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LIBERTINS
LIBERTINS

Le XVIIe siècle est, dans l’ensemble de l’Europe, une époque de restauration des hiérarchies civiles et ecclésiastiques, aussi bien que des valeurs traditionnelles dans le domaine de la morale et de la religion. Mais derrière ce retour à l’ordre existe une famille d’esprits qui ne sont pas d’accord avec leur siècle, et qui placent très haut l’indépendance de la pensée. On les appelle «libertins». Le mot appartient d’ailleurs au langage de la polémique. Il veut être injurieux. Et, d’autre part, il est d’une grande confusion car il s’applique aussi bien à certains jeunes débauchés de la noblesse, qui refusent d’adhérer à l’ordre moral, qu’à certains philosophes dont le souci de liberté philosophique s’associe à une profonde horreur du scandale.

Il est nécessaire d’étudier ces deux sortes de libertinage, de marquer la place qu’elles occupent dans un monde demeuré chrétien. On le fera en plaçant au centre de cette enquête la France, où ces mouvements ont été particulièrement vifs et importants, mais sans oublier les apports, d’une efficacité capitale, de l’Angleterre et de l’Italie. D’autre part, on exposera la pensée des «libertins» philosophes, pour fixer leur véritable position en face de l’ordre civil et de l’orthodoxie.

Originairement, le libertinage est une «licence de l’esprit qui rejette les croyances religieuses», et les libertins du XVIIe siècle peuvent être considérés comme les ancêtres directs des «rationaux», puis des philosophes de l’âge des Lumières. Après la mort de Louis XIV, qui déchaîne des forces depuis longtemps contenues, la Régence donne libre cours à un épicurisme plus pratique que spéculatif: ce n’est pas l’irréligion qui caractérise d’abord les roués, mais une propension sans frein à la débauche. Le mot de libertinage prend alors des acceptions de plus en plus flottantes, jusqu’à désigner, pour finir, toute frivolité ou liberté de comportement. Pour en trouver une définition un peu précise, il faut avoir recours à la production romanesque du XVIIIe siècle: de Crébillon fils à Duclos et à Choderlos de Laclos, il se développe en effet une sorte de théorie du libertinage, mise en action par des personnages calculateurs et épris d’analyse. Qu’on les nomme «petits-maîtres», «fats» ou «caillettes», ces libertins sont issus de la réalité sociale, sans qu’on puisse dire qu’ils la reflètent purement et simplement: ils possèdent l’autonomie et la cohérence de types littéraires qui introduisent des principes d’explication dans la confusion des choses et qui ont la passion d’ordonner le monde sous leur regard.

1. Le libertinage au XVIIe siècle

L’athéisme des aristocrates

Les premières manifestations d’une pensée libertine au XVIIe siècle apparaissent aux environs de 1620 dans un milieu très particulier, la jeunesse de la cour. Ces jeunes libertins cherchent le scandale, se moquent des prédicateurs, affectent de ne pas observer la règle du jeûne et de l’abstinence, chantent dans les cabarets des couplets impies et obscènes. À cette date, ils ont un chef de file, Théophile de Viau (1590-1626). Quand le mouvement est étouffé à Paris, il subsiste à la cour de Gaston d’Orléans, frère du roi; on le retrouve chez les jeunes bourgeois riches vers 1650. Et toujours ce libertinage vise à faire des éclats. Jacques des Barreaux (1599-1673) prêche l’athéisme et, comme dit Guy Patin, «infecte» de pauvres jeunes gens de son libertinage. Ces messieurs du Marais, écrit Retz, «s’emportaient tous les jours dans des excès qui allaient jusques au scandale». Le Don Juan de Molière n’est pas une création en l’air, et tel mot, tel geste de ce libertin sont inspirés d’anecdotes précises et que nous connaissons.

Les athées débauchés ne manquent même pas dans la jeune noblesse qui forme l’entourage de Louis XIV vers 1665. Il y en avait, dit la tradition, dans la société que les Vendôme recevaient plus tard au Temple.

