PHILIPPE LE BEL
Le règne de Philippe IV le Bel, monté sur le trône de France à l’âge de dix-sept ans, à la mort de son père Philippe III, le 5 octobre 1285, est considéré par les historiens comme un des plus importants et des plus déconcertants de l’histoire de France.
Son importance tient au fait que le royaume de France apparaît alors au sommet de sa puissance médiévale: c’est le plus peuplé de la Chrétienté (de 13 à 15 millions d’habitants, le tiers de la Chrétienté latine). Il connaît une grande prospérité économique (extension maximale des défrichements, apogée des foires de Champagne, par exemple), le pouvoir monarchique accomplit de tels progrès qu’on voit dans Philippe le Bel, entouré de ses conseillers instruits en droit, les «légistes», le premier souverain moderne d’un État fort et centralisé.
Et pourtant, ce tableau optimiste ne cadre pas avec d’autres constatations. Un profond malaise économique semble latent, que manifestent les nombreuses mutations monétaires (dévaluations ou, plus rarement, réévaluations); à la fin du règne, le déclin des foires de Champagne concurrencées par le commerce maritime direct des Italiens avec l’Europe du Nord et, au lendemain de la mort du roi, la grande famine de 1315-1317.
Par ailleurs, des études plus minutieuses montrent un roi connaissant mal son royaume et incapable d’en maîtriser l’étendue (Fawtier), échouant à établir des impôts directs, impuissant à disposer d’une administration efficace (Strayer). Une série de procès et de scandales, mi-politiques, mi-privés, entourent la figure du roi d’un halo douteux: procès de l’évêque de Troyes, Guichard, accusé d’avoir fait mourir la reine par sorcellerie; procès de l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, qui aggravera le différend du roi avec la papauté; procès des Templiers; emprisonnement des brus du roi et exécution de leurs amants.
Enfin, ce roi reste énigmatique. A-t-il été l’instigateur de la politique française ou un simple instrument entre les mains de ses conseilleurs? Les chroniqueurs contemporains, hostiles pour la plupart aux aspects fiscaux et monétaires de cette politique, penchent pour la seconde hypothèse et font de Philippe IV un souverain mal conseillé. Mais c’est là une idée reçue de la littérature concernant les rois.
Il reste que, derrière ces incertitudes, on entrevoit en Philippe le Bel un type de roi qui n’est plus celui du Moyen Âge classique. Bien que l’on ait insisté sur sa piété et que son gouvernement ait continué l’évolution vers la spécialisation et la centralisation amorcée au moins sous Philippe Auguste, bien qu’il ait eu une vénération spéciale pour son grand-père dont il obtint la canonisation (1297), il apparaît comme un «anti-Saint Louis». Un leitmotiv de cette époque est de déplorer les détériorations survenues depuis «le temps monseigneur Saint Louis», considéré comme le bon temps; on pressent ainsi qu’avec ce roi d’un nouveau modèle c’est une autre époque qui s’annonce. Il ne faut pas cependant exagérer la «modernité» de Philippe le Bel et de la France de son temps.
1. Le roi et son Conseil
On possède peu de renseignements sur le physique, le caractère et la vie privée de Philippe le Bel. Son surnom, qui lui fut donné de son vivant, témoigne de l’habitude de l’entourage royal et de l’opinion publique de voir dans ses rois des incarnations du type idéal du chevalier, beau ou hardi (Philippe III) plus encore que bon (Jean I) ou sage (Charles V).
«D’une race royale et très sainte»
Le récit, par un envoyé de la cour de Majorque, de la mort et des funérailles de Philippe le Bel fournit des renseignements précieux sur le roi et le cérémonial monarchique. Le roi fut frappé d’une attaque le 4 novembre 1314, dans la forêt de Pont-Sainte-Maxence où il pratiquait le sport favori de l’aristocratie féodale: la chasse. Conduit par eau à Poissy, puis à cheval à Essone et en civière à Fontainebleau, il y mourut le 29 novembre. Le 27 il avait eu un entretien avec son fils et héritier Louis et, en présence de son entourage, lui avait recommandé de «tenir l’Église romaine en révérence, d’aimer ses sujets, de maintenir le royaume de France en bon état, à l’instar de son aïeul Saint Louis, de prendre l’avis de ses frères et oncles». Selon le moine Yves de Saint-Denis, il confia à son fils, dans un entretien particulier, le secret du toucher des écrouelles. Son corps fut embaumé et transporté par la Seine à Paris où il fut exposé le 1er décembre à Notre-Dame, enveloppé d’un drap d’or et muni des emblèmes royaux: couronne d’or, manteau d’hermine, sceptre, main de justice. Le 3 décembre, le corps fut emmené à Saint-Denis où on l’enterra près de Saint Louis. Selon la coutume, ses entrailles et son cœur, mis à part, furent placés le 4 décembre chez les dominicaines de Poissy. On constata qu’il avait un cœur très petit, «le cœur d’un nouveau-né ou d’un oiseau». Le narrateur remarque enfin que le roi n’avait jamais été malade. Il faut toutefois noter qu’il était mort à quarante-six ans, ce qui, même pour l’époque, était jeune pour un roi dont l’espérance de vie dépassait celle de la plupart de ses sujets. Et ses trois fils, qui lui succédèrent, moururent tous jeunes.
