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MUSÉE
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L’existence même d’un lieu de présentation constitue une condition de possibilité pour que l’œuvre d’art produise des effets sur d’autres que son producteur. D’autre part, la nature du lieu, à partir duquel une œuvre s’adresse à nous, modifie ses effets. Quelle est la fonction de ce lieu? Quelle est sa structure? Quelles autres œuvres (plus ou moins serrées contre elle) l’environnent et constituent en quelque sorte le «contexte» dont dépendent, en partie, les sens qu’on lit en elle et les affects qu’elle suscite? Il faut que ces interrogations soient posées et reprises avec une insistance qui gêne.

Face à l’art, des problématiques sophistiquées évacuent, avec une hâte suspecte, les questions relatives à la diffusion des œuvres. Beaucoup d’amateurs d’art et de théoriciens croient (ou font semblant de croire) qu’ils peuvent ne pas tenir compte des lieux dans lesquels une œuvre est offerte à leur perception. Des arts que l’on s’accorde à appeler arts de l’espace, arts dans l’espace, feignent d’ignorer l’espace même où les œuvres se situent. C’est là un singulier paradoxe. En fait, dans le discours qui, à l’intérieur de notre culture, est encore le discours dominant, bien des évidences (essentielles pour la compréhension d’un phénomène) sont oubliées, effacées à cause de leur banalité même. Trop facilement acceptées, elles n’interviennent plus à l’intérieur de la réflexion. Les rappeler semble la manifestation d’un «esprit primaire», d’un «matérialisme vulgaire». Mais il faut, sans doute, contre une parole idéaliste, contre une conception spiritualiste de la culture, revenir à des banalités de base. La culture occidentale (que contestent bien des artistes, des théoriciens et d’autres) se reproduit non seulement au niveau des idées et des codes, mais également par l’organisation des espaces où les œuvres apparaissent.

À partir de certaines analyses contemporaines, à partir, également, de certaines pratiques des producteurs, il conviendrait d’élaborer ce que l’on pourrait nommer une topique des œuvres d’art. De cette topique possible, de cette étude lucide d’exposition, des espaces de monstration, seuls quelques fragments peuvent être ébauchés ici. Ne seront pas du tout examinés les lieux de production de l’art et les lieux de restauration.

Le discours critique sur les lieux d’exposition

Un premier moment de cette topique potentielle peut être constitué par l’étude d’un discours critique sur les lieux traditionnels d’exposition. Ce discours sera considéré ici avec une approbation mêlée de réticences. Ce discours s’efforce de marquer, en des analyses souvent très générales, parfois pleinement justifiées, parfois excessives, le rôle joué par des lieux dans notre perception des œuvres. Sont alors précisées les manières dont les lieux de monstration ne sont pas des espaces neutres, ouverts à tout artiste, dépourvus d’effets sur notre saisie des œuvres.

D’abord il est évident que, pour être visibles, les œuvres doivent presque nécessairement, dans notre société, être présentées dans des galeries et des musées. Possédée par un propriétaire privé, l’œuvre est réservée à cet amateur et à ses amis. Elle est parfois temporairement prêtée à des galeries ou des musées pour des rétrospectives; il arrive aussi que sa reproduction la fasse pénétrer, métamorphosée, dans le musée imaginaire; mais, de manière générale, elle entre, achetée, en des collections privées, en des lieux secrets qui l’arrachent à la consommation par le public. Lorsqu’elle reste dans l’atelier du peintre (ou du sculpteur), elle est également à peu près invisible. De plus, la raréfaction des ateliers d’artistes (signalée, dans les Chroniques de l’art vivant , de mai 1973, par Marie-Claude Volfin), le peu d’espace dont disposent la plupart des artistes qui n’exposent pas les amènent, lorsque les lieux d’exposition leur sont refusés, à entasser les œuvres et à ne pouvoir les montrer à personne. Parfois cette accumulation stérile abîme, détériore les œuvres. Elle peut même pousser certains producteurs à casser les sculptures, à brûler, à couper, ou à repeindre les toiles.

On comprendra que les propriétaires de galeries, les conservateurs de musée possèdent (qu’ils le souhaitent ou le regrettent) un droit de censure indirecte, plus ou moins voilée. Cette censure est, sans doute, très rarement exercée pour des raisons directement politiques. Jouent plutôt des phénomènes de mode ou de spéculation, la personnalité (plus ou moins «sympathique») de l’artiste, son aptitude à faire parler de lui, l’idée (juste ou fausse) que se fait le marchand des goûts du public, et surtout des goûts des acheteurs. Joue aussi, consciemment ou inconsciemment, l’idéologie de l’art que sa formation et le milieu qui l’entoure imposent au marchand. Le volume important de certaines sculptures est, pour un artiste peu connu, un obstacle difficile: presque toutes les galeries parisiennes qui ont à leur disposition de grands espaces exposent surtout ce qu’on appelle des «valeurs sûres». La gestion des lieux d’exposition permet donc à un petit groupe d’individus (eux-mêmes parfois liés entre eux par des rapports d’amitié, d’intérêts, de services rendus) d’effectuer une sélection parmi les œuvres, puis d’agir (plus ou moins insidieusement) sur la production d’un artiste: la limiter, l’accélérer, la maintenir dans la répétition, ou en demander la modification.

Certains gestionnaires de lieux peuvent d’ailleurs jouer un rôle plus important, favorable (ou défavorable) au développement de l’art. L’orientation d’une galerie, l’animation d’un musée dans une ville, le choix d’une thématique pour une biennale peuvent supprimer des inhibitions d’artistes potentiels, susciter ou modifier des travaux. Certains artistes sont à la fois conscients et irrités du rôle super-artiste joué par tels ou tels conservateurs-animateurs-gestionnaires de lieux. Daniel Buren écrit en 1972: «De plus en plus le sujet d’une exposition tend à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art [...]. Les œuvres présentées sont les touches de couleurs – soigneusement choisies – du tableau que compose chaque section (salle) dans son ensemble [...]. L’œuvre ne sert plus aujourd’hui que de gadget décoratif à la survivance du musée en tant que tableau, tableau dont l’auteur ne serait autre que l’organisateur de l’exposition lui-même. Et l’artiste se jette et jette son œuvre dans le piège.» Par un curieux paradoxe, cette attaque contre la Documenta 5 (Cassel, 1972) est publiée dans le catalogue même de la Documenta; elle entre, comme élément, à l’intérieur de la mosaïque qu’elle dénonce; elle s’y intègre comme note discordante, non souhaitée peut-être par les organisateurs du lieu, mais du moins acceptée par eux.