Ces faits, qui attirent l’attention, ne sauraient pourtant satisfaire l’esprit. Ce que l’on voudrait savoir avec précision, c’est la secrète diffusion du libertinage dans les différentes classes de la société. Nous en sommes réduits à des indications fragmentaires. Le hasard d’une publication nous apprend qu’en 1631, de l’avis du résident de l’Empereur en France, la religion catholique est méprisée des gens de la haute classe et des letttrés (von den gelehrten und hohen Standes Personen veracht ). À la fin du siècle, les correspondances conservées permettent de penser que l’athéisme est général dans l’aristocratie. La duchesse d’Orléans a, en 1699, une phrase extrêmement forte: «La foi est éteinte en ce pays, au point qu’on ne trouve plus un seul jeune homme qui ne veuille être athée.»

On retrouve là l’attitude provocante déjà constatée en 1620. Mais seule la haute noblesse peut se la permettre. Dans la bourgeoisie, on devine un respect plus grand des valeurs établies, mais qui dissimule soit une impossibilité d’adhérer, soit un ferme refus de croire. Les Mémoires du curé de Saint-Étienne-du-Mont prouvent l’existence de libertins à la fois discrets et résolus. Le même phénomène réapparaît un peu plus tard. L’auteur du Speculum christianae religionis , en 1666, parle de nombreux esprits qui semblent chrétiens et qui sont en réalité «politiques», qui nient les mystères ou qui en doutent, et qui ramènent la religion à la politique, c’est-à-dire à des considérations d’ordre public. À la fin du siècle, une partie importante de la classe cultivée adhère sans doute en secret à ce que l’on appelle alors «un sage déisme».

La pensée libertine

Le libertinage, à cette époque, relève donc moins de l’histoire des idées que de l’histoire des attitudes collectives et, par conséquent, de la société. Il est moins un système qu’une conduite fondée sur la non-adhésion, secrète ou manifeste, aux croyances du corps social. Mais tout naturellement, chez certains, il tend à prendre une forme théorique. Il s’appuie sur des systèmes intellectuels déjà existants, sur le matérialisme ou le déisme.

Le matérialisme

Sans vouloir donner aux opinions des libertins une netteté qu’elles n’avaient pas, il semble, en effet, que l’on peut parler de deux «systèmes» suffisamment distincts. Le premier met l’accent sur la Nature, l’autre sur une Raison infinie qui est Dieu. Les origines de ces systèmes sont différentes et leur aboutissement aussi. Il faut, d’ailleurs, ne pas oublier qu’à l’époque les mots déiste et athée sont très souvent employés l’un pour l’autre.

Le matérialisme des libertins français a des sources lointaines, Démocrite et Épicure. Mais il en a de beaucoup plus proches et importantes, qui sont les philosophes de la Renaissance italienne. L’école aristotélicienne, telle qu’elle s’affirme à l’université de Padoue, attire de nombreux Français. On citera seulement le jeune Gabriel Naudé (1600-1653), qui, pendant trois mois, reçut les confidences de l’illustre Cesare Cremonini (1550 env.-1631). Il apprit, dans des entretiens privés, ce que cachait l’aristotélisme que Cremonini enseignait dans ses cours. On connaissait aussi Pietro Pomponazzi (1462-1525), qui enseignait la «mortalité» de l’âme. On avait vu en France, à Paris et à Toulouse, Lucilio Vanini (1585-1619), ancien étudiant de Pomponazzi et tout rempli de l’averroïsme de son maître. Mais surtout les «curieux» avaient connaissance de Giordano Bruno (1548-1600), de sa mort tragique et de sa philosophie. Contre celui-ci, le P. Mersenne (1588-1648) écrivit une ample réfutation dans son Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps en 1624, mais cette réfutation ne pouvait que mieux faire connaître en France le philosophe italien.

