie. Une alliance est conclue; sur terre, les Latins piétinent, mais une importante flotte grecque reprend Bari en février 871. La collaboration s’arrête d’ailleurs là; sur la côte ouest, le pape se résout à payer tribut pour éviter un second raid contre Rome, et les Sarrasins de Tarente prennent le relais de ceux de Bari. Il faut une seconde expédition byzantine en 880 pour démanteler cette base.

Désormais, les Sarrasins d’Italie ne cherchent plus à tenir de villes, mais ils s’accrochent à quelques «marines»: Amantea et Santa Severina en Calabre, Agropoli en Campanie sur le golfe de Salerne, de 879 à 890, et surtout, de 882 à 916, la tour du Garigliano, à l’embouchure de ce fleuve, près de Gaète. De là, ou directement de Sicile et d’Afrique, ils assaillent les ports (Gênes en 932) et surtout razzient l’intérieur à peu près à leur gré. Les Abruzzes et la Sabine sont leurs terrains de parcours préférés; la vie monastique y devient intenable durant tout le premiers tiers du Xe siècle. De tels succès n’ont été possibles qu’en raison d’un morcellement politique croissant et de nombreuses complicités locales. C’est à grand-peine que le pape Jean X réussit à organiser une coalition qui détruit la base du Garigliano en 916.

La lente reconquête byzantine du Xe siècle parvint à éliminer les Sarrasins d’Apulie et de Campanie. Ceux de Calabre, épaulés par la Sicile toute proche, restèrent une grave menace même après l’an 1000. Otton II tenta vainement de les chasser en 982 et se fit battre au cap Colonne, près de Crotone. Les ennemis du régime byzantin recouraient volontiers à eux, comme à Oria en 997 ou à Cosenza en 1009. L’insécurité se prolongea jusqu’à la conquête normande du deuxième quart du XIe siècle. Puis les musulmans lâchèrent prise pour des causes diverses: naissance de la puissance navale pisane, troubles intérieurs en Afrique du Nord, perte de la Crète, division de l’émirat sicilien, tentatives de reconquête de l’Occident byzantin par Georges Maniakès.

En Provence, les incursions sarrasines ont dû commencer peu après 830. Marseille est attaquée en 838 et 848, Arles en 842 et 850; en 869, la Camargue est occupée quelques mois. Mais la vallée du Rhône devient bientôt le domaine des Vikings. Vers 890, une bande sarrasine venue d’Espagne établit la base de Fraxinetum près de Saint-Tropez, dans les monts appelés aujourd’hui les Maures. De là, ces musulmans rayonnent librement dans la Provence, l’Embrunais et même le Graisivaudan. Pendant deux générations, ils rançonnent tous les voyageurs et les pèlerins qui empruntent les routes transalpines, jusqu’au Grand-Saint-Bernard et à la région de Saint-Gall en Suisse; à l’occasion, ils complètent le bénéfice de ces embuscades par des descentes en Dauphiné ou en Piémont.

La période la plus sombre s’étend de 920 à 970. Les réactions chrétiennent furent longtemps médiocres, mais, en 972, les Sarrasins de Fraxinetum enlevèrent l’un des plus illustres religieux de la chrétienté, saint Maïeul, abbé de Cluny. Une coalition de comtes provençaux et piémontais réussit à détruire leur base en 972 ou 973. Vers 990, les chartes célèbrent le récent retour de la paix dans la Provence intérieure. En effet, privés de leurs points d’appui implantés à la lisière des pays chrétiens, les Sarrasins ne restèrent un danger permanent que pour les populations immédiatement voisines de la côte, surtout le long de la mer Tyrrhénienne. Le monastère de Lérins, situé dans une île en face de Cannes, fut ainsi attaqué en 1003, 1047, 1107 et 1197. Lors du raid de 1047, un groupe de moines fut emmené en Espagne, partie à Tortose et partie à Denia; ils devaient être vendus en Sicile, mais l’abbé de Saint-Victor de Marseille réussit à les racheter par l’intermédiaire du comte de Barcelone. Des raids contre Toulon datent de 1178 et 1197. Des débarquements occasionnels de petits groupes sont encore signalés au XIIIe siècle dans les îles d’Hyères et en Camargue, mais la naissance des thalassocraties pisane et génoise, puis la prise de Palerme par les Normands interdirent aux musulmans toute entreprise d’envergure.

Les conséquences

Les Sarrasins n’ont fait que tirer parti de la désunion des chrétiens, et ils ne réussirent à s’insinuer profondément qu’à la charnière de dominations hostiles, entre Byzantins, Lombards et Francs en Italie, ou entre les royaumes carolingiens de France et d’Italie, le long des Alpes. Il suffisait de coalitions locales, même limitées, pour rendre impossible la survie de leurs bases. Jamais les forces réelles de l’islam ne s’engagèrent à fond, sauf peut-être en haute mer, où justement l’infériorité des chrétiens resta très marquée, assez avant dans le XIe siècle.

Dans l’intérieur des terres, les ravages des Sarrasins n’ont fait que contribuer à l’insécurité générale, entretenue par les guerres civiles, les incursions des Vikings et des Hongrois. Le rôle qu’ils ont joué dans la ruine de l’économie reste difficile à discerner, hors du cas de quelques monastères comme Farfa en Sabine et Novalaise dans le val de Suse. Contrairement à certaines légendes, il faut absolument écarter l’idée de peuplements durables qui auraient survécu à la reconquête chrétienne.

Sur les côtes, en revanche, il est difficile de nier les répercussions profondes de razzias indéfiniment répétées. Sur la côte occidentale de l’Italie et en Provence, on constate une accumulation de conséquences négatives: abandon de certaines villes maritimes – comme Paestum en Campanie ou Centumcellae en Toscane – au profit d’habitats perchés dans l’intérieur, désertion des plaines littorales, absence de toute navigation hors de vue des côtes. Nice, Antibes, Fréjus, Toulon et à un moindre degré Marseille souffrirent lourdement. Toute la région fut mise hors d’état de participer à l’essor urbain général dans l’Europe latine du XIe siècle. L’esclavage méditerranéen connut un regain de vigueur, sans toutefois dégénérer avant le XIIIe siècle en traite véritable.

Il ne faut pourtant pas charger les Sarrasins de tous les méfaits dont la tradition historiographique médiévale les a accablés. La piraterie, endémique depuis longtemps en Méditerranée, y était exercée aussi par des Grecs, des Slaves de Dalmatie et, plus tard, des Italiens, sans compter les Vikings. La décadence économique de la Campagne romaine avait commencé dès le VIe siècle; celle des côtes provençales remonte au VIIe siècle, sinon au Ve. Le retour aux habitats perchés débute dès la fin de la paix romaine. Au total, l’intervention des Sarrasins dans l’histoire européenne représente un épisode, nullement un tournant décisif.

Encyclopédie Universelle. 2012.