La fonction des lieux intervient également dans notre perception des œuvres qui s’y offrent. Locaux commerciaux, les galeries transforment les œuvres en spectacles-marchandises. Elles sont là surtout pour être vendues. Même les happenings, les actions, les gestes d’artistes peuvent devenir films et photographies (numérotées, parfois signées) qu’achètent les collectionneurs. Lorsque certaines galeries (souvent les plus importantes) s’offrent le luxe de montrer des œuvres (ou des actes) très nouvelles et peu vendables, elles utilisent indirectement le travail des artistes qu’elles aident: ce travail devient une sorte de parade propre à attirer les spectateurs qui achèteront d’autres œuvres. Les galeries font ainsi la preuve (qui paie souvent) de leur connaissance «désintéressée» de l’art contemporain.

Le plus souvent organisées sous le patronage des municipalités, des ambassades, des ministères, les expositions temporaires tendent à mettre l’art du côté de l’officiel, d’un patrimoine culturel dont une nation devrait s’enorgueillir. À tort ou à raison, beaucoup feignent de croire que l’État, propriétaire des lieux, contrôle et approuve ce qui y est exposé.

Quant aux musées permanents (d’art ancien ou contemporain), ils ont fait l’objet d’attaques que certains trouvent trop agressives, partiales. Trop souvent leurs architectures placent les œuvres dans un univers radicalement séparé de la quotidienneté: à l’intérieur de palais trop nobles ou de cliniques aseptisées, parfois même dans une sorte d’amplification du bureau design d’un cadre supérieur. On est amené aussi à parler de temples de la culture, à vivre le musée comme l’église, lieu de vénération pour des œuvres sacrées, intouchables. Dans Le Musée interdit , Anne Martinow et Claire Wéry donnent l’exemple d’une femme qui cherchait à l’entrée d’un musée le bénitier. La présence parfois pesante de gardiens, un luxe apparent (qui dissimule souvent une pauvreté réelle, d’atroces absences de moyens) mettent les œuvres à trop grande distance des spectateurs; le musée semble alors signifier que l’art ne peut pas être fait par tous et que, pour l’apprécier, une culture, un savoir seraient nécessaires; alors il est justification, scandaleuse, des hiérarchies sociales. L’école, sans doute, amène les ouvriers à croire en la nécessité d’un savoir pour aller au musée; selon les enquêtes dirigées par Pierre Bourdieu (L’Amour de l’art ), ils s’y sentent déplacés, égarés; un ouvrier lillois s’inquiète: «On a peur de tomber sur un connaisseur [...]. Pour potasser avant, il faut être dans la profession, être spécialiste.» Ils n’imaginent même pas qu’ils puissent éprouver du plaisir sans savoir; et, d’autre part, ils ne voient pas comment apprendre. En 1972, un sondage est effectué par la Sofres: 71 p. 100 des personnes interrogées (84 p. 100 dans les communes de moins de 2 000 habitants) n’ont jamais visité une exposition d’art contemporain.

D’autres discours estiment que non seulement le musée écarterait des œuvres les classes non dominantes, mais encore qu’il briserait chez tous le plaisir des œuvres. Jean Clair (Chroniques de l’art vivant , déc. 1972-janv. 1973) parle d’un «mal du musée». Il cite Maurice Blanchot: «Il n’est que d’entrer dans n’importe quel lieu où des chefs-d’œuvre sont mis ensemble en grand nombre pour éprouver cette sorte de mal du musée, analogue au mal de la montagne, fait de vertige et d’étouffement, auquel succombent rapidement tout bonheur de voir et tout désir de se laisser toucher.» Des métaphores autres placent le musée du côté de la mort; ce serait une nécropole; vers 1920, Nicolaï Taraboukine peut ainsi affirmer que, dans le musée, ce qui a été révolutionnaire est enterré sous des «numéros d’inventaire»; il ajoute: «Et les historiens de l’art, ces infatigables détrousseurs de cadavres, ont [...] le travail de composer des textes explicatifs pour ces cryptes mortuaires.»

Enfin, quelques théoriciens commencent à examiner avec suspicion les manières dont les musées isolent et réunissent les œuvres, les voisinages (plus ou moins irréfléchis) qui s’y instaurent. Lorsque des salles successives regroupent, chacune, une école picturale, elles tendent à nous faire vivre l’art comme pure succession de mouvements autonomes et fermés sur eux-mêmes. Lorsque, souvent pour des raisons pédagogiques, le musée isole et met en évidence une œuvre célèbre, il renforce sa célébrité et accentue les différences hiérarchiques à l’intérieur du champ artistique. Il serait assez facile de multiplier les exemples qui montrent comment l’organisation même du musée est liée, le plus souvent, à des conceptions implicites, traditionnelles de l’histoire de l’art, et (sans toujours le savoir ni le vouloir) les consolide, les étaye. Dans l’état actuel des choses, il est d’ailleurs impossible d’imaginer un classement muséal qui ne serait pas compromis avec le savoir constitué. L’analyse dénonce cette situation sans proposer une organisation meilleure. Elle veut, en tout cas, rendre visibles les compromis.

Ainsi s’élabore un discours critique (véhément, partisan, souvent justifié, parfois trop général) sur les lieux de l’art. Il interroge chacun de nous et jette le soupçon sur ce que nous n’avions guère l’habitude d’examiner. Il donne un programme de recherches précises sur les lieux traditionnels de l’art, recherches destinées à le confirmer ou à l’infirmer.

Par ailleurs, il instaure en nous au mieux un malaise, au pire l’ennui. Parfois, il s’oriente vers un désir d’apocalypse: la destruction des musées, l’abolition matérielle ou la dissimulation des œuvres. Parfois, il se termine en projets réformistes, en désirs plus ou moins cohérents de modification des musées. Ces projets sont parfois repris par certains conservateurs. Mais, le plus fréquemment, ils se heurtent alors à des difficultés financières, à l’inertie ou à l’agressivité des pouvoirs politiques, au mécontentement d’un public dérouté.

Le plus souvent, le discours critique ne se donne pas de fin (possible ou irréalisable, radicale ou réformiste, destructive ou constructive); il se contente de se répéter interminablement, de ressasser les mêmes ennuyeuses évidences, avec la satisfaction d’avoir moins tort que les discours aveugles, non critiques. On notera aussi que ce discours n’est guère entendu que par ceux qui fréquentent déjà musées et galeries; il reste un discours pour les privilégiés de la culture.

L’art dans la rue

Certaines pratiques artistiques peuvent pourtant prendre en quelque sorte le relais de ce discours critique. Elles tentent d’échapper au rabâchage d’inutiles analyses.