Il serait plus que difficile de ramener ces différentes formes d’«athéisme» à un système rigoureux. Mais le trait qui a frappé les Français, c’est la conception du monde comme un gigantesque animal, être vivant et organique, où toute forme tendait vers des formes plus parfaites dans l’infini du temps et de l’espace. Même si le mot Dieu apparaissait encore dans cette philosophie, il ne pouvait signifier que la nature, infiniment féconde, et celle-ci rendait pleinement compte de l’univers. La spiritualité et l’immortalité de l’âme perdaient toute signification puisque tous les êtres passaient d’une forme à l’autre à travers la durée infinie.

Cette philosophie était probablement celle de Théophile de Viau en 1620. Elle est certainement celle de Cyrano de Bergerac (1619-1655), trente ans plus tard, et le texte authentique de ses États de la Lune en apporte la preuve. Cyrano n’était pas le seul à y adhérer. Il existe un énorme manuscrit de quinze cents pages intitulé Theophrastus redivivus , daté de 1659, qui la développe systématiquement: le monde est éternel, l’immortalité est une chimère et l’homme est un animal comme les autres. Secrètement, les esprits libres gardaient le souvenir de cette philosophie et lui donnaient son vrai nom. En 1698, une perquisition de police découvrait un manuscrit intitulé La Croyance des matérialistes . L’influence grandissante et secrète de Spinoza (1632-1677) allait dans le même sens. Les historiens de la philosophie ont le droit de prétendre que c’est là un contresens. Mais ce qui importe, c’est que le matérialisme se développe dans les dernières années du siècle, et qu’il se réclame du philosophe d’Amsterdam.

Le déisme

D’autres libertins, et probablement beaucoup plus nombreux que les premiers, ne mettaient pas en question l’existence d’un Dieu qui était la Sagesse infinie. Mais ils voyaient une contradiction radicale entre ce Dieu des philosophes et le Dieu de la Bible. Ils se réclamaient des écrivains de l’Antiquité et, par-dessus tout, du De natura deorum de Cicéron. Ils y joignaient Julien l’Apostat et les autres païens, comme Porphyre et Jamblique, qui avaient jadis combattu le christianisme. Ils affirmaient que l’idée de Dieu est innée dans l’homme, qu’elle a été imprimée en lui par la nature même. Ils en trouvaient, d’ailleurs, des preuves dans le mouvement régulier des astres, dans leur ordonnance, dans la finalité que révèle l’anatomie humaine. Mais comment concilier ces évidences avec l’idée chrétienne de Dieu? Comme jadis le demandait Celse, si c’est le Dieu suprême qui a créé le monde, comment justifier la présence du mal? Comment Dieu peut-il se repentir, comme le veut la Genèse, à cause de l’ingratitude et de la perversité de ses créatures? Pourquoi maudit-il ce qu’il a fait? Porphyre, de même, avait montré que le récit de la chute était incompatible avec la sagesse comme avec la bonté de Dieu.

On possède, datant des vingt premières années du XVIIe siècle, un poème qui reprend toutes ces idées. Ce sont les Quatrains du déiste . Complètement étranger à la philosophie padouane, l’auteur des Quatrains s’en tient très strictement aux idées de la sagesse antique sur la véritable conception de l’Être suprême. Il l’oppose au Dieu des «superstitieux». Le déisme, dont on suit la trace à travers tout le siècle, a trouvé dans ces quatre cent vingt-quatre vers l’exposé définitif de ses principes. Ce déisme philosophique constituait la religion de l’abbé de Chaulieu (1639-1720), aussi bien que celle de Fontenelle (1657-1757). En Angleterre, de très nombreux esprits dans l’élite intellectuelle lui étaient acquis. C’est le cas notamment d’Herbert de Cherbury (1583-1648) dans son De veritate de 1624, dont la diffusion fut considérable à partir de sa réédition de 1633.

Le libertinage critique

Qu’ils fussent athées ou déistes, les libertins étaient amenés à faire la critique des religions positives. Il leur fallait discuter les arguments que les écrivains religieux leur opposaient.

