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ÉLITES
ÉLITES

La question de l’élite (ou des élites) a été obscurcie par celui même qui l’a mise en relief: Vilfredo Pareto. Lorsqu’il s’occupe des systèmes socialistes (1902), ouvre un passage de l’économie à la sociologie (1906 et 1909), développe une dynamique sociale (1916 et 1917-1919), ou encore examine les changements des démocraties libérales (1921), Pareto subit une double influence. D’une part celle de Marx, dont il reconnaît la vigueur conceptuelle, mais qu’il déteste, d’autre part celle, reniée, de Gaetano Mosca, penseur préoccupé dès son premier essai (1884) de la formation et de l’organisation de la classe politique en Italie. Ce dernier défend, en effet, la nécessité et la légitimité des minorités dirigeantes: ses théories (à vrai dire inachevées jusqu’en 1927) semblent à Pareto le meilleur contrepoison à la doctrine de la lutte des classes. Ce contexte idéologique permet de comprendre la confusion, autrement inexplicable, entre le problème de groupes choisis (d’après Littré, c’est le sens propre d’«élites») et celui de groupes limités dotés de pouvoirs politiques .

L’expérience vécue de Pareto favorisait une scotomisation et son bilinguisme la traduit à merveille. Lorsqu’il écrit Classi elette (élites) dans le Traité de sociologie générale , il est clair qu’il associe la méritocratie mandarinale sur laquelle les politiciens français de l’époque affectaient de faire reposer une démocratie étendue et la partie de bras de fer moral que tout Italien offre à tous à tout moment et au moyen de laquelle se recrutent meneurs et gouvernants. Le malentendu parétien sépare d’abord les sujets de Victor Emmanuel III et les citoyens de la IIIe République. Il a été entretenu par la manie idéologique, de droite ou de gauche, du XXe siècle. Il ne peut servir de règle. Il faut en sortir.

On se propose donc ici de caractériser et de discerner d’abord les élites dans la société globale, ce qui revient à demander si le lien entre groupe et choix hiérarchique fournit ou non une catégorie sociologique. On examinera ensuite les rapports entre élite et pouvoir; il ne sera pas seulement question de l’élite du pouvoir ou des élites dirigeantes, mais bien d’une relation plus générale: une élite quelconque ne serait-elle pas une émanation ou un moyen du pouvoir? une élite non-dirigeante n’a-t-elle pas pour fonction d’exploiter en les dissimulant certaines démarches politiques? Enfin, on envisagera la circulation des élites, en scrutant attentivement un phénomène curieux, le plus souvent oublié par les sociologues mais qui n’échappa pas à la conscience populaire (par exemple, dans le conte Le Vilain Petit Canard ): la manifestation dans les faits, malgré une antinomie apparente et purement verbale, d’une complémentarité, au contenu complexe, entre élite et marginalité .

1. Les élites, un concept sociologique

Réalité des élites

Pour Pareto, l’existence des élites est un fait indiscutable. Interprétant ses propres observations à travers une lecture un peu rapide de Machiavel (qu’il admire) et des vues à la fois unilatérales et systématiques sur Rousseau (qu’il méprise), Pareto affirme l’essence hiérarchique de toute société. La hiérarchie, du reste, désigne une forme vide puisqu’on y fait entrer tout et n’importe quoi: «La notion de cette élite est subordonnée aux qualités que l’on recherche en elle. Il peut y avoir une aristocratie de saints comme une aristocratie de brigands, une aristocratie de savants, une aristocratie de voleurs, etc. Si l’on considère cet ensemble de qualités qui favorisent la prospérité et la domination d’une classe dans la société, on a ce que nous appellerons simplement l’élite» (Manuel , II, 103). Cette citation est très caractéristique de la manière de Pareto: 1o la notion d’élite reflète purement et simplement un fait; 2o il faut proscrire toute considération de valeur (le balancement saints-brigands, savants-voleurs révèle une agressivité savoureuse...; 3o une classe se caractérise comme élite par sa réussite (prospérité) et son pouvoir (domination): la diversité annoncée est congédiée; seule l’élite politique est prise en considération. En fait, la distinction entre couche supérieure ou partie aristocratique et couche inférieure ou partie vulgaire s’efface instantanément pour faire place à sa distinction entre classe gouvernante et classe gouvernée qui, à un mot près (dirigeants-dirigés), reproduit celle de Mosca: une seule espèce emplit toute l’étendue du genre.