Mettre l’art dans la rue: telle est la pratique, apparemment la plus logique, pour éviter les lieux traditionnels de l’art. Cette pratique vise d’autres buts encore, non contradictoires avec le précédent. Elle pense toucher un public qui s’exclut des musées et galeries; elle veut sortir de ce que l’on nomme le ghetto culturel, transformer la vision des classes défavorisées, travailler à leur service, les inciter à des gestes de création, ou tout au moins à des actes de modification et d’appropriation des objets du paysage urbain: tout le monde peut créer sur une plage un arrangement de cailloux, un trou; tout le monde peut peindre un morceau de trottoir; des labyrinthes ont été construits sur des terrains vagues par l’activité esthétique d’enfants ou d’adolescents.

L’art prétend échapper ainsi aux espaces fermés où il se sent, à tort ou à raison, parqué; il veut sortir de ses «réserves». Il rêve d’instituer une confusion entre objets appelés «artistiques» et objets de la quotidienneté. Il souhaite rencontrer, comme par hasard, ceux qui l’ignorent. Il ne veut pas alors changer le musée, ni l’ouvrir à plus de visiteurs. Il espère le rendre inutile, mausolée désaffecté.

Les artistes qui choisissent cette pratique désirent également dénoncer une rue sans joie où foisonnent sens obligatoires et interdictions diverses. La rue devient lieu de l’art, et des événements perturbateurs s’y produisent qui voudraient à la fois donner à penser et pousser à agir, à jouer, à «changer la vie» d’une manière ou d’une autre.

Alors l’art veut introduire l’inattendu dans nos vies. Il veut rendre la vie moins monotone et sortir chacun d’un normal maussade. L’acte souvent unit l’esthétique à une subversion politique. Il n’échappe pas toujours aux équivoques et aux compromissions.

La revue Robho (no 5-6) donne une documentation sur quelques-unes de ces actions. La simplicité de certaines n’exclut pas nécessairement leur efficacité. Au contraire, sans doute, elles sont volontiers provocatrices:

– Action de Julien Blaine. Quelqu’un se promène en milieu urbain ou rural avec une très importante chevelure confectionnée avec des bandes de papier (1968);

– Action de Jochen Gerz. À Heidelberg, le 17 mai 1969, les habitants ont trouvé de petites cartes dans les rues: «[...] Vous êtes la partie manquante d’un livre que je suis en train d’écrire depuis longtemps. Je vous prie alors de passer l’après-midi à Heidelberg comme si de rien n’était et de ne laisser en aucun cas influencer votre comportement par cette notice. Ainsi seulement il me sera possible de réussir à finir ce livre que j’aimerais tant, mon présent retrouvé, vous dédier.» Le passant devient la page manquante d’un livre; le présent doit être créé à chaque moment;

– Action d’Alain Schiffres. Le 18 mai 1969, à Arras, l’entrée d’une exposition-débat fut barrée à l’aide de quinze douzaines d’œufs. On afficha à l’extérieur: «Évitez, mangez, volez, lancez, écrasez les œufs. Vous pouvez faire n’importe quoi. Vous devez faire quelque chose. Un évitable est inévitable»;

– Action de Jean-Claude Moineau. Transformation des numéros matricules des véhicules pour «perturber le trafic légal»;

– Action de James Collins. Demander à des inconnus de se serrer la main et les photographier (1970). Casser ainsi les règles de présentation et l’anonymat général;

– Action du groupe Galleria Inesistente. Organiser des pluies de pièces de vêtements sur la ville de Naples (1969);

– Action de Marc de Rosny. Une expansion de mousse sur le boulevard Saint-Germain, devant la galerie Givaudan;

– Actions de Pierre Pinoncelli. Se promener, comme momie ensanglantée, rue Sainte-Catherine à Bordeaux (1969); être arrêté et malmené par la police. Se précipiter sur André Malraux, alors ministre, lors d’une inauguration officielle et l’asperger de peinture rouge;

– Action du Crapul. Dans les immeubles de grand standing, certains ont amélioré la porte de leur cave. Le Crapul (Comité révolutionnaire d’action par un langage) y appose en 1969 une affiche: «Que caches-tu donc de si précieux là derrière? une belle esclave enchaînée? des livres subversifs? un dossier compromettant? ou quelques bouteilles de bordeaux? Tu crois, grâce à cette porte, à l’inviolabilité de ta propriété? Entre, et tu verras qu’à partir de ce jour rien dans cette cave n’est vraiment plus à toi.»

Il n’est pas sûr que toute action artistique dans la rue doive prendre une allure provocatrice. De 1969 à 1973, des groupes d’artistes ont tenté de peindre les trottoirs, d’envelopper des arbres, de faire flotter des toiles peintes, de multiplier des statues de plâtre et des rideaux de bouteilles de plastique colorées dans les rues de Saint-Étienne, de Perpignan, de La Rochelle, etc. Les commerçants sont parfois hostiles à cette agitation, parfois favorables à une animation de leur rue, dont ils espèrent profiter; des «vandales» s’acharnent sur les formes exposées; les municipalités parfois interdisent, parfois tolèrent, parfois patronnent.

Cette volonté d’un art de plein air, d’un art moins séparé de la vie doit être constatée. Il est difficile de porter un jugement sur ses résultats. Certains parleront d’échec des artistes en constatant l’agressivité de ceux qu’on nomme les «vandales». Peut-être ne faut-il pas conclure trop vite. Lorsque, dans un univers réglé de manière autoritaire, peuplé d’interdits, étroitement surveillé, les artistes offrent un minuscule espace de liberté, la première réaction (souvent excessive) de ceux qui y pénètrent consiste à expérimenter les limites de cette liberté, à se méfier d’une manipulation possible de leurs désirs par des interdits voilés: ils veulent voir ce qui est vraiment permis. D’autre part, nous n’avons guère appris à jouer avec les choses qui ne nous appartiennent pas. Nous en emparer pour les thésauriser; les respecter comme objets sacrés, intouchables; les détruire, les supprimer physiquement: telles sont les trois attitudes les plus habituelles dans notre civilisation. Provocateur ou non, l’art dans la rue tente de susciter une quatrième attitude par rapport aux choses: chacun peut les métamorphoser en instruments de plaisir, sans vouloir en priver les autres, sans en devenir propriétaire jaloux, sans désir de dégradation, d’anéantissement. Mais cette quatrième attitude est-elle possible à l’intérieur de la culture actuelle?

L’aventure des musées personnels

Certains artistes ont constitué une pratique tout à fait différente; elle aussi est issue d’une réflexion sur les lieux de l’art. Des aventures individuelles convergent vers une pratique qui tend à modifier nos conceptions de l’art, de la collection, de l’ordre. Cette pratique va, le plus souvent, vers un éloge du foisonnement, de l’accumulation, du bric-à-brac. En même temps, ces aventures individuelles valorisent les musées ethnologiques, les musées d’histoire naturelle, les anciens cabinets de curiosités; elles se méfient surtout des musées d’art, hiérarchisés, aseptisés. Elles n’agressent pas les musées d’art; elles veulent constituer par rapport à eux une sorte de prise de distance; elles se mettent «à côté».

