NIBELUNGEN
L’origine du terme «Nibelungen » est loin d’être claire. Dans la première partie de la Chanson des Nibelungen , il désigne les rois Schilbung et Nibelung, dont les sujets sont des nains et des géants appelés eux aussi Nibelungen. Après avoir défait et tué les deux rois, Siegfried s’empare de leur trésor qui, après sa mort, passe aux mains des rois burgondes, et ceux-ci, dans la deuxième partie du poème, sont eux-mêmes qualifiés de Nibelungen. Le terme aurait donc été appliqué aux possesseurs successifs du fameux trésor qui, à l’origine, aurait appartenu à des êtres mythiques (en vieux norois [vnor.], Niflheimr, pays du brouillard, désigne le royaume des morts).
Une autre explication a cependant été avancée. Partant du fait que, dans les textes les plus anciens, ce sont les rois burgondes qui sont appelés Nibelungen (vnor.: Niflungar), on a émis l’opinion que, dès l’origine, le terme – courant comme anthroponyme en Allemagne dès le VIIIe siècle – s’appliquait à ces rois, à leur dynastie, et que les Nibelungen mythiques seraient donc d’origine plus récente.
Quelle que soit l’interprétation retenue, un fait est sûr: si le merveilleux abonde dans certaines parties et dans certaines versions de la légende des Nibelungen, celle-ci se déroule cependant pour l’essentiel sur un plan humain; les éléments constitutifs en sont la vie et la mort de Siegfried, la mort des rois burgondes.
La «Chanson des Nibelungen»
La version la plus complète et la plus belle, sinon la plus ancienne, de cette légende est certainement la Chanson des Nibelungen (Nibelungenlied ). Le poème, qui comprend 3 379 strophes – de quatre vers chacune – réparties en trente-neuf «aventures», a été composé en Autriche peu après l’an 1200. Le succès en fut immédiat et durable, comme l’attestent environ trois douzaines de manuscrits ou bien de fragments de manuscrits conservés.
Après avoir reçu auprès de ses parents l’éducation d’un chevalier courtois, Siegfried se rend à Worms pour y briguer la main de Kriemhild, la sœur des rois burgondes (Gunther, Gernot, Giselher), dont il a entendu célébrer la beauté. Reconnu dès son arrivée à Worms par Hagen, l’un des vassaux des rois, qui rappelle comment il s’est emparé du trésor des Nibelungen et de la chape qui rend invisible, comment il s’est rendu invulnérable en se baignant dans le sang d’un dragon qu’il venait de tuer, Siegfried n’est cependant admis à se présenter devant celle qu’il aime qu’après avoir aidé les Burgondes à triompher des Saxons et des Danois. Un marché est alors conclu entre Gunther et Siegfried: celui-ci accordera au preux étranger la main de sa sœur Kriemhild, à condition qu’il l’aide à conquérir Brünhild, la vierge guerrière qui règne sur l’Islande. Grâce à la chape magique, Siegfried se substitue à son ami et triomphe dans les épreuves sportives que Brünhild impose à ses prétendants. Un double mariage est alors célébré à Worms, mais une nouvelle fois, Siegfried doit intervenir pour mater Brünhild, la mariée rebelle; au cours de la lutte, il lui enlève sa ceinture et son anneau, qu’il a le tort de remettre à Kriemhild. Ensuite, accompagné de son épouse, il retourne dans son pays.
Dix ans plus tard, Siegfried et Kriemhild retournent à Worms où une violente querelle ne tarde pas à éclater entre les deux reines. Brünhild traite sa belle-sœur de serve – en Islande, Siegfried s’était fait passer pour le vassal de Gunther – mais elle est réduite au silence quand Kriemhild lui montre la ceinture et l’anneau qui lui avaient été dérobés au cours de la nuit des noces, et qu’elle l’accuse publiquement d’avoir été la «concubine» de Siegfried. Humiliée, Brünhild ne songe plus qu’à se venger, et Hagen lui promet son aide. Ayant obtenu par ruse que Kriemhild elle-même lui indique le seul endroit où Siegfried est demeuré vulnérable, il organise, avec l’assentiment de Gunther, une partie de chasse dans l’Odenwald et, traîtreusement, il tue Siegfried. Devant le corps de son époux, Kriemhild exhale sa haine contre les meurtriers. Mais il lui faudra attendre de longues années avant d’avoir la possibilité de se venger.