Le miracle était une des pièces maîtresses de l’apologétique catholique. Déjà les Italiens du XVIe siècle avaient repris les objections du De divinatione et du De natura deorum de Cicéron. Pomponazzi l’avait fait dans son De incantationibus , et son argumentation avait servi de modèle à l’époque suivante. Jérôme Cardan (1501-1576) avait repris ses objections dans le De rerum varietate . Les Italiens avaient insisté sur l’explication naturelle qu’il est toujours possible de donner aux miracles. Quand un libertin du XVIIe siècle les explique par le travail de l’imagination, il peut se réclamer de Marsile Ficin (1433-1499) et de Pomponazzi. La critique des libertins se plaît également à relever les contradictions de la Bible. Le P. François Garasse (1585-1631), au Ve livre de sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1628), relève seize de ces contradictions que les libertins exploitent, et il entreprend de les anéantir. Les déistes relevaient d’autres impossibilités encore. Ils notaient la confusion des chronologies qu’il était possible de tirer des textes sacrés. À mesure que les sciences naturelles se développaient, ils faisaient valoir l’invraisemblance de certains récits, l’universalité du déluge par exemple, ou encore le soleil s’arrêtant sur un ordre de Josué.

Cette critique des religions positives prit rapidement la première place dans les préoccupations de ceux qu’on appelait libertins. Il devenait moins important de donner son adhésion à une philosophie soit matérialiste, soit rationaliste. C’est à ruiner les arguments du christianisme que s’appliquent les libertins. Deux hommes, François de La Mothe Le Vayer (1588-1672) et Gabriel Naudé, jouèrent dans ce domaine un rôle essentiel, et ils le jouèrent de bonne heure, le premier dès 1630, le second moins de dix ans plus tard. De vastes lectures, dans la littérature ancienne comme dans les récits de voyages récents, leur permettent de faire apparaître les illusions de l’apologétique. Il n’est pas vrai que tous les peuples croient en Dieu, la preuve du contraire est faite, et par conséquent la croyance en Dieu n’est pas innée dans l’homme. Il n’est pas vrai qu’il y ait, dans les différentes religions, des valeurs communes car elles se contredisent sur tous les points. Il n’est pas vrai que la religion soit le fondement de la morale, car le cas d’athées vertueux est fréquent.

Cette intervention d’un esprit essentiellement critique et non plus métaphysique s’explique sans peine par le progrès des sciences positives à cette date. Il devient évident que la science ne peut plus se fonder sur l’autorité. C’est précisément ce sens de la méthode que les libertins avaient trouvé dans les Essais de Montaigne. Ils le retrouvaient dans les Essais de Bacon. Le retentissement de ceux-ci, en France, fut énorme et l’on a relevé, pour ne prendre qu’un exemple, qu’une des pages les plus audacieuses de La Mothe Le Vayer était la pure et simple traduction d’une page de Bacon.

La critique des preuves positives et historiques du christianisme se développa à travers le siècle. Hobbes, en 1651, dans un chapitre du Léviathan attaqua l’origine mosaïque du Deutéronome au moyen des principes de la critique interne. En 1655, Isaac de La Peyrère (1594-1676), dans ses Preadamitae , souligna dans les livres attribués à Moïse d’inexplicables contradictions: point de départ d’une recherche qui allait aboutir au siècle suivant à la «théorie documentaire» et à la ruine définitive de l’autorité du Pentateuque. À partir de 1670, l’infiltration en France du Tractatus fortifia le courant de la nouvelle critique.

En Angleterre, ce mouvement prit des proportions particulièrement importantes, et les historiens anglais parlent avec raison d’un «déisme critique». Les œuvres de John Spencer, dès 1663, puis de J. Marsham en 1672, de Thomas Hyde en 1700 manifestaient l’intervention de la méthode critique dans les sciences religieuses. Les positions adoptées par John Locke (1632-1704), le Christianity not Mysterious de John Toland (1670-1722), en 1696, révélaient la diffusion de cette science nouvelle dans le monde des philosophes.