Par exemple, à la Documenta 5 (1972), Claes Oldenburg expose son Musée-Souris (Mouse Museum): musée en forme de tête de souris, musée où les innombrables et minuscules objets sont à l’échelle des muridés, musée enfin qui semble offrir l’institution à leur critique rongeuse. S’y mêlent, en une accumulation presque illisible, maquettes des œuvres personnelles d’Oldenburg, jouets, modèles réduits anatomiques, etc. L’artifice et le document y deviennent indiscernables. L’absence d’étiquettes, le bric-à-brac produisent une sorte de musée perdu, d’épave de musée, où les frontières esthétiques et le souci de savoir font ensemble naufrage. Seuls se conservent des vestiges volontairement privés de fonction, de signification, noyés en une sorte de grisaille où tout s’égalise.

Chez d’autres producteurs d’art, la production de ce qu’on appelle des musées personnels est, plus que chez Claes Oldenburg, au centre de leur travail: à Paris, Christian Boltanski et Annette Messager; dans les Vosges, Jean-Marie Bertholin; Thomas Kovachevich travaille à Chicago et Joel Fisher à San Francisco. Ces actuels producteurs d’art (et quelques autres dispersés à travers le monde) ne s’intéressent guère aux musées consacrés à la conservation et à l’exposition de tableaux et de sculptures classiques ou modernes. Ils ne s’y sont pas formés. Ils ne les ont pas fréquentés. Ils ne les détestent ni ne les vénèrent. Ni hostiles ni héritiers face à ce qui, jusqu’ici, a été reconnu comme artistique. Indifférents. Étrangers.

Ce que la culture dominante en Occident nomme des chefs-d’œuvre, ils ne le copient pas, ne l’agressent pas, ne le ridiculisent pas. Ils ne veulent pas le connaître. Ils n’ont pas commerce avec lui. Ils ne reproduisent nul Cézanne et ne posent nulle moustache sur les lèvres de la Joconde.

Dans Les Voix du silence , André Malraux affirmait que la vision de tout artiste important s’organise à partir des tableaux et statues de ses prédécesseurs; que sa pratique s’appuie sur des pratiques artistiques antérieures, les intégrant ou s’y opposant. Ce n’est plus toujours vrai aujourd’hui. Certains producteurs d’art préfèrent fréquenter les musées ethnologiques. Et ce qu’ils y regardent le moins, ce sont sans doute les statues. Nous ne sommes plus à l’époque où l’art d’Occident cherchait (avec Derain, Matisse ou Picasso) à utiliser forces et formes des sculptures et masques d’Afrique et d’Océanie. Aujourd’hui, bien des artistes sont fascinés par ce qui se situe, dans les conceptions dominantes de l’Occident, au plus loin de l’esthétique. Un immense polissoir néolithique; un araire africain; le lourd costume rituel d’une société d’initiés; une coudée de coton tissé, enroulée, qui, au Cameroun, peut servir d’unité de compte dans les échanges; des ex-voto grecs ou allemands (qui montrent des morceaux de corps, qui morcellent le corps); des armes raffinées ou sommaires; un crochet kleppur qui, en Islande, permet de hisser les morues sur un bateau; un minuscule miroir magique qui, au Maroc, doit rendre les maris fidèles, etc., tous ces objets séduisent le producteur d’art, le fascinent par leur complexité ou leur déroutante simplicité, par leurs fonctions multiples. Une forme ou une matière (du coton, de la pierre, des herbes) y apparaissent comme monnaie, comme instrument magique (véhiculant la toute-puissance du désir), comme moyen de prestige, d’agression ou de manipulation, comme image de corps (morcelé ou non). L’objet qui fascine n’est pas nécessairement un objet inutile. La recherche artistique n’est pas forcément liée à cette notion vague de désintéressement que valorise l’idéalisme.

Plaît aussi à ces producteurs d’art l’accumulation d’objets «exilés» que constitue un musée ethnologique. Trésor d’épaves. Mémoire de mondes perdus. Information floue qui nous parle du plus loin de nous et, paradoxalement, nous fait entrevoir, en nous-mêmes, ce qui est le moins lié à notre culture particulière... Un modèle ethnologique fonctionne, plus ou moins consciemment, dans les musées personnels d’artistes.

Kovachevich, Fisher, Bertholin, Annette Messager, Boltanski deviennent ici d’étranges ethnologues d’eux-mêmes. Ils enquêtent sur leurs désirs confus, sur les liens difficilement verbalisables qu’ils tissent avec le monde, sur une pensée sauvage qui fonctionne sous leurs habitudes sociales.

Ces producteurs ne veulent pas, au moins en ce moment de leur production, mettre l’art dans la rue. Ils ne critiquent pas cette autre tendance; ils n’en affirment pas l’impossibilité ou l’aberration: elle ne les concerne pas; ils la laissent à d’autres. Eux, ils produisent des musées; ils mettent des musées dans le musée. Ils ne cessent de multiplier les boîtes qui enferment, protègent, dissimulent des œuvres qui sont parfois constituées essentiellement par cet emboîtage répété. Les petits paquets clos de Kovachevich étaient, à la Documenta 5, enfermés dans une vitrine. Dissimulant on ne sait quel secret, ils ne donnaient à voir que leur enveloppe et ne pouvaient être touchés qu’en la présence, assez rare, de l’artiste; œuvres qui se cachent, qui se refusent; qui ne s’exhibent pas, qui ne se prostituent pas. Bertholin produit, parmi d’autres objets, des boîtes qu’il faudrait détruire pour connaître leur contenu. Boîtes en carton ou en fer, vitrines démodées constituent une part des pièces de Boltanski, au même titre que ce qu’elles contiennent.

L’emboîtage, l’embaumement, la thésaurisation, la conservation sont ainsi mis en scène. Ils cessent d’apparaître comme opérations naturelles et innocentes. Dans cette mise en scène du musée, dans cette pâte feuilletée de boîtes, certains liront d’abord une attaque contre l’institution muséale, une dérision. Mais cette fonction critique, que (volontairement ou non) remplissent les musées personnels, n’est sans doute pas l’essentiel.

Sont plus importants les plaisirs du producteur-collectionneur. Il y a le plaisir du travail long, répété, insistant, minutieux. Certaines œuvres de Boltanski (les boules de terre, les sucres gravés, les armes...) ont constitué une longue consommation du temps. La fabrication des oiseaux, les soins dont elle les entoure, les collections infinies qu’elle multiplie ne laissent guère de répit à Annette Messager. Fabriquer des ficelles en tressant ses cheveux, du papier avec ses vêtements suppose chez Joel Fisher une volonté de refuser l’économie de temps et d’efforts que propose l’achat de marchandises. Bertholin, surtout, fabrique difficilement, en des procédures artisanales et secrètes, une matière à l’étrange consistance et qu’il a inventée.