Cependant, il ne suffit pas d’éliminer l’axiologie pour entrer dans la sociologie. La réussite, qui ne saurait être que relative, a un aspect purement statistique. La référence à Machiavel et, implicitement, à Mosca incline le sujet vers la philosophie politique. Et les explications d’ordre psychologique, c’est-à-dire par les aptitudes, qu’on trouve à la fin du Traité , ajoutent à la confusion. Mosca résumait en l’associant à celle de Pareto une doctrine qu’il avait commencée à définir en 1884 comme suit: «Le caractère prédominant et presque indispensable qui préside à la formation de cette classe consiste dans l’aptitude à diriger. Comme l’avait déjà compris Saint-Simon, cette aptitude consiste dans un certain nombre de qualités personnelles qui, à une certaine époque et dans un peuple déterminé, sont les plus indiquées pour exercer cette direction. On pourrait ajouter à cela la volonté de dominer et la conscience de posséder les qualités requises. Les qualités dont il est question ne sont pas toujours les mêmes; elles se modifient parce que les conditions intellectuelles, morales, économiques et militaires de chaque peuple changent continuellement et qu’en même temps son organisation politique se modifie nécessairement aujourd’hui» (in Mosca et Bouthoul, 1966, p. 250). Péremptoire sur le fait, pareille approche balance entre la contingence historique et le recours aux aptitudes individuelles et laisse la relation sociale, s’il en existe une, tout à fait indéterminée.

Le groupe élitique

Une telle lacune peut être facilement comblée. À la place du vide, on serait tenté d’installer une analyse socio-économique de type marxiste: pour Marx, la classe au pouvoir est celle qui détient les moyens de production (la bourgeoisie possédante en régime capitaliste); l’accès immédiat à ces moyens entraîne une domination directe ou indirecte sur les représentations collectives et la culture. D’autre part, Marx envisage, au-delà d’une mise en commun des entreprises et des outils matériels ou intellectuels, l’avènement d’une société sans classes et sans dirigeants politiques, ou du moins sans État, tandis que pour Pareto, précisément à cause de l’inconsistance sociologique du devenir historique, le renouvellement des élites paraît s’inscrire dans les redites de cycles monotones. En procédant de la sorte on simplifierait excessivement un style de pensée qui a su éviter de confondre élite de pouvoir et élite tout court. Les marxistes savent reconnaître des élites secondaires (par exemple, les groupes de savoir ou d’autorité déléguée, qui reçoivent un «salaire de surveillance») et surtout ils entendent développer, en dehors de la classe dirigeante et contre elle, une élite de prolétaires, sachant cultiver la conscience de classe et organiser la classe dirigée en vue de la révolution préparée.

Wright Mills, qui se targuait d’appartenir à la lignée marxiste, n’en a pas moins rejeté la notion de classe dirigeante. Elle masquerait d’après lui la collaboration, à la tête de la société, des politiciens (d’ailleurs en déclin), des grands entrepreneurs et des chefs militaires de haut rang (cf. la note très importante de L’Élite du pouvoir , pp. 284-285). De plus, elle suggérerait le règne persistant d’anciennes familles, aristocratiques, détentrices de fortunes traditionnelles (propriétés foncières, etc.) dont le rôle tendrait à s’enfermer dans la représentation, la mondanité. En revanche, gouvernants, capitaines d’industrie et capitaines tout court tendraient à s’associer sur un plan institutionnel, et leur collaboration définit, sans considération de classe, l’élite du pouvoir. Cette élite présenterait trois traits distinctifs: une tendance à la compénétration institutionnelle, avec interchangeabilité des rôles, des acteurs sociaux précédemment cités; le développement de conduites communes, tant dans l’ordre individuel que collectif; enfin, une identique aptitude à administrer en suivant jusqu’au bout et dans les moindres détails l’application des grandes décisions qui ont été adoptées (op. cit. , p. 303).