Un grand nom, pour l’Europe savante tout entière, scella à la fin du XVIIe siècle la révolution qui venait de se produire. Le Dictionnaire historique et critique de Bayle (1647-1706), paru en 1695-1697, fut à la fois le résumé des résultats de la critique moderne et la preuve de sa fécondité. Il ne resta aux esprits attardés que de reprocher à Bayle d’être un athée et un spinoziste caché.

Le libertinage épicurien

Quelques lignes suffiront pour évoquer une forme de pensée libertine qui se concilie sans peine avec les précédentes, mais sans se confondre avec elles. Puisque le libertinage était avant tout une attitude de non-adhésion, il était naturel qu’il préconisât l’épicurisme fondé lui-même sur une culture de l’individu. On le trouve déjà chez Théophile. Il reçoit sa consécration philosophique avec Pierre Gassendi (1592-1655). Puis J. Des Barreaux, N. Vauquelin des Yveteaux (1567-1649), Mme Deshoulières (1637-1694) exaltent une morale où les fausses valeurs de l’or et de l’ambition sont condamnées, une morale qui préconise l’équilibre harmonieux, la sagesse, et, parmi toutes les vertus, l’amitié. C’est cet épicurisme délicat que l’on retrouve à la fin du siècle chez Chaulieu. Il inspire l’œuvre de Saint-Évremond (1614 env.-1703). Il faut ne pas connaître cette époque pour voir chez les épicuriens un égoïsme jouisseur et sottement optimiste. Personne n’a mieux senti que Saint-Évremond le tragique de la vie, les contradictions de la nature humaine. Mais au lieu de croire, comme Pascal, qu’il fallait tendre les bras vers le Rédempteur, il pensait que nous devons nous accepter tels que nous sommes, et que le vrai courage est là.

2. Les libertins du XVIIIe siècle

Une nouvelle typologie du libertinage

Dans le langage courant du XVIIIe siècle, le mot de libertinage renvoie à des sens aussi divers que partie de plaisir, plaisir, sensualité, principes de dévergondage et de dissipation, liberté de ton et de parole, etc. Le libertin est l’homme à bonnes fortunes, du coquin au débauché, du polisson au licencieux. C’est Crébillon fils (1707-1777) qui, le premier, a proposé une définition précise et fondé du même coup une typologie du libertinage qui allait connaître un grand succès: est libertin, pour lui, l’homme qui se sert de l’amour pour assurer le triomphe de sa fantaisie aux dépens de sa partenaire, qui érige l’inconstance en principe et qui, ne cherchant que le plaisir de ses sens et la satisfaction de sa vanité, n’accorde rien au sentiment dans l’entreprise de la conquête amoureuse. Obsédé par ce qu’en dira le public, il joue un jeu mondain, dont les règles s’appellent bienséances et usages. Mieux: il sait qu’il ne peut réussir qu’en «se défigurant sans cesse», c’est-à-dire en érigeant l’hypocrisie en ligne de conduite. Subsidiairement, il a, comme Versac et Valmont, «la plus haute naissance, l’esprit le plus agréable et la figure la plus séduisante». Sa seule occupation: réduire à merci les femmes sur qui il a jeté son dévolu, rompre avec elles et prendre la société à témoin de l’étendue et de la qualité de ce triomphe.

Pour le libertin, en effet, rien ne se passe dans le secret des cœurs ni ne doit rester contenu dans l’ombre des alcôves. Sans le public, son souverain juge, il n’existe pas: un réseau de regards suit son moindre déplacement et guette chaque mouvement de son visage. Qu’un détail échappe d’aventure à ces permanents spectateurs, il se charge aussitôt de le leur apprendre: l’indiscrétion est une obligation absolue pour le séducteur conscient de ce qu’il vaut. Aussi est-ce le public qui impose ses rites au libertinage et qui circonscrit le champ où il peut s’exercer: c’est lui, pour commencer, qui impose l’idée qu’il est honteux d’être fidèle et que l’amour est un «préjugé gothique». La décence n’étant rien d’autre que «ce qui se fait», reste à savoir se conduire comme il convient, d’où l’importance de la science du monde, qui ne s’obtient que par l’expérience et dont l’acquisition va de pair avec une maîtrise croissante du langage. Apprendre le code en usage, avec ses mots de passe, ses signaux et les subtilités de son jargon, c’est à quoi servent les éducations sentimentales bien tempérées.

De Crébillon fils à Laclos (1741-1803), en passant par tous les épigones du premier (qui furent très nombreux jusqu’aux années 1750), ces conditions demeurent nécessaires au strict exercice du libertinage, art de haute stratégie, fondé sur une rigoureuse analyse des mécanismes de l’amour et du désir. On ne saurait, par conséquent, confondre la littérature libertine avec les romans et les poèmes gaillards, licencieux, ou érotiques: ni Caylus, ni Grécourt, ni Restif, ni le Nerciat des Aphrodites n’appartiennent à son domaine. Casanova non plus: ce maître de la séduction ne s’est jamais servi de l’amour pour éprouver son empire sur autrui; sa sensualité, spontanée et avide de conclure, fait bon ménage avec une certaine morale du sentiment et ne viole qu’à contre-cœur les conventions établies; sa tactique consiste surtout à improviser, en suivant l’inspiration d’un optimisme impavide et d’un goût illimité du bonheur. Voilà, soit dit en passant, un excellent exemple des équivoques du vocabulaire en cette matière: parangon du libertinage, si l’on se fie au sens courant du terme au XVIIIe siècle et de nos jours, Casanova est d’une toute autre lignée que les héros du roman libertin à la française. Il n’entretient avec eux que des relations de lointain cousinage.

Le roman libertin

Figures et situations

Dans un cadre à peu près fixe, qui est toujours un champ clos (salon, boudoir, carrosse, maison de campagne ou chambre à coucher), le personnel romanesque libertin est d’une remarquable permanence. Outre les maîtres de l’escrime amoureuse, comme Versac et Valmont, il comprend d’abord quatre catégories de femmes: les philosophes sans préjugés qui se veulent les égales des séducteurs, mais qui sont assez rarement au premier plan du récit (Laclos, sur ce point, innovera); les débutantes qui croient encore à l’amour-passion et qu’on déniaisera vite; les femmes du monde lucides et raisonneuses, assez habiles dans les équivoques pour savoir jouer le rôle que le monde attend d’elles; et, surtout, les héroïnes vertueuses, attachées à leur gloire et livrées aux chimères du cœur, proies difficiles et vraiment dignes de l’attention des conquérants: comme la Princesse de Clèves, qui leur a servi de modèle, elles se croient armées par les conseils qu’elles ont reçus et par les lectures qu’elles ont faites; attaquées, elles recourent aux mêmes parades que leur devancière (prudence, fuite, voire aveu à leur mari), mais c’est en vain qu’elles cherchent à se maintenir en sécurité, leur chute est inéluctable (ainsi la marquise de M... chez Crébillon, et Mme de Tourvel chez Laclos). Du côté des hommes, enfin, en plus des petits-maîtres qui rivalisent d’exploits avec le héros, on trouve des jeunes gens au sortir de l’adolescence, dont certains ont l’étoffe désirée pour recevoir les leçons du maître (Meilcour, dans les Égarements du cœur et de l’esprit , 1736).