Autre plaisir, celui d’accumuler, de faire grouiller les objets. De les sauver aussi de la perte et de la destruction et de montrer que l’acte de l’artiste consiste, en grande partie, dans cette protection presque désespérée. On insistera ici sur la fragilité apparente (ou réelle) des objets exposés. Ils semblent toujours, déjà, avoir échappé à un naufrage, à une catastrophe ou à l’oubli. Avec les cheveux tressés (Fisher), les alphabets en plumes (A. Messager), les vêtements (Boltanski), les paquets faits de papier de soie, de leucoplast (Kovachevich), nous sommes aux antipodes du marbre ou de l’or, matières nobles et impérissables. La curieuse matière inventée par Bertholin porte toujours des traces de flammes: le feu a-t-il été une condition de fabrication ou une menace dont il a fallu sauver l’objet?

Tout un rapport au corps du producteur vient s’inscrire dans ses produits. C’est dans ce rapport au corps que se marquent d’ailleurs les principales différences entre les divers musées personnels. Ils se présentent, presque tous, comme une immense interrogation portant sur la différence sexuelle, les différences d’âge, les rapports entre l’intérieur du corps, sa surface et l’univers extérieur. Ces musées personnels ne sont pas réponses. Ils ne rassurent pas. Ils ne donnent nulle définition de l’art, ni de l’homme. Mais ils invitent chacun de nous à se débarrasser des définitions généralement admises et à faire plus confiance aux objets qu’aux concepts.

En particulier, ils interrogent l’ordre des musées les plus modernistes. Une nostalgie les habite: celle du cabinet de curiosités, de la Wunderkammer , chambre des merveilles, dont aujourd’hui le marché aux puces constitue la dissémination, la présence éparpillée. Contre les séparations logiques et pédagogiques, les musées personnels désirent les rencontres entre les objets, les rapprochements hasardeux. Ils défendent le droit, pour le spectateur, de ne pas entrer au musée comme un écolier, de préférer le plaisir des œuvres à l’accroissement d’un savoir imposé de l’extérieur.

Des réformes pour le musée?

Divers, parfois contradictoires, les actuels discours et pratiques concernant le musée s’accordent donc pour mettre en question son organisation présente et son évolution.

Ces critiques ne demandent pas la simple augmentation de la fréquentation des musées, leur plus grande ouverture à ceux qui n’y entrent pas encore. Faudrait-il diffuser davantage une connaissance hiérarchisée, classée, de l’art, et augmenter le respect pour les spécialistes? Faudrait-il développer l’intérêt pour des objets séparés de l’existence quotidienne et des désirs des individus? Ne risquerait-on pas de voir se développer la passivité des spectateurs plutôt que leur créativité?

Semble aussi remise en question de manière peut-être excessive, une conception pédagogique (liée à une pédagogie autoritaire) des lieux de l’art. Il convient, en effet, de se méfier des parcours fléchés, obligés, des sélections des œuvres «principales», opérées par certains conservateurs. On peut parfois s’inquiéter aussi des explications (lyriques ou doctorales) qui tenteraient d’imposer à un public (trop prêt à faire confiance aux spécialistes) un savoir constitué, et une unique manière de regarder. Bien des théoriciens affirment aujourd’hui que ce savoir et ce regard sont étroitement liés aux idéologies des classes dominantes.

Par contre, des textes clairs, proposant plusieurs manières d’aborder quelques-unes des œuvres exposées, pourraient être mis à la disposition des spectateurs. Certains jours, les artistes, des étudiants formés pourraient se sentir prêts à répondre (sans rien leur imposer) aux spectateurs. Trop de musées distribuent (ou louent) des radioguides et transforment les spectateurs en auditeurs passifs de la voix d’un maître; mais certains conservateurs (Pierre Gaudibert interviewé dans les Chroniques de l’art vivant , oct. 1971) souhaitent au contraire transformer le musée en agora, favorable aux rencontres et aux prises de parole; les œuvres y deviennent, entre autres choses, un moyen pour se rencontrer, se parler.

Suspect, agressé, le musée essaie donc, malgré la faiblesse de ses moyens financiers, malgré sa propre incertitude sur ses fins, de se transformer. Il agit un peu par essais et erreurs. Un catalogue de ces modes de changement pourrait être esquissé.

Certains musées s’efforcent de se disséminer dans la ville, de distribuer une partie de leurs collections à travers les rues, les usines. D’autres s’éloignent plus ou moins des villes, choisissent des sites remarquables (par exemple la Fondation Sonia Henje, près d’Oslo; «Louisiana», à Humlebaek, au Danemark; la Fondation Maeght près de Saint-Paul-de-Vence; le musée Kroller-Müller à Otterlo, en Hollande) et tentent de lier plaisir des œuvres, temps des vacances, jouissance de la nature. Des conservateurs demandent que les réserves de leur musée puissent être visitées, afin que la sélection de présentation ne soit pas trop autoritaire. D’autres veulent remplacer le luxe par la neutralité afin de s’adapter à des manifestations divergentes: en 1973, Edward de Wilde imagine «le musée de l’avenir comme un hangar pourvu de tous les moyens techniques et non comme un monument». Harald Szeeman, en 1970, quelque temps après avoir démissionné de son poste de directeur au musée de Berne, avait des rêves plus radicaux: «Il n’y a pas encore, disait-il, de musées où les visiteurs puissent courir, ou se coucher, organiser leur espace selon leurs besoins, et améliorer tellement leur vie quotidienne que finalement l’art et la vie arriveraient à coïncider.» La présence, à l’intérieur d’un musée, d’ateliers pour artistes, pour les enfants, pour les visiteurs adultes a parfois été proposée, plus rarement réalisée. Enfin, les débats entre conservateurs continuent pour déterminer les rôles essentiels du musée: conservation, restauration, recherche scientifique, organisation d’expositions temporaires ou permanentes. En même temps, les moyens financiers continuent à manquer; trop souvent, la volonté de métamorphose exprimée par les conservateurs est combattue par leurs supérieurs, par les municipalités, par l’État; elle n’est pas approuvée par ceux qui se méfient de toute institution culturelle; elle n’est guère soutenue par les artistes; elle inquiète les contribuables.