Le livre de Wright Mills, riche de descriptions vivantes et d’analyses pénétrantes, a un mérite éclatant, celui de définir l’élite comme un groupe de status , lié par des règles tacites ou proclamées (mais surtout secrètes), modelé d’une manière commune, sur le plan de la psychologie sociale, par son éducation et par ses rôles, et au sein duquel – mais ceci dérive peut-être de cela – l’aptitude à diriger est largement répartie. On se gardera de lui adresser le même reproche qu’à Pareto: car cette aptitude, engendrée par l’apprentissage de la fonction, dérive de la vie collective et ne la précède pas. De la même manière, le status suit le pouvoir (op. cit. , p. 366) et change en confrérie l’ensemble des personnages officiels. D’ailleurs, Mills n’ignore pas que l’on pourrait décrire d’autres groupes sociaux supérieurs (les 400, la café-society, les vedettes du show-business): il passe outre, de même que, pense-t-il, Veblen ne s’est nullement soucié de la nébuleuse oisive qui entourait les parvenus de la fin du XIXe siècle – la classe de loisir. Dans une intention polémique, il s’attache à montrer la coalescence de la clique (sic ) politicienne, de la clique des affaires et de la clique militaire en une clique globale, capable de dicter jusqu’aux attitudes et aux rôles de la masse des dominés.

Enfin, enfermé dans la culture américaine, Mills se montre, d’une part, incapable d’étendre son explication aux autres pays que le sien (l’absence d’une fonction publique politiquement neutre, propre aux États-Unis, est donnée comme une condition nécessaire à la formation d’une élite de pouvoir; pp. 242-244); les thèses de James Burnham sur la formation d’une classe de managers, pourtant antérieures de quatorze ans, ne sont, d’autre part, ni discutées, ni même abordées.

Les analyses de Raymond Aron éclairent bien la raison de la répugnance à raisonner sur l’élite: le terme d’élite «a des résonances équivoques. Est-il possible, est-il utile de constituer un ensemble qui englobe tous ceux qui ont réussi, y compris les rois de la pègre [...]? Il n’est ni très facile ni très utile de tracer le cercle à l’intérieur duquel les réussites assurent l’entrée dans l’élite» (1960, p. 264). Le moralisme biaise l’intention scientifique. Pareto faisait étalage de principes immoralistes, mais il ne s’intéressait qu’au pouvoir. La gêne d’Aron est manifeste: il veut bien parler – parce qu’elles ne mettent pas en cause l’axiologie éthique – des élites, il ne veut pas parler de l’élite parce que la haute immoralité (qu’il perçoit sans doute tout autrement que Wright Mills) de cercles dirigeants lui paraît à la fois impossible à traiter dans les concepts neutres d’une science et impossible à ne pas condamner. Cela est d’autant plus manifeste que les rois de la pègre appartiennent bien à une élite, mais assurément pas à l’élite. Cette timidité se révèle d’autant plus dommageable que, dans un texte ultérieur, Raymond Aron met en relation la division des élites avec l’exercice de la démocratie pluraliste (1964, pp. 163-178). Il distingue une aristocratie spirituelle (prêtres et intellectuels qu’il ne croit pas, contrairement à Comte, en antagonisme essentiel), les dirigeants politiques (appuyés sur les hauts fonctionnaires et les chefs de la police et de l’armée), les gestionnaires du travail social (les managers de Burnham) et enfin les meneurs de masses qui expriment et orientent les revendications. Si l’une de ces aristocraties regarde ses buts comme un absolu et les impose à tous (comme le Parti communiste d’U.R.S.S. imposait la doctrine et la pratique marxistes), le régime devient tyrannique. La démocratie pluraliste suppose une vie publique faite de négociations et de compromis entre des élites divisées. Texte assurément suggestif. Mais, comme on ne sait ni ce qu’est une élite, ni quelle est son affinité intrinsèque avec le pouvoir, on n’a pas sensiblement progressé.

Une tentative de définition

En généralisant des traits rencontrés çà et là, nous pouvons risquer une définition hypothétique, mais dont la portée opératoire se révélera par la suite.

Toute collectivité, tout groupe relativement autonome, tend à prendre une forme pyramidale: la strate du sommet, particulièrement riche en représentations symboliques et en capacités organisatrices, forme l’élite. Cette définition a l’avantage de cadrer aussi bien avec une sociologie d’inspiration intellectuelle (v. g. Durkheim) qu’avec une sociologie de type fonctionnaliste, voire systémique (v. g. Parsons). Elle a l’inconvénient apparent de faire appel aux aptitudes individuelles. Mais on peut faire abstraction de la référence psychologique en rapportant la virtuosité des pensées et des conduites à la loi générative qui modèle et module dans une société donnée les variations singulières, autrement dit en généralisant le concept de nomotope , proposé pour la psychologie des peuples (B. Guillemain, 1974).

À l’intérieur d’une collectivité donnée, les échanges sont inégaux entre l’élite et la base. Cela est évident en vertu de la définition: les richesses symboliques étant concentrées dans l’élite, c’est l’élite qui organise l’apprentissage des valeurs nécessaires à la vie du groupe. En retour, elle peut exiger de la base des prestations spécifiques ou non. Ainsi la collectivité musicale comporte une élite, compositeurs et instrumentistes, et une base, les mélomanes: la fonction des mélomanes est purement passive, mais ils assurent l’existence des musiciens par le moyen des droits d’auteur ou en payant leur place au concert. Dans une fraternité caritative, les prestations matérielles peuvent se réduire à peu de chose, l’élite reçoit une compensation en considération: la canonisation reconnaît l’héroïcité des vertus du saint, mais en même temps elle l’attribue à la grâce de sorte que l’Église sort renforcée de la reconnaissance de ses virtuoses. Cette inégalité assure aux élites le monopole du prestige et de l’autorité. Ce monopole, s’il n’est pas le pouvoir, permet au moins de le justifier.

Dans une société globale, l’ensemble des élites tendent à se rapprocher pour former un groupe de status unique, l’élite. Dans une collectivité limitée, l’inégalité entre l’élite et la base entraîne des tensions qui se traduisent, par exemple, par des conflits catégoriels au sein d’une même profession. En récompense, l’afflux des biens matériels et spirituels dans les parties supérieures des pyramides sociales tend à produire, du fait des échanges d’ensemble, une communauté de niveau de vie, et, de là, une solidarité secondaire et un groupe de status . Par exemple, alors que le connubium , dans une société moderne, est en droit, universel, son exercice de fait favorise chez les élites des mariages «égaux».

Il s’ensuit qu’une élite tend vers sa propre destruction. En effet, la formation d’une élite dépend de l’autonomie de la collectivité qu’elle surmonte. Or toute élite tend à former une unité avec d’autres élites. Par conséquent, à altérer l’autonomie du groupe. Donc elle présente une létalité essentielle. Il ne s’agit là que d’une tendance. Le rapprochement entre l’élite des affaires et la haute aristocratie qu’on observe au XVIIIe siècle explique sans doute la réaction nobiliaire; il n’aurait probablement pas entraîné la destruction de la société d’Ancien Régime sans la paralysie de la jurisprudence parlementaire (qui d’ailleurs en est le symbole et peut-être l’effet.) L’abondance des «résidus» moralisants ne condamne pas en soi une élite comme le croyait Pareto qui écrit: «Ce genre de pitié humanitaire se retrouve abondamment chez les élites en décadence. Il peut même servir de symptôme à cet état» (Traité , VII, 1143). En revanche, lorsqu’un auteur soutient que l’élite (en l’occurrence la bourgeoisie industrielle et financière de l’entre-deux-guerres) doit toujours coïncider avec l’élite morale, il témoigne à coup sûr d’une grande ingénuité (Ortega y Gasset, La Révolte des masses , Delamain et Boutelleau, Paris, 1932).

2. Les élites, l’élite, le pouvoir

S’il apparaît qu’au choix constitutif de l’élite est associée la question du pouvoir, un nouveau problème se pose. On en examinera successivement deux aspects: l’élite du pouvoir est-elle la productrice ou le produit des élites? les élites particulières n’ont-elles aucune spécificité propre et jouent-elles toujours le rôle de relais de l’élite?

Qui produit quoi? Les hypothèse schématiques exposées ci-dessus paraissent suggérer le processus de formation suivant: soit une société S où coexistent des élites, E1, E2, E3,..., En , chacune dans un ordre donné de pensée ou d’activité; il tend à s’y former, par coalescence, décantation, fusion, une élite dominante, ES, l’élite du pouvoir. Ce processus est tout à fait imaginaire: ni l’autorité ni le prestige n’enveloppent une démarche organisatrice d’une relation de dépendance (commandement-obéissance), il n’y a pas dans l’histoire d’exemple d’élites intellectuelles, artistiques, économiques, etc., se développant en l’absence, d’ailleurs impossible, de toute élite politique. De plus, les tentatives d’organisation des élites, dont les plus notables sont les clubs-services, Rotary-Club, Kiwanis, Lions-Club, n’ont jamais évolué vers une constitution de groupes de pouvoir. On serait alors tenté de croire que l’élite du pouvoir engendre les diverses élites, ou, pour parler un langage machiavélien, qu’une élite du pouvoir gaillarde favorise la gaillardise des élites intellectuelles, artistiques, économiques, etc. C’est évidemment faux. La complexité apparaît bien si l’on considère qu’en Italie les sciences et les arts ont fleuri surtout au sein de la pire crise politique et économique, qu’en Espagne le Siècle d’or coïncide avec un déclin politique, que l’École de Paris s’est formée sous une IIIe République usée et méprisée. Pour que les élites particulières s’épanouissent, l’élite ne doit ni se montrer trop autoritaire, ni trop puissante.

3. La circulation des élites

Les élites apparaissent mobiles, ce qui n’exclut pas des périodes de stabilité plus ou moins prolongées. À vrai dire, le concept de circulation des élites, privilégié par Pareto, demeure ambigu, indifférent, en effet, au contenu social du groupe choisi ou dirigeant, ce dernier a désigné par la même expression les déplacements éventuels des individus sur l’échelle sociale et les changements, voire les bouleversements de la société globale. Le cas de Suger qui, né d’une mère serve, devient abbé de Saint-Denis, puis chancelier et même régent de France alors que, symbolisant par ses fonctions l’entente entre le clergé et les grands féodaux, il assure même dans les réformes une œuvre de conservation dont témoigne son surnom de «Médiateur» suffirait à indiquer la nécessité d’une distinction dont l’absence aboutit à une confusion manifeste chez Cuvillier (Manuel de sociologie générale , P.U.F., t. II, 1963, p. 638). Il convient de réserver l’appellation de mobilité sociale pour désigner les montées et les descentes au sein du groupe et celle de circulation des élites pour désigner l’altération de nature et de spécificité. Les deux phénomènes se combinent fréquemment. Pris chacun en considération, ils permettent d’établir une typologie de l’évolution des élites.

Typologie du mouvement des élites

Quatre cas peuvent être distingués: la stabilité, la circulation sans mobilité, la mobilité sans circulation, la mobilité et la circulation associées. Il s’agit bien entendu de types idéaux que l’histoire illustre sans les réaliser parfaitement.

La stabilité apparaît, par exemple, dans la Sérénissime République de Venise. Après la serrata du Grand Conseil (1297) et malgré deux conjurations avortées (Tiepolo, libéral en 1310, et Faliero, monarchiste en 1355), les dirigeants se recrutent exclusivement dans un patriciat héréditaire de négociants, qui rechigne à se renouveler par des apports extérieurs. La prospérité de la cité fait accepter le régime par le petit peuple. Les élites secondaires sont honorées, bien payées, mais tenues à l’écart: l’aristocratie économique, administrative, politique est formée à l’école San Marco, mais les intellectuels se rencontrent à l’université établie dans une ville de Terre Ferme, Padoue. Ce système élitique, malgré des traverses extérieures et un certain affadissement de la vie civique au XVIIe siècle, ne sera détruit que par Bonaparte en 1797. Il conservait encore une vitalité: le chef de la révolution de 1848, Daniele Manin, né Mortara, de famille juive, se rattachait par adoption à la famille du dernier doge, qui l’avait parrainé lors de sa conversion.

Le modèle circulation sans mobilité , d’apparence paradoxale, se rencontre néanmoins. Il apparaît surtout lorsque deux groupes se trouvent dans la nécessité de collaborer et qu’ils se modifient pour permettre le rapprochement. À l’origine du royaume mérovingien, l’élite guerrière des Francs se plie à la religion catholique dominante, et en même temps les honestiores gallo-romains abandonnent leurs fonctions municipales, se replient sur leurs domaines en conservant leurs richesses et leur culture. Les relations entre Thierry et Sidoine Apollinaire illustrent fort bien la situation où le Gaulois ne perdait aucune possibilité d’influence, bien au contraire. Au début de la querelle des Investitures, le personnel d’Empire s’est byzantinisé en substituant le droit romain aux traditions germaniques. Dans les deux cas, la restructuration interne a eu des conséquences durables. Au contraire, les individus compétents d’ancien régime recrutés par la révolution d’Octobre ont payé un lourd tribu aux purges de Moscou.