C’est ce désir qui lui fait accepter la demande en mariage d’Etzel, le roi des Huns. Elle se rend au pays des Huns et épouse Etzel dont elle a un fils, Ortlieb. Mais elle n’a pas oublié Siegfried, et elle obtient d’Etzel qu’il invite les rois burgondes. Malgré les avertissements de Hagen, ceux-ci acceptent l’invitation, et ils ne rebroussent pas chemin quand les ondines du Danube leur annoncent le destin funeste qui les attend. Arrivés à Etzelburg, ils sont bien accueillis par Etzel lui-même, mais tout dans les paroles et dans le comportement de Kriemhild les incite à se tenir sur leurs gardes; Hagen, de son côté, s’emploie à exaspérer Kriemhild par son insolent orgueil. Quand il apprend que les valets des Burgondes ont été massacrés, il tranche la tête du jeune fils de Kriemhild, et les combats se déchaînent. Les six dernières aventures relatent longuement la résistance héroïque que les Burgondes opposent aux assauts répétés de leurs ennemis. Finalement ne restent en vie du côté des Burgondes que Gunther et Hagen. Vaincus à leur tour par Dietrich von Bern, ils sont mis à mort par Kriemhild, tuée elle-même par Hildebrand, le vassal de Dietrich. Aux rares survivants, il ne reste plus qu’à pleurer les morts en une longue Plainte (Klage ).
Caractères généraux
La Chanson des Nibelungen passe à juste titre pour un des chefs-d’œuvre de la littérature allemande au Moyen Âge. L’auteur a su équilibrer les deux parties de son récit, tout en en maintenant l’unité; il a réussi d’admirables tableaux (Hagen montant la garde avec son ami Volker, refusant de se lever à l’approche de Kriemhild); en artiste consommé, il a su tirer parti des ressources que lui offrait le recours aux leitmotive à valeur symbolique (trésor des Nibelungen, épée de Siegfried...), aux rêves et aux avertissements prémonitoires.
Sans doute a-t-il voulu adapter les vieilles légendes à l’esprit de son temps: il s’est appliqué à donner à son poème un vernis courtois en présentant Siegfried comme un soupirant timide, selon la meilleure tradition du Minnesang, en multipliant les descriptions de fêtes avec leur étiquette rigoureuse, avec leur déploiement de luxe. Mais la matière qu’il avait à traiter se prêtait mal à cette stylisation courtoise, et lui-même avait sans doute trop le sens du tragique inhérent à la condition humaine pour accepter d’édulcorer les données de l’antique fable. Dieu demeure étrangement lointain dans son poème: le destin, l’implacable wurd des vieux Germains, y assume sa place et il pousse à leur perte, conjointement, avec la démesure qui souvent les caractérise, les protagonistes de ce drame. Dans le déchaînement des passions, même ce chevalier irréprochable qu’est Rüdiger ne peut échapper à la mort, et Dietrich, le roi juste et mesuré, n’arrive pas à faire entendre la voix de la raison. Il y a un abîme entre la «détresse des Nibelungen» (der Nibelunge n 拏t : ce sont là les derniers mots du manuscrit B) et la conclusion optimiste, digne des contes de fées, qui caractérise le roman arthurien.
Les sources immédiates
Les vieux récits, source du poème du XIIIe siècle, quels étaient-ils? Sous quelle forme étaient-ils parvenus à l’auteur – anonyme – de la Chanson des Nibelungen ?
On admet en général que les sources étaient de nature différente pour la première et pour la deuxième partie du poème. Pour la première partie, l’auteur s’est sans doute inspiré de chants assez brefs qui relataient les exploits du jeune Siegfried, de même que sa mort. On en retrouve l’écho partiel dans un poème fort médiocre du XIVe siècle, le Seyfriedslied. Le récit de la mort des rois burgondes, en revanche, aurait déjà subi vers 1160 – sans doute sous l’influence des chansons de geste – un premier «élargissement épique»; il y aurait eu une première épopée (non conservée), connue sous le nom de Ältere Not .