Une fois mis en place ces divers personnages, on peut distinguer plusieurs schémas d’action typiques du libertinage. Le plus commun et le plus général s’énoncerait ainsi: étant posés un certain nombre d’éléments en apparence contradictoires, est-il possible d’en tirer des conséquences imprévues ou de leur imposer une logique préétablie? La situation romanesque naît ici d’une expérience que le personnage veut faire, voire d’un théorème de psychologie qu’il désire démontrer: ce qui importe pour lui, c’est d’imposer sa loi aux événements et de rendre réel l’impossible, fût-ce dans les domaines les plus futiles. Chez Crébillon, déjà, une entreprise de séduction est avant tout une victoire de l’intelligence: peut-on obtenir tout d’une femme sans lui dire qu’on l’aime et renouveler son triomphe en lui affirmant qu’on ne l’aime pas? Un autre veut faire céder sa partenaire en détaillant la muflerie dont on fait immanquablement usage en amour, un autre encore en s’offrant le luxe de lui dire des vérités toutes crues qu’elle ne comprend pas... Avec la séduction d’une femme à principes, qui est la pierre de touche de la valeur libertine et qui se retrouve dans tous les romans notoires du genre (Lettres de la marquise de M... au comte de R... (1734), de Crébillon fils, Confessions du comte de X... (1741), de Charles Duclos, Thémidore (1745), de Godart d’Aucourt, Les Infortunes de la vertu , de Claude Dorat, Les Liaisons dangereuses (1782), de Choderlos de Laclos, etc.), l’éducation sentimentale d’un jeune homme de seize ou dix-sept ans par une femme de trente-cinq ou de quarante, assortie parfois de doctes exposés de stratégie comparée, le partage d’un cœur entre l’amour-passion et l’amour-goût, les démonstrations de prosélytisme libertin, telles sont les principales situations qui fournissent à l’intrigue ses supports romanesques.

Le triomphe de l’analyse

Quelles que soient les différences, souvent notables, qui séparent les romanciers libertins du XVIIIe siècle, ils ont tous en commun le goût de l’analyse psychologique: héritiers des classiques en ce sens, ils croient à l’existence d’une nature humaine «générale» et, par suite, codifiable par l’observation et l’expérience. Cette science de l’homme est valable pour tous les cas particuliers qu’on rencontre, pour peu que l’intelligence demeure vivante et capable d’invention: il ne faut, certes pas, se fier aux leçons apprises comme à une scolastique, mais il est essentiel d’étudier, comme la marquise de Merteuil, les ressorts qui font agir les hommes. D’où le penchant de Crébillon fils, Duclos (1704-1772), Laclos pour les maximes dans le goût des moralistes, et l’amour qu’ils prêtent à leurs personnages pour les théories générales et pour les exposés de méthode.

Le premier article de la doctrine psychologique du libertinage est qu’on peut saisir la pensée des gens et les motifs qui les font agir par l’observation de leur comportement: il n’existe pas de sentiment qui ne se traduise en sensation, ni de sensation qui ne s’extériorise en geste physique. Il en découle que le libertin s’applique à réduire l’obscur au clair et que son habileté dans ce domaine lui donne un vif sentiment de sa supériorité sur autrui. Les hommes se diviseraient ainsi en deux catégories: ceux qui pensent et ceux qui se laissent emporter par des mouvements «involontaires et inconnus», ceux qui savent et ceux qui sont ignorants, ceux qui agissent sur le troupeau et ceux qui se laissent manier. Voilà pourquoi toute entreprise de libertinage est, par définition, un acte de violence exercé sur autrui, pour prouver sa propre grandeur par l’humiliation du partenaire. Mais, en même temps, elle est le résultat d’une sorte d’ascèse, qui conduit le libertin à tout contrôler de sa propre vie psychologique et à en éliminer tout ce qui est inconnu ou indéfinissable: il sait nommer d’un mot juste tout ce qu’il rencontre, alors que le commun des mortels ne cesse de prendre chaque sentiment pour un autre, par ignorance, lâcheté ou aveuglement. L’exercice exact du langage est un article essentiel du programme des vrais séducteurs, qui se règlent sur une idée d’eux-mêmes clairement exprimée et s’y conforment ensuite avec fidélité jusque dans leurs plus petites actions.

Pour comprendre, le libertin sépare les données du problème qui lui est posé et les ramène chacune à leurs composantes élémentaires. Son premier théorème, c’est que l’esprit a ses lois qui ne sont pas celles du cœur et que les raisons du cœur, à leur tour, diffèrent fondamentalement de celles du corps. Aussi Crébillon fils, par exemple, dissèque-t-il avec une minutie extrême (et qui n’a d’égale que celle de Marivaux dans le domaine qu’il explore) les nuances et les degrés du désir, pour le différencier très précisément de la tendresse et de l’amour. Définir l’occasion, le moment, le caprice, la surprise, le coup de foudre, les équivoques du cœur, dégager les caractères de l’amour-goût et les lents glissements qui s’opèrent à travers les sensations, voilà les termes de sa géométrie, que reprend Laclos dans une large mesure et qu’il met au service d’une perspective plus ambitieuse. C’est que, des années 1730 à 1782, la sensibilité du public a fortement évolué: en donnant son chef-d’œuvre, le roman libertin à la française chante aussi son chant du cygne.