En fait, les lieux culturels sont en crise. Les pratiques de l’art dans la rue, des musées personnels; les projets et utopies des conservateurs; la radicalité d’un discours critique; tout cela permet de mieux lire le sens de cette crise, non pas d’en prévoir la fin. Les lieux de l’art et l’art lui-même ne sauraient, de toute manière, se contenter de persévérer dans leur être. Sous peine de s’abolir, le musée devrait changer. Mais les changements sont difficiles à imaginer. Il n’est pas certain qu’ils soient possibles. Et d’ailleurs, bien des ennemis des musées préféreraient leur abolition à leur transformation.

musée [ myze ] n. m.
XIIIe « académie d'art, chez les Anciens »; lat. museum, gr. mouseîon
1(1721 muséon, museum) Hist. Centre d'études scientifiques créé par les Ptolémées à Alexandrie. Par anal. (1762) vx Lieu destiné à l'étude des beaux-arts, des sciences et des lettres. (1743) Cabinet d'homme de lettres.
2(1762; museum 1746) Mod. Établissement dans lequel sont rassemblées et classées des collections d'objets présentant un intérêt historique, technique, scientifique, artistique, en vue de leur conservation et de leur présentation au public. cabinet, collection; muséographie, muséologie. Visiter un musée. Musée de peinture ( pinacothèque) , de sculpture. Le musée de l'Armée, de la Marine, des Arts et Métiers ( 2. conservatoire) . Musée d'Histoire naturelle ( muséum) . Musée des arts et traditions populaires. aussi écomusée. Musée du Louvre, du Prado, de l'Ermitage. Expositions d'un musée. Conservateur, gardien de musée. « Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde est peut-être un tableau de musée » (Goncourt).
3Par ext. Objet, pièce de musée, dignes d'être présentés dans un musée. Son appartement est un véritable musée, est plein de ces objets. Par appos. « New York n'est pas une ville-musée » (Sartre). Loc. fam. C'est le musée des horreurs, une réunion de choses très laides. — Adj. MUSÉAL, ALE, AUX .
⊗ HOM. Muser.

musée nom masculin (latin museum, temple des Muses, du grec mouseîon) Lieu, édifice où sont réunies, en vue de leur conservation et de leur présentation au public, des collections d'œuvres d'art, de biens culturels, scientifiques ou techniques. En apposition, avec ou sans trait d'union à un nom de lieu, indique que ce lieu est remarquable par l'abondance de monuments, de vestiges anciens, etc. : Arles est une ville-musée.musée (citations) nom masculin (latin museum, temple des Muses, du grec mouseîon) Jules Huot de Goncourt Paris 1830-Paris 1870 et Edmond Huot de Goncourt Nancy 1822-Champrosay, Essonne, 1896 Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde est peut-être un tableau de musée. Idées et sensations Alphonse de Prât de Lamartine Mâcon 1790-Paris 1869 Je suis las des musées, cimetières des arts. Voyage en Orient Michel Leiris Paris 1901-Saint-Hilaire, Essonne, 1990 Rien ne me paraît ressembler autant à un bordel qu'un musée. L'Âge d'homme Gallimard Jules Vallès Le Puy 1832-Paris 1885 Le passé, voilà l'ennemi ; c'est ce qui me fait m'écrier dans toute la sincérité de mon âme : on mettrait le feu aux bibliothèques et aux musées qu'il y aurait pour l'humanité, non pas perte, mais profit et gloire. Lettre ouverte à M. Covielle, in le Nain jaune, 24 février 1867 ● musée (difficultés) nom masculin (latin museum, temple des Muses, du grec mouseîon) Orthographe Finale masculine en -ée comme apogée, lycée, mausolée, périnée, périgée, etc. ● musée (expressions) nom masculin (latin museum, temple des Muses, du grec mouseîon) Pièce de musée, objet de grande valeur qui mériterait de figurer dans un musée. ● musée (homonymes) nom masculin (latin museum, temple des Muses, du grec mouseîon) muser verbe

musée
n. m. Lieu public où sont rassemblées des collections d'objets d'art, ou des pièces présentant un intérêt historique, scientifique, technique.