Roi pieux et réputé tel malgré ses démêlés avec la papauté (ce que l’on ne tenait pas pour signe d’impiété), Philippe le Bel avait une grande vénération pour son grand-père Louis IX dont il obtint de Boniface VIII, avant leur querelle, la canonisation. Il assuma le caractère sacré de la royauté et en exerça les pouvoirs thaumaturgiques reconnus au roi de France: guérison des écrouelles, ou scrofules, «mal royal» qui désignait l’adénite tuberculeuse. Les comptes de l’hôtel royal en 1307-1308 mentionnent les malades venus se faire «toucher» par le roi des régions les plus éloignées du royaume et de l’étranger. Le cardinal Jean le Moine écrit sous son règne: «Les rois qui sont oints ne tiennent pas, à ce qu’il semble, le rôle de purs laïques; ils le dépassent.» L’Italien Gilles de Rome dédie un ouvrage «au seigneur Philippe issu d’une race royale et très sainte». Philippe IV, d’ailleurs, donne une impulsion nouvelle à l’historiographie monarchique en demandant à un moine de Saint-Denis, Yves, une histoire des miracles de saint Denis, qui conférait un caractère surnaturel à l’histoire des rois de France, ses protégés.
Un roi «constitutionnel»
Toutefois, depuis son père, Philippe III, le début du règne ne partait pas, dans les actes de la chancellerie royale, du sacre, mais de l’avènement. Cette pratique, justifiée sous Philippe le Bel par Jean de Paris dans son De potestate regum et papali , manifeste la laïcisation du pouvoir monarchique parallèlement aux caractères religieux qu’il conserve.
Il semble enfin qu’on puisse trancher le débat sur les rapports entre le roi et ses conseillers à l’aide de certains témoignages d’époque. Si le témoin exagérait, qui déclarait au procès de Bernard Saisset qu’«au lieu de chasser, le roi ferait mieux de siéger au Conseil et de ne pas laisser ses mauvais conseillers commettre des injustices», Guillaume de Nogaret laisse sans doute transparaître la vérité en disant du roi en 1310: «Il craignait toujours de mal se comporter envers Dieu et envers les hommes s’il n’avait pas pris de sages décisions après en avoir délibéré avec son Conseil.» En ce sens, J. R. Strayer a pu le décrire comme un roi «constitutionnel» et J. Favier écrit justement: «La politique du roi fut [...] la politique des conseillers; ce qui demeure à l’actif du souverain, c’est le discernement avec lequel il les choisit, l’esprit novateur avec lequel il les imposa, et la constance avec laquelle il les soutint.»
2. Le gouvernement du royaume
Le domaine royal ne connut pas de grands accroissements sous Philippe le Bel: les villes de Lille, Douai, Béthune, Tournai passèrent sous administration royale directe. L’acquisition la plus importante fut celle de Lyon, qui manifestait l’extension du territoire vers l’est. Par différents moyens, certaines régions ou villes importantes furent placées sous la dépendance plus ou moins étroite du roi. La Champagne, que lui avait apportée sa femme, Jeanne de Navarre, fut, tout en demeurant à part du domaine, administrée par des agents royaux. Une partie du Barrois entra dans la mouvance française. Des accords de pariage firent du roi un coseigneur dans le Vivarais, à Cahors, Mende, Luxeuil, au Puy.
Mais, suivant aussi la coutume de ses prédécesseurs, Philippe le Bel constitua des apanages en faveur de ses frères Charles de Valois et Louis d’Évreux, de ses deuxième et troisième fils, Philippe (comte de Poitiers) et Charles (comte de la Marche).
Philippe le Bel et ses conseillers poursuivirent également le renforcement des organismes centraux de la monarchie.
La spécialisation de la curie royale s’accentue. Les fonctions judiciaires deviennent le monopole d’une commission qui se transforme peu à peu en parlement. Un règlement de 1303 cherche à l’organiser. Au cours du règne, une Chambre des enquêtes et une Chambre des requêtes se différencient peu à peu au sein du Grand Conseil. Les fonctions financières sont, à partir de 1303, divisées entre l’ancienne Chambre aux deniers et une nouvelle Chambre des comptes appelée à prendre de plus en plus d’importance. Le Trésor, qui était géré par les Templiers, passe aux mains d’agents royaux qui conservent d’ailleurs le caractère de banquiers du roi.
Impositions et expédients financiers
Le problème le plus difficile était celui posé par les finances. Le roi ne pouvait plus gouverner avec les seuls revenus du domaine royal augmentés de taxations extraordinaires levées en vertu des institutions féodales (aides demandées en certains cas aux vassaux), domaniales (tailles levées sur les paysans) ou obtenues du clergé aux fins prétendues de croisade (décimes) ou des villes (subsides) sous des prétextes divers. Philippe le Bel tenta d’établir une imposition directe régulière par différents moyens: centièmes, cinquantièmes, vingtièmes ou autres, assis sur le capital, le revenu, ou par famille («par feu»). Il n’y réussit pas.
Les confiscations de biens au détriment de groupes considérés comme des corsps étrangers au royaume continuèrent. Ces spoliations s’accompagnent d’expulsions collectives. Ce fut le cas des Juifs (100 000 environ, probablement) en 1306. Ce furent, en 1277, 1291, 1311, les arrestations et expulsions de marchands italiens, appelés Lombards, qui jouaient un rôle important dans le grand commerce (le plus riche Parisien du temps, était probablement le Placentin Gandoufle ou Gandolphe d’Arcelles) et dans les finances royales (les frères florentins Biccio et Musciato Guidi de Franzesi, dits Biche et Mouche, furent les banquiers et les conseillers du roi en matