BIÉLINSKI (V. G.)
Les années 1830-1848 en Russie sont une période de réflexion, de fermentation intellectuelle. Les générations qui arrivent à la vie publique passeront par toutes les étapes de l’évolution spirituelle de l’Europe, du siècle des Lumières à Hegel et, pour certains, à Feuerbach et Marx. La société cultivée est déchirée par le schisme des slavophiles et des occidentalistes. La littérature est en pleine mutation: Pouchkine meurt en 1837, Les Âmes mortes paraissent en 1842, Dostoïevski débute en 1846, le romantisme s’achève, le réalisme commence. La pensée philosophique, politique et sociale, brimée par le pouvoir, trouve refuge dans la littérature et dans la critique, qui resteront pour longtemps son principal moyen d’expression. La vie littéraire change: la «grosse revue», épais volume mensuel, commence à porter la bonne parole aux quatre coins de l’Empire; elle paie ses collaborateurs, ce qui permet à des roturiers de vivre de la littérature. Le critique littéraire voit son rôle grandir considérablement: il n’est plus un simple juge, mais peut devenir le guide spirituel, le maître à penser de plusieurs générations. Au centre de tous ces phénomènes nouveaux se trouve la figure passionnée et tragique de Vissarion Biélinski, critique littéraire des deux plus importantes revues de l’époque, penseur fluctuant, inventeur de l’art engagé, père spirituel de l’intelligentsia. Son enseignement et son exemple orienteront pour longtemps le mouvement intellectuel de la Russie.
Un galérien des lettres
Boursier exclu de l’université de Moscou en 1832, officiellement pour résultats insuffisants, en fait, selon toute vraisemblance, pour avoir écrit une tragédie «immorale» et politiquement suspecte, Vissarion Grigoriévitch Biélinski gagne sa vie en plaçant des traductions, puis des articles critiques dans les revues moscovites Le Télescope et La Renommée . Le cycle Rêveries littéraires. Élégie en prose (1834) assoit sa notoriété. Dès lors, sa biographie se confond, pour l’essentiel, avec l’histoire de la littérature russe. Sa véritable université est le cercle de Stankévitch, où il se lie d’une amitié orageuse avec Bakounine et s’initie à la pensée philosophique allemande (1833-1839). En 1836, Le Télescope est interdit pour avoir publié la Lettre philosophique de Tchaadaïev, et le critique travaille (1838-1839) à L’Observateur moscovite , devenu entre-temps l’organe du cercle. Cette revue disparaît à son tour. Biélinski se fixe à Saint-Pétersbourg et devient (1839-1846) le critique attitré des Annales de la patrie , la deuxième «grosse revue» à être créée en Russie. Sous son impulsion, elle se transforme rapidement en organe de la littérature réaliste et de la pensée occidentale et libérale. Les meilleurs écrivains de l’époque y collaborent. Mais Biélinski est las des conditions dans lesquelles il doit travailler: labeur écrasant, salaire de famine; surtout, il trouve la revue trop libérale, trop conciliatrice; aussi passe-t-il en 1847 au Contemporain , fondé par Pouchkine et qui végétait depuis la mort du poète. Dans cette nouvelle revue, dirigée par ses amis Panaïev et Nékrassov, il espère pouvoir donner sa mesure. Mais, tuberculeux, miné par quinze ans de privations, il n’aura le temps d’y publier que cinq ou six articles importants. Un séjour en Occident, en 1847, ne parvient pas à rétablir sa santé. Il meurt au moment même où débute le «septennat de terreur» que déchaîne sur la littérature Nicolas Ier, épouvanté par la révolution européenne. Bien que son père ait obtenu la noblesse héréditaire, Biélinski est un représentant typique des classes roturières, et le premier écrivain russe de renom qui soit dans ce cas. Son genre de vie préfigure celui de l’intelligentsia pauvre des années 1860: gains chiches et irréguliers, conditions de travail difficiles, dépendance totale au point de vue matériel. Son origine explique tout ce qu’il y a de tranchant dans sa personnalité, surprenante sous le règne de Nicolas Ier. Nature passionnée, profondément intolérante, Biélinski n’a vécu que pour ses idées et pour leur triomphe; il n’use de compromis qu’avec la censure, dont quinze ans d’expérience lui ont donné une rare pratique. Sa correspondance, document humain de premier ordre, met à nu les ressorts de sa pensée. Biélinski a fasciné ses innombrables ennemis et laissé une impression profonde dans l’esprit de ses peu nombreux amis, dont plusieurs, et non des moindres, ne sont pas loin de penser que les années où ils l’ont connu furent l’époque la plus intéressante de leur vie.
Une critique lancinante
Biélinski est d’abord un critique: on peut ne tenir compte ni de ses deux drames, médiocres, ni de sa Grammaire russe , qui passa inaperçue. Il n’a pas été le premier critique russe ni même le premier critique influent (les journalistes Polévoï et Nadejdine avaient déjà beaucoup fait), mais il inventa un nouveau type de critique et en accomplit la mission: orienter la littérature, diriger les esprits. Il doit cette place éminente et unique en son temps aux qualités toutes nouvelles de son œuvre: l’ampleur (une soixantaine d’articles immenses et un millier de comptes rendus, qui recouvrent à peu près toute la production de l’époque et toute l’histoire de la littérature russe: personne n’en avait encore autant fait); la vis polemica , mélange de lourde ironie et de sarcasme amer (on dit que le critique Chévyriov, après avoir lu le pamphlet Le Pédant – 1842 – qui lui était destiné, n’osa pas sortir de chez lui pendant huit jours); l’instinct esthétique, très sûr, quoi qu’on en ait dit, qui fait de lui le premier découvreur de talents en Russie; le sens de l’actualité et des besoins de l’époque; et surtout un ton de conviction pathétique, qui frappa tant ses premiers lecteurs. Un article de Biélinski est un alliage irritant d’éléments contradictoires: après une introduction épuisante, qui dégénère en traité, très apprécié des contemporains, d’esthétique, de philosophie et d’histoire, vient, coupée à son tour de citations interminables et de digressions qui recommencent l’introduction, l’étude littéraire proprement dite, où se succèdent exclamations, invectives, appels à la conscience du lecteur, supplications. Incantation, en somme, plus qu’analyse. Ainsi armé, Biélinski a su imposer ses préférences et précéder son temps. Il a terrassé le romantisme artificiel de la littérature officieuse des années 1830 (Marlinski, Polévoï, Bénédiktov) et réduit à néant le triumvirat à la solde du pouvoir (Boulgarine, Gretch, Senkovski); en revanche, dès 1835, il impose Gogol en qui il voit le père de la nouvelle littérature russe, et il défend son œuvre avec acharnement (la querelle des Âmes mortes est restée célèbre); il salue en Lermontov le successeur de Pouchkine; il impose Koltsov, le premier poète de la campagne russe; en 1843-1846, il présente au public russe, en une imposante série de onze grands articles, la première analyse complète de l’œuvre de Pouchkine; à partir de 1844, enfin, il peut présider au triomphe de l’école «naturelle» (Dostoïevski, Gontcharov, Tourguéniev, Herzen, Nékrassov, Grigorovitch), qui engage pour longtemps la littérature russe dans la voie du réalisme. La méthode critique de Biélinski est résolument historique et philosophique. Inlassablement, il refait toute sa vie l’histoire de la littérature russe, dont ses articles, notamment ses célèbres revues annuelles (1841-1848), sont le premier cours qui ait existé en Russie. Après avoir douté un temps qu’elle existât, il y discerne deux grands courants, artistique et idéaliste, d’une part (culminant avec Pouchkine), et satirique, de l’autre, qui se rencontrent finalement dans l’œuvre de Gogol. Mais la littérature et son histoire participent elles-mêmes à un ensemble philosophique dans lequel, à vrai dire, Biélinski s’embrouilla souvent, de la Weltseele de Schelling à la réalité raisonnable de Hegel. Incapable de traiter un sujet sans le rattacher à tout un système de valeurs morales et esthétiques, Biélinski reste fidèle à quelques grandes idées: la littérature doit être et ne peut pas ne pas être l’un des moyens d’expression de l’esprit national (narodnost’ ); elle doit décrire la réalité, même la moins glorieuse (c’est le grand critère de Biélinski, celui auquel il n’a cessé de mesurer une œuvre); après être dialectiquement passé par tous les stades de la théorie de l’art pour l’art, il en arrive enfin à la notion essentielle, à laquelle son nom reste attaché; la littérature doit servir les idéaux de la société: «L’art aujourd’hui n’est plus un maître mais un esclave, serviteur de fins qui lui sont étrangères» (1845). La vie de l’écrivain, pour lui, est le meilleur commentaire de ses œuvres, et ses œuvres sont la justification de sa vie.