⇒MUSÉE, subst. masc.
A. — 1. ANTIQUITÉ
a) Petite colline d'Athènes consacrée aux Muses; temple des Muses. J'ai vu le Parthénon, le Musée. Quel dommage que je n'aie point d'argent pour que tu me rejoignes ici et que nous visitions ensemble tous ces marbres en compagnie des professeurs de l'Université (BARRÈS, Voy. Sparte, 1906, p.114).
P. ext. Édifice public où l'on s'adonnait aux arts littéraires. Les harangues qui se tenaient dans les musées d'Athènes (LITTRÉ).
b) Partie du palais royal d'Alexandrie consacrée aux Muses, où Ptolémée Ier regroupa les savants et artistes les plus célèbres et en fit un centre d'études artistiques et scientifiques. L'empereur Claude (...) fonda pour l'enseigner [l'histoire ancienne] une chaire au Musée d'Alexandrie (MICHELET, Journal, 1842, p.377).
2. P. anal., vx. Lieu destiné à l'étude des Beaux-Arts, des Sciences et des Lettres; p. méton. société savante dont les membres se réunissent dans un tel lieu. Synon. académie, cabinet1 (de savants). Le Musée de Bordeaux, qui fut créé en 1782, fit bonne figure à côté de l'Académie locale (...) il institua une sorte d'université populaire (MARION Instit. 1923).
B. — 1. a) Établissement ouvert au public où sont conservés, répertoriés, classés des objets, des documents, des collections d'intérêt artistique, scientifique ou technique, dans un but socioculturel, scientifique et pédagogique. Les musées sont répartis en musées nationaux, musées classés et musées contrôlés (RÉAU-ROND. 1951). Toute petite, je m'émus au musée Grévin devant les martyrs livrés aux lions, devant la noble figure de Marie-Antoinette (BEAUVOIR, Mém. j. fille, 1958, p.128). V. légion ex. 5:
1. Notre contemporain est requis de ne plus vivre que par ses sensations et surtout celles du regard. (...) c'est par elles qu'il entend acquérir les notions qu'il pensait jadis ne pouvoir chercher que dans les textes. Est-il une autre explication à la vogue des musées...
HUYGHE, Dialog. avec visible, 1955, p.19.
SYNT. Musée de cire, de peinture, de sculpture, d'art moderne, d'histoire naturelle; musée de l'Armée, de la Marine; musée des antiques; musée de l'automobile, de la marionnette, du meuble, de la porcelaine; musée du Louvre, du Vatican; musée de l'Homme; musée des Arts et Métiers, des Arts et Traditions populaires; musée lapidaire; peintures, tableaux d'un musée; catalogue, collections, réserves d'un musée; conservateur, gardien, guide de/d'un musée; direction, inspection des musées; musée ouvert, fermé; visiter, voir un musée.
Musée de plein air. En 1891, à Stockholm (...) le premier musée de plein air d'Europe (...): un ensemble de maisons authentiques, rurales surtout, transférées dans une enceinte ouverte au public (G.-H. RIVIÈRE ds Ethnol. gén., 1968, p.479 [Encyclop. de la Pléiade]).
Rare. Collection privée d'un particulier. Mme de Sancy, (...) la fille du général Lefebvre-Desnouettes, nous demande si nous voulons voir son musée napoléonien. C'est la chambre de Bonaparte dans l'hôtel de la rue de la Victoire, qui a été léguée à son père (GONCOURT, Journal, 1859, p.637).
b) P. méton. Partie d'un musée consacrée à des collections d'un même genre ou à un domaine particulier. Synon. cabinet1 (pour les médailles notamment), galerie, salle, salon. Un gros scarabée, de cette belle matière vert-de-grisée qui arrête le regard dans les vitrines du Musée égyptien du Louvre (GONCOURT, Journal, 1889, p.1086). Allez voir au Louvre ce merveilleux musée espagnol: c'est l'extase, le surhumain, saints qui ne touchent pas la terre, yeux caves et aspirant le ciel (RENAN, Avenir sc., 1890, p.88):
2. Au Louvre, dans la salle Chaudet, musée des sculptures modernes, parmi les médaillons de David, en se dressant sur la pointe des pieds, on peut étudier le Sainte-Beuve de 1828.
BARRÈS, Homme libre, 1889, p.82.
2. De musée, loc. adj.
a) Propre à un musée, caractéristique d'un musée. Il recherchait le silence, développait autour de lui une atmosphère de musée (JOUHANDEAU, M. Godeau, 1926, p.166). Les lames, les dagues à sanglier (...) sont étalées là dans une ordonnance de musée (FARGUE, Piéton Paris, 1939, p.97).
b) Qui est rare et précieux, digne de figurer dans un musée. Objet de musée. Nous emmenions à la campagne, une véritable pièce de musée, un minuscule précieux chef-d'oeuvre, la commode poupée «bois de rose» (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p.121).
Péj. Objet, pièce de musée. Chose ou personne vénérable mais surannée. Sans doute sommes-nous à l'âge où l'idée que l'on peut faire l'avenir sera à son tour efficace, le pressentiment devenant un objet de musée, ainsi que les autres dieux (ALAIN, Propos, 1923, p.500):
3. Gide n'a pas tenu sa place, dans cette décade. Les jeunes se détournent de ce vieillard. Les moins irrespectueux le révèrent encore, mais comme une pièce de musée.
MARTIN DU G., Notes Gide, 1951, p.1411.
C.P. anal.
1. a) Lieu rempli d'objets rares, beaux, précieux. Cet été elle va réparer quelques petites avaries, revernir le tout, et ma chambre sera un vrai musée (HUGO, Misér., t.1, 1862, p.45):
4. Son hôtel de la place des États-Unis n'était qu'un musée encombré d'objets rares: meubles, étoffes, armures...
BOURGET, Sens mort, 1915, p.18.
b) Lieu (ville, quartier) où se trouvent réunis des ensembles d'oeuvres ou d'édifices du passé, à valeur historique et artistique. J'errai distrait, ravi, enthousiasmé dans cette ville du moyen âge [Rouen], dans ce surprenant musée d'extraordinaires monuments gothiques (MAUPASS., Contes et nouv., t.2, Qui sait? 1890, p.1193):
5. Avant d'être un véritable musée de vieux hôtels plus étincelants, plus distingués les uns que les autres, avant d'être le seul quartier de Paris qui dût avoir la chance de réunir les spécimens de toutes les époques françaises, le Marais était, tout simplement, un marais.
FARGUE, Piéton Paris, 1939, p.109.
En appos. ou en subst. composé. Ville musée. Au-dessus des uniformes terrasses du palais-musée, voyez s'élever ce majestueux édifice que couronne le signe du Christ (RENAN, Avenir sc., 1890, p.460). Une heure de grande tranquillité, à peu près seul, dans la cathédrale, — tandis que dans d'autres églises-musées des sacristains courent, devant le visiteur payant, pour tourner les commutateurs, éclairer les tableaux et les chapelles (LARBAUD, Journal, 1934, p.341):
6. Elle allait à une église, à quelque reste ancien, à un marché, à tout ce qui, dans cette ville-musée, arrête le pas et le regard avec un souvenir, une sculpture, un décor...
GONCOURT, Mme Gervaisais, 1869, p.28.
Musée-magasin. Le musée d'autrefois, avec ses vitrines encombrées d'objets disparates, n'est plus de mode; mais le nom de «musée-magasin» qu'on lui appliquait définit encore, dans certains pays, l'état actuel de nombre de collections (Arts et litt., 1935, p.84-13).
2. Collection, réunion de choses diverses. Plongeant la main dans ses poches, elle en retira toute une collection de petites choses qu'elle versa sur la table. — Ah! sapristi! fit Denoisel, mais vous avez un musée dans vos poches... On en ferait une vacation aux Commissaires-priseurs (GONCOURT, R. Mauperin, 1864, p.206). Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau... J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée (ZOLA, Bête hum., 1890, p.203):
7. Il n'allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l'artiste a besoin d'enrichir périodiquement sa palette.
ROLLAND, J.-Chr., Amies, 1910, p.1101.
Musée des horreurs. V. horreur II B 2.
3. Musée imaginaire
a) [P. réf. à l'oeuvre de Malraux] Ensemble des chefs-d'oeuvre artistiques accessibles à tous grâce aux techniques d'exposition, d'animation et de reproduction (media, audio-visuel). V. cimaise ex. 4.
b) ,,Représentation que, s'inspirant des oeuvres d'art, l'imagination se fait du passé ou du réel`` (FOULQ. 1971).
REM. Écomusée, subst. masc. Musée de plein air destiné à exposer le système écologique propre à une communauté, en particulier à une société rurale. L'Écomusée est non seulement un lieu de rencontre privilégié pour les associations, mais également un lieu original de recherche pour tout un ensemble d'intervenants du domaine social et culturel (Travées, déc. 1981-avr. 1982, n°8, p.4).
Prononc. et Orth.: [myze]. Homon. muser. Att. ds Ac. dep. 1762. Étymol. et Hist. 1. XIIIe s. musée «[chez les Anciens] sorte d'académie, de collège où l'on cultivait les arts, la poésie» (Digestes de Justinien, BN fr. 20118, fol. 13a ds GDF); 2. 1721 id. nom de l'académie fondée par Ptolémée dans son palais d'Alexandrie (Trév.); 3. 1733 id. «cabinet d'un homme de lettres» (Mercure, mai d'apr. Trév. 1752); 4. 1746 museum «lieu de conservation et d'étude de collections artistiques, scientifiques» v. museum; 1797 musée central des Arts [au Louvre] d'apr. BRUNOT t.9, p.1105; 1803 musée Napoléon [au Louvre], (ibid.). Adaptation du lat. museum, gr. «lieu consacré aux muses; lieu consacré aux études: académie, bibliothèque, musée». La forme musée eut de la difficulté à l'emporter sur museum à la fin du XVIIIe s.: cf. museum — et MERCIER, Tableau de Paris, t.6, ch. DXXXI, p.297 ds BRUNOT t.10, p.903: Musées. Établissements nouveaux que quelques particuliers s'efforcent de naturaliser parmi nous. Fréq. abs. littér.:1816. Fréq. rel. littér.:XIXe s.: a) 1679, b) 3191; XXe s.: a) 3025, b) 2761.
DÉR. Muséologue, subst. Spécialiste en muséologie (administrateur, savant, enseignant). Un service de muséologie d'histoire naturelle (...) dont les buts se définissent ainsi: entretien et présentation des collections du Muséum National; formation de muséologues d'histoire naturelle (Musées Fr., 1950, p.11). Cette résurrection du passé serait plus facilement atteinte, pensèrent les muséologues, si en l'absence de monuments anciens on plaçait le mobilier dans un cadre entièrement reconstitué (L. BENOIST, Musées, 1960, p.35). []. 1re attest. 1950 (Musées Fr., p.11); de musée, élém. suff. -logue.