Ces théories tirent leurs arguments essentiels de la Thidrekssaga (compilation norvégienne, vers 1260) dont l’auteur, selon ses propres dires, s’est ingénié à grouper autour d’un personnage central, Dietrich von Bern, les légendes alors en vogue en Allemagne. Or le récit de la vie et de la mort de Siegfried ne prend que quelques pages, alors que la mort des rois burgondes est relatée avec un luxe de détails caractéristique d’une épopée. L’auteur de la Thidrekssaga pouvait certes connaître la Chanson des Nibelungen , mais entre son récit et le poème allemand les divergences sont telles qu’on est enclin à penser qu’il s’est inspiré de textes plus anciens, en particulier de la Ältere Not .
Les témoignages nordiques
Il peut paraître singulier qu’antérieurement à la fin du XIIe siècle les légendes du cycle des Nibelungen aient laissé si peu de traces en Allemagne: tout au plus peut-on signaler la présence de Gunther et de Hagen dans un poème latin du début du Xe siècle, le Waltharius. Cela se comprend cependant, car les poèmes qui les relataient ne se transmettaient que par la tradition orale, et il ne s’est trouvé personne pour les noter.
Mais, d’Allemagne, ces légendes étaient passées dans les pays scandinaves et, grâce à l’Islande, on possède des documents dont les plus anciens remontent sans doute au IXe ou au Xe siècle. L’abondance de ces textes met en lumière le prestige dont jouissaient les légendes dont les héros étaient Sigurd (Siegfried), Brynhild, Gudrun (Kriemhild), Gunnar (Gunther), Högni (Hagen), Atli (Etzel). Bragi, le plus ancien des scaldes norvégiens connus, y fait déjà allusion vers 850; la plupart des chants de l’Edda s’en inspirent; Snorri Sturluson en donne un bref résumé dans son Edda en prose; elles sont relatées avec force détails dans la Völsungasaga et, dans certaines régions, les ballades populaires en ont gardé le souvenir jusqu’à l’époque moderne.
Entre les versions nordiques et la Chanson des Nibelungen , on relève des divergences sensibles. Les différences portent surtout sur la première partie. Les pays scandinaves rattachent la légende de Sigurd au monde des dieux de la mythologie germanique: ils font descendre la lignée dont est issu Sigurd d’Odin lui-même; c’est là que l’on trouve le motif de la malédiction attachée à l’or dont les dieux dépouillent le nain Andvari et dont Sigurd s’empare après avoir tué le dragon Fafnir. Ils mettent de plus en plus l’accent sur cette mystérieuse Brynhild – parfois présentée comme une fille d’Odin –, sur l’amour qu’elle porte à Sigurd, sur le dépit qu’elle ressent à le voir marié à une autre. On aboutit ainsi à une sorte de «roman de Brynhild» dont les traits essentiels sont les suivants: Sigurd et Brynhild se rencontrent une première fois et échangent des serments d’amour, mais un philtre que lui verse la mère des rois burgondes fait que Sigurd oublie ces serments et épouse Gudrun. Il aide ensuite son beau-frère Gunnar à conquérir Brynhild que protège un rempart de flammes; pour cela, il change d’aspect avec Gunnar, s’introduit auprès de Brynhild dont il partage la couche durant trois nuits. Sans cesser d’aimer Sigurd, Brynhild devient ainsi la femme de Gunnar. Mais plus tard, quand au cours d’une querelle entre les deux reines la supercherie est découverte, elle exige que Sigurd soit mis à mort, puis elle monte elle-même sur le bûcher.
La différence la plus frappante entre la Chanson des Nibelungen et les versions nordiques porte sur la deuxième partie. Dans le poème allemand, Kriemhild, avide de venger la mort de Siegfried, attire ses frères au pays des Huns et les fait périr; dans les textes nordiques, au contraire, il n’y a nul lien de cause à effet entre la mort de Sigurd et celle de ses beaux-frères: c’est Atli qui invite traîtreusement les Burgondes à lui rendre visite et, malgré les avertissements de ses guerriers, Gunnar accepte l’invitation, mais à peine arrivés auprès d’Atli, les Burgondes sont maîtrisés, Högni est mis à mort, Gunnar jeté dans la fosse aux serpents où il périt. Gudrun, qui avait cherché en vain à prévenir ses frères du sort qui les attendait, venge alors leur mort de façon particulièrement cruelle: elle sert à Atli un véritable «festin d’Atrée» (les deux fils nés de leur union), puis elle met le feu à la salle des banquets; les Huns, Atli et Gudrun elle-même périssent dans les flammes.