Biélinski le prophète
Par là même, Biélinski est bien plus qu’un critique: un prophète, un de ceux qui voient dans le présent le sens de l’avenir, qui comprennent et qui crient. Schelling ne le satisfait pas longtemps. Hegel, pour lequel il s’enthousiasme en 1838-1840, le ramène à la réalité. Identifiant, avec son nouveau maître, le réel et le rationnel, enivré d’avoir compris le sens de l’histoire, Biélinski commence par chanter les louanges de l’autocratie russe, étape «rationnelle» de l’histoire russe, prône l’art non engagé, professe le caractère inconscient de la création artistique. Mais, dès 1841, il a trouvé sa voie. Champion des occidentalistes les plus radicaux, il sera jusqu’à la fin leur porte-parole, tout en admettant que l’existence des slavophiles répond à un besoin. Violent en parole et dans ses lettres (socialisme, amour «à la Marat» de l’humanité, vertu de la guillotine), Biélinski se fait à la fois âpre et prudent dans ses écrits pour défendre les grandes idées qui lui sont devenues chères: dignité de la personne humaine (c’est le thème essentiel), foi dans le progrès, subordination de l’art, rôle éminent de l’écrivain dans l’éveil et la prise de conscience de la société. Ce sont ces convictions qui donnent tout son sens à la fameuse lettre de Biélinski à Gogol du 15 juillet 1847, grand moment dans l’histoire de la pensée russe, où s’affrontent deux conceptions opposées du progrès social. Gogol avait prêché publiquement l’acceptation de l’ordre établi et son amélioration par le perfectionnement intérieur et individuel de l’homme; Biélinski, sans chercher à le comprendre, sans même, probablement, être capable de le comprendre, l’accuse d’avoir trahi la mission de l’écrivain russe et lui oppose son programme de réformes, antitsariste et anticlérical: aucun perfectionnement individuel n’est possible dans une société dont les institutions sont mauvaises. Circulant en nombreuses copies clandestines, la lettre de Biélinski (dont la lecture publique, deux ans plus tard, causera la perte de Dostoïevski) est le premier manifeste du mouvement révolutionnaire russe et, pour près de soixante ans, la charte de l’intelligentsia.
On n’a jamais songé à nier l’influence spirituelle de Biélinski, mais on a parfois contesté qu’elle fût bonne. L’échec de la révolution de 1905, ressenti comme une défaite de l’intelligentsia, le déclin du réalisme au début du XXe siècle ont conduit à mettre en doute la valeur de Biélinski, guide de la première et champion du second. En 1913-1914, dans deux études qui firent scandale, le critique Iouri Aïkhenvald rassembla en faisceau toutes les insuffisances de Biélinski: manque de culture, incompréhension de la philosophie, verbosité insupportable, contradictions perpétuelles, pensée sans originalité, intolérance farouche, illusions libérales incompatibles avec sa réputation de révolutionnaire, incapacité de comprendre le point de vue d’autrui, contresens esthétiques, étroitesse de sa conception utilitariste de l’art. Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches: Biélinski n’a pas vraiment compris Pouchkine, il s’est entiché d’écrivains (surtout étrangers) de second ordre, il est souvent intolérant et verbeux, l’utilitarisme, on le pense aujourd’hui, est la mort de l’art. Mais c’est confondre la manière et le fond, la doctrine et l’usage qu’on en fait: la doctrine de Biélinski sera poussée dans ses conséquences les plus extrêmes par les critiques radicaux des années 1860, mais, par exemple, son utilitarisme esthétique est loin d’être aussi étroit qu’on le croit généralement. Surtout, c’est ne pas voir que le «phénomène Biélinski» a été un produit naturel de l’autocratie russe.
Biélinski n’a été que trop souvent transformé en icône sur laquelle veillent avec un soin jaloux les gardiens de l’orthodoxie. Mais, assoiffé d’absolu, perpétuellement en quête d’une conception du monde susceptible de passer dans la pratique – et bien russe sur ces deux points –, il a légué à ses compatriotes l’image d’une vie entière consacrée à la recherche de la vérité et de la justice.
Encyclopédie Universelle. 2012.