Évolution et mort d’un genre

«Il y a quinze ans, écrit Grimm en 1771, que M. de Crébillon ne vit que de chutes»: le drame du créateur du roman libertin est, en effet, de s’être trop longtemps survécu. Instaurateur d’un genre qui a largement triomphé jusqu’en 1740 et peut-être un peu au-delà, il a vu de nouvelles générations d’écrivains proposer de nouveaux modèles à leurs lecteurs. Bien que le courant sentimental n’ait jamais été tari dans la littérature en France, il resurgit avec force à partir de 1750: l’amour de la vertu, de plus en plus, est lié à l’idée du bonheur, et la description géométrique du libertinage commence à lasser. Dorat (1734-1780) la nuance de «philosophie», après Duclos, qui l’avait assortie de considérations morales très explicites: c’est la défaite du libertin qu’on va bientôt se complaire à décrire. Lorsque Choderlos de Laclos récupère enfin, dans Les Liaisons dangereuses , l’essentiel de l’apport de Crébillon fils, qu’il s’agisse des personnages, des situations et des méthodes d’analyse, il donne à son roman une ampleur tragique toute nouvelle. Se connaître et connaître autrui n’est plus chez lui une fin en soi, et ce n’est plus tant l’exposé de la casuistique libertine qui l’intéresse que la vision d’un monde modelé par la volonté de puissance de quelques-uns et en proie à la violence du mal. Il ne s’agit pas d’abord, pour Valmont et Merteuil, de satisfaire un goût ou une fantaisie de l’amour-propre, mais bien de réduire autrui en esclavage, de lui dénier toute autonomie et de ne devoir qu’à soi-même, en fin de compte, sa force et son bonheur. De l’importance reconnue au comportement, on passe à l’idée que l’acte crée le personnage; du corps à corps du désir, à la conviction que l’homme est un loup pour l’homme et qu’une guerre meurtrière, en particulier, oppose les deux sexes; du prestige accordé à l’intelligence, enfin, à l’ambition de modeler le réel sur sa propre pensée. Mais, en regard, le personnage type de la femme vertueuse acquiert chez Laclos une stature grandiose: la victime est l’égale de son bourreau par personne interposée, c’est-à-dire de Mme de Merteuil, car Valmont finit par apparaître bientôt comme un «saint de village» et comme un libertin perdu par le libertinage, pour n’avoir pas reconnu la puissance de l’amour, lui qui se piquait, selon son catéchisme, de tout savoir nommer.

Le roman libertin trouve ainsi son apothéose en se détruisant lui-même: poussé jusqu’à son extrême logique, il débouche sur l’éloge de cet amour-passion qu’il avait discrédité en accord avec la société du premier tiers du XVIIIe siècle. Chez Dorat, les petits-maîtres étaient devenus raisonneurs et, essayant en vain de faire la synthèse de Crébillon et de Rousseau, ils s’étaient mis à ressembler, selon le mot de Grimm, à des «Socrate de toilette», prompts à affubler «la philosophie et la morale de toutes les fanfreluches de la frivolité». Laclos a réussi à donner du poids à leurs caprices et à leurs entrechats, en portant leur cruauté jusqu’à son plus haut degré d’incandescence. Après lui, on ne trouvera plus qu’à parodier le libertinage: ce sera ainsi, en 1789, le savoureux Faublas , larmoyant et salace, vertueux et sensuel, qui jette allégrement par-dessus bord analyse, psychologie et tous les instruments des géomètres.

Encyclopédie Universelle. 2012.