Genèse des légendes
On trouve ce récit dans un des plus anciens poèmes de l’Edda , le Chant d’Atli (Atlakvida ). Ce texte, composé sans doute au Xe siècle, a conservé plus fidèlement que la Chanson des Nibelungen les données premières de la légende, et il est possible, en partant de lui, d’entrevoir comment des événements historiques du Ve siècle ont pu donner naissance à celle-ci. En 437, les Burgondes établis dans la région de Worms sont défaits et en partie exterminés par les Huns; leurs rois eux-mêmes périssent. Les survivants s’établissent alors en «Bourgogne», et un document du début du Ve siècle, la loi Gombette, a conservé les noms de leurs anciens rois: ce sont, à peu de chose près, ceux qu’on trouve dans la Chanson des Nibelungen et dans les textes scandinaves. Quelques années plus tard, Attila meurt au cours d’une nuit passée auprès d’une concubine dont le nom, Hildico, semble indiquer une origine germanique. La légende a établi entre ces deux faits une relation de cause à effet: Hildico a tué Attila pour venger la mort de ses frères, les rois burgondes.
S’il est donc relativement aisé de déceler les origines de cette légende, il est plus difficile de dire comment se sont formées celles dont Siegfried est le héros. Était-il à l’origine un être mythique dont le destin symboliserait successivement la victoire de la lumière sur les ténèbres (combat avec le dragon), puis la revanche des forces du mal (mort de Siegfried)? S’agit-il d’un personnage de contes populaires qui serait devenu héros de légende? Ou bien ces récits – comme celui de la mort des rois burgondes – remontent-ils en dernière analyse à des événements historiques? Faut-il y voir l’écho des démêlés sanglants entre Brunehaut (Brünhild), l’épouse du roi d’Austrasie Sigebert, et Frédégonde? Siegfried est-il le chef chérusque Arminius, dont la victoire sur les légions romaines de Varus aurait été présentée sous la forme mythique d’un combat avec un dragon, alors que le récit de sa mort se serait maintenu sur le plan purement humain? De toutes ces thèses, aucune n’a réussi à s’imposer.
Une seule chose paraît assurée: dans toutes les versions, Siegfried est présenté comme le beau-frère des rois burgondes; sa légende n’a donc pu prendre sa forme définitive qu’à un moment où la légende de leur mort était déjà connue, soit au VIe siècle, c’est-à-dire en pleine époque mérovingienne. Et n’est-ce pas une «atmosphère mérovingienne» que l’on respire dans ces récits où les trahisons, les meurtres au sein d’une famille royale jouent un si grand rôle? Cependant, l’unité entre les deux légendes n’a été réalisée qu’à partir du moment (au VIIIe ou au XIe siècle?) où un poète allemand, par un trait de génie, présenta la mort des rois burgondes comme une conséquence directe de l’assassinat de Siegfried.
Après une période d’oubli relatif au XVIIe et au XVIIIe siècle, la légende des Nibelungen a retrouvé son prestige à l’époque romantique. Depuis lors, les éditions de textes, les traductions, les études se sont multipliées; les poètes se sont emparés de ce beau sujet et se sont employés à faire revivre les vieilles légendes. La plupart de ces œuvres modernes ne présentent d’intérêt que pour le spécialiste. Deux d’entre elles seulement ont touché un public plus vaste. Suivant de près la Chanson des Nibelungen , F. Hebbel a voulu «mettre le poème à la portée de la nation, sous une forme dramatique». Mais c’est évidemment par la Tétralogie de Richard Wagner que le monde entier connaît maintenant la tragique histoire de Siegfried et des rois burgondes.
Nibelungen
dans la myth. germanique (Allemagne, Scandinavie, Islande), nains possesseurs de prodigieuses richesses et soumis au roi Nibelung ("Fils du brouillard", c.-à-d. du monde souterrain). Siegfried tua Nibelung et s'empara du trésor. Les compagnons de Siegfried, puis les Burgondes, prirent l'appellation de Nibelungen. Cette légende inspira à Wagner la tétralogie l'Anneau du Nibelung (1854-1874).
Encyclopédie Universelle. 2012.