musée [myze] n. m.
ÉTYM. XIIIe, « académie d'art, chez les Anciens »; du lat. museum (→ Muséum), grec mouseîon « lieu consacré aux Muses », de moûsa. → 1. Muse.
1 (1721, muséon, museum). Hist. (avec la majuscule). || Le Musée : le musée d'Alexandrie, centre d'études scientifiques créé par les Ptolémées à Alexandrie, non loin de la célèbre Bibliothèque.
Par anal. « Lieu destiné à l'étude des Beaux-arts, des Sciences et des Lettres » (Acad. 1762); « cabinet d'homme de lettres » (Trévoux, 1743); par métonymie, Société savante se réunissant dans un tel lieu.
1 L'homme Savant dans son Musée (…)
Se flatte en son âme abusée,
Qu'il va saisir la vérité.
Mercure, mai 1733, in Trévoux (éd. 1771).
2 Ce n'est pas sans la plus vive satisfaction que nous vous dédions cet Almanach de tous les Grands Hommes qui fleurissent dans les Musées depuis leur fondation jusqu'en l'an de grâce 1788.
Rivarol, Littérature, III.
2 (1762; museum, 1746). Mod. Établissement dans lequel sont rassemblées et classées des collections d'objets présentant un intérêt historique, technique, scientifique, et, spécialt, artistique, en vue de leur conservation et de leur présentation au public. Cabinet, collection (cit. 5). → Fraterniser, cit. 4. || Musée de peinture ( Pinacothèque), de sculpture. || Musée d'art. || Musée lapidaire. || Musée de pierres gravées ( Glyptothèque). || Musée des antiques, archéologique. || Musée de cires; le musée Grévin. || Musée de l'Armée, de la Marine, des Arts et Métiers ( Conservatoire). || Musée scientifique, d'Histoire naturelle ( Muséum); musée de l'Homme. || Musée folklorique. || Musée des arts et traditions populaires.Musée du Louvre, du Prado, du Vatican (→ 1. Glacier, cit. 3), de l'Ermitage. || Musée consacré à un seul artiste, à une école.Départements, galeries, fondations, collections d'un grand musée. || Expositions, présentations; réserves; laboratoire d'un musée. || Conservateur, guide, gardien de musée. || Catalogue d'un musée. || Musée national, municipal. || Direction des musées de France. || Étude, science des musées. Muséographie, muséologie. || Du musée. Muséal.
Loc. (1893). Objet, pièce de musée, digne d'être présenté dans un musée.REM. Dans le langage courant et lorsqu'on ne précise pas, musée s'entend des collections artistiques.
3 Je suis las des musées, cimetières des arts.
Lamartine, Voyage en Orient, 1835, Athènes.
4 Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde est peut-être un tableau de musée.
Ed. et J. de Goncourt, Idées et Sensations, p. 152.
5 Le rôle des musées dans notre relation avec les œuvres d'art est si grand, que nous avons peine à penser qu'il n'en existe pas, qu'il n'en exista jamais, là où la civilisation de l'Europe moderne est ou fut inconnue (…) ils ont imposé au spectateur une relation toute nouvelle avec l'œuvre d'art. Ils ont contribué à délivrer de leur fonction les œuvres d'art qu'ils réunissaient (…) Les cabinets d'antiques et les collections existaient au XVIIe siècle, mais ne modifiaient pas, à l'égard de l'œuvre d'art, une attitude dont Versailles est le symbole. Le musée sépare l'œuvre du monde « profane » et la rapproche des œuvres opposées ou rivales. Il est une confrontation de métamorphoses.
Malraux, les Voix du silence, p. 11.
6 M. Georges Salles a ainsi défini le musée moderne : « Il est un laboratoire et il est un théâtre. »
G. Poisson, les Musées de France, p. 12.
3 Lieu rempli d'objets rares, précieux, beaux. || Son appartement est un véritable musée.
Par appos. || Ville musée ou ville-musée.
7 Nous aimons des villes-musées — et toutes nos villes sont un peu comme des musées où nous vagabondons parmi les demeures des ancêtres. New York n'est pas une ville-musée; pourtant aux yeux des Français de ma génération, elle a déjà la mélancolie du passé.
Sartre, Situations III, p. 122.
Par ext. Collection, réunion de choses du même genre. || « La grammaire (cit. 6, Claudel), musée de formes délicates ». || Un « musée d'inepties » (→ Absurdité, cit. 3, France).Loc. fam. Musée des horreurs : réunion de choses horribles, macabres, et, par ext. très laides.
7.1 Un vaste salon, sorte de musée où étaient entassées, avec tous les trésors de la nature minérale, des œuvres de l'art, des merveilles de l'industrie, apparut aux yeux des colons, qui durent se croire féeriquement transportés dans le monde des rêves.
J. Verne, l'Île mystérieuse, t. II, p. 799.
Par anal. || Le Musée imaginaire (cit. 5, Malraux), l'ensemble des œuvres d'art que les techniques d'exposition et de reproduction rendent accessibles à chacun.
8 Le Musée transforme l'œuvre en objet (…) Alors que le Musée Imaginaire ajoute à chaque vrai Musée (…) la cathédrale, le tombeau, la caverne qu'aucun autre ne pourrait posséder (…)
Malraux, la Métamorphose des dieux, I, Introd.
DÉR. et COMP. Muséal. Écomusée. V. Muséo-.
HOM. Muser.

Encyclopédie Universelle. 2012.