Le modèle mobilité sans circulation paraît difficile à imaginer. On le rencontre cependant toutes les fois qu’une collectivité tend simultanément à se reproduire dans ses fins, ses représentations, ses structures et à s’agrandir en substance humaine. Une fraternité initiatique, essentiellement traditionaliste, comme la franc-maçonnerie, si elle se met à croître prétend demeurer identique à elle-même, mais en même temps voit s’enfler le nombre de ses dirigeants. Le corps enseignant qui n’a en tête que de fabriquer des enseignants au moyen de méthodes éprouvées voit se multiplier ses élites dès que l’évolution du niveau de vie, l’extension des loisirs permettent un développement des études. Les politiciens de la IIIe République – aussi conservateurs en matière sociale que positivistes sur le plan intellectuel, et à qui la défaite de 1870 avait posé un problème d’élites – ont utilisé ce caractère pour recruter de nouvelles couches supérieures: un système complexe de bourses et de concours devait permettre au fils du facteur de devenir instituteur, au fils de l’instituteur de devenir agrégé, au fils de l’agrégé de faire carrière dans les universités, la haute fonction publique ou les professions libérales. Peu discutée à l’origine, sinon dans ses à-côtés (Barrès, Les Déracinés , 1897; Bourget, L’Étape , 1903), la méthode devait conduire à La République des professeurs , dénoncée par Thibaudet lors de l’avènement du cartel (1924).

Le quatrième modèle qui comporte bouleversement des structures (circulation ) et subversion des personnes désigne la révolution, aussi bien, du reste, une révolution populaire qu’une révolution venant d’en haut, comme celle que Machiavel veut remettre à l’initiative du prince qui détrônera les souverains, élèvera les humbles, rassasiera les affamés et renverra les riches dans la misère.

Existe-t-il des modèles spécifiques propres au Tiers Monde? On le croirait à voir l’importante littérature consacrée à la question. À la vérité, on rencontre des modèles élitiques différents des modèles occidentaux; chefferie, sociétés de sorciers, ou, dans les anciennes colonies d’Amérique, grands propriétaires fonciers. Le retrait des Occidentaux a mis face à face ces élites traditionnelles avec des élites techniques et scientifiques formées outre-mer. La circulation sans mobilité apparaît toutes les fois que les groupes traditionnels et les groupes modernes collaborent, voire se confondent (Côte-d’Ivoire). Un conflit entre eux entraîne instabilité. Le type révolutionnaire se trouve largement représenté (Cuba, Chine). Mais il arrive que l’instauration d’une «démocratie populaire» ramène le pouvoir entre les mains des élites anciennes. Les recherches en ce domaine aboutissent à des monographies d’histoire contemporaine, riches, vivantes, mais qui n’apprennent pas grand-chose sur la sociologie des élites.

La dynamique du changement des élites

Peut-on expliquer les changements qui surviennent à la tête de la société ou entre les élites par des facteurs individuels? Pareto fait systématiquement appel aux «résidus» des premier et deuxième genres: une collectivité montante serait particulièrement riche en «instinct des combinaisons», une collectivité installée cultiverait plus volontiers la «persistance des agrégats». Si Pareto veut dire que la nouvelle élite apporte du nouveau, qu’une élite traditionnelle incline au conservatisme, il énonce doctement ce que tout le monde voit. Il ajoute, en s’inspirant malheureusement de Machiavel, que la ruse succède à la force. Mais pour Machiavel l’élite doit toujours se montrer à la fois lion et renard puisque la précarité essentielle de la vie sociale transforme la conservation en retour au principe. On s’explique mal, par ailleurs, le quasi-silence sur les autres genres de résidus qui jouent sûrement un rôle.

Il existe, en réalité, une dynamique purement sociale de création, de lutte, de destruction ou de collaboration des élites. Un groupe dirigeant doit nécessairement obtenir des signes de sa dignité (surconsommation de prestige), assurer son emprise en développant les satisfactions de la base. Comme il n’excelle que dans son domaine, il fait appel à des groupes de spécialistes au sein desquels se constituent de nouvelles élites. On apprendra avec intérêt comment, au Moyen Âge, l’Église et la haute noblesse ont favorisé la formation d’élites intellectuelles et marchandes ou financières, soit pour les susciter, soit pour les réglementer. Les relations entre la noblesse et la haute bourgeoisie sont exprimées par Jacques Le Goff dans un raccourci exemplaire: «Vis-à-vis de la noblesse, il y a eu lutte, élimination ou assimilation». De la même manière, les intellectuels tantôt ont constitué des ordres d’Église, comme les oratoriens, tantôt ont revendiqué pour eux-mêmes la direction spirituelle (le positivisme), tantôt ont accepté un modus vivendi .

4. Élites, marginalité, antiélitisme

La marginalité, source des élites

Où trouver une population capable de constituer de nouvelles élites? La réponse est simple: ce ne peut pas être au sein de l’élite traditionnelle, ce ne peut pas être dans la base en tant qu’elle est infériorisée et dirigée; en revanche, on peut trouver des talents disponibles dans ces ensembles humains qui, mal intégrés partout, sont plus ou moins membres de plusieurs groupes, dont les activités et les normes culturelles s’écartent de la moyenne statistique et des représentations couramment acceptées. Les marginaux, goliards ou serfs échappés des villages, sont entrés dans les écoles et les universités ou ont constitué les premiers éléments de la bourgeoisie. C’était là une procédure d’intégration. Au XIIe siècle, Abélard écrivait des vers goliardesques entre deux textes sur les universaux; au XIIIe siècle, les clercs ont cessé d’être des gyrovagues, les philosophes-poètes ne subsistent qu’en Italie où il n’y a jamais eu de goliards. À la fin du XIXe siècle, poètes et artistes se subordonnent aux goûts de la bourgeoisie, ce qui, en vertu des hypothèses précédentes, les détruit en tant qu’élite. Il se forme alors une contre-élite, entièrement marginale (souvent même dans sa vie), symbolistes et impressionnistes. Au XXe siècle, les poètes et les artistes consacrés vivent en maudits. Snobisme ridicule? Plutôt reflet très fidèle de la génération antérieure.

Élites marginalisées

Les marginaux en mobilité ascendante peuvent montrer des traits d’irrégularité, voire de délinquance, qui ravissaient Pareto et heurtaient Mills: signes de marginalité rémanente et non d’élection. Ces caractères s’effacent au fur et à mesure de la montée: à Verlaine, clochard et ivrogne, et à Mallarmé, petit professeur sans grand titre, admiré de quelques amis, ont succédé des académiciens chargés de fonctions et d’honneurs, Régnier, Valéry, Claudel... Tous les groupes ne s’accomplissent pas aussi heureusement. Certaines élites sociales, qui ont vu leur rôle et leur statut décliner, comme le clergé, ont conservé une sorte de statut ambigu dans quelques milieux. L’élite de mandarins, chérie de la IIIe République, est restée en chemin, soit que les tâches administratives se soient valorisées contre les démarches intellectuelles, soit que les gouvernants sortis de son sein aient montré quelque maladresse. La formule, l’enseignement est un sacerdoce, se révèle d’autant plus ambiguë que, dans un pays autrefois catholique, elle implique un refus de connubium : le corps enseignant présente en effet une endogamie extrême et les individus des strates supérieures se marient souvent dans les strates inférieures, ce qui montre bien un groupe fermé et sans espoir.

L’antiélitisme et ses élites

C’est dans les alentours des universités que s’est développée une doctrine antiélitique, mal nommée parce qu’elle combat moins le choix que certains choix et qu’elle annonce le déclin inéluctable des hiérarchies dans un monde toujours plus égalitaire. Dans ces conditions, la présente analyse s’appliquerait à une société dépassée. Le thème est suspect puisqu’il associe un prétendu déterminisme historique à une opinion. Ce qui laisse sceptique, c’est que les soixante-huitards ont produit leur élite, le petit groupe de causeurs agréables, sympathiques, que la télévision exhibe de temps en temps et qui attestent par leur diserte présente que la noria de l’élite tourne inexorablement, brillante, dérisoire, peut-être tragique.

On sera donc plutôt enclin à suivre Roland Mousnier lorsqu’il montre à travers toute l’histoire comment les hiérarchies sociales se créent, se donnent une structure, acquièrent une fonction dirigeante... Accordons aux moralistes que tous les hommes sont égaux. Ajoutons que dans les faits et selon une nécessité apparente, comme dit Orwell: «Quelques-uns sont plus égaux que d’autres.»

Encyclopédie Universelle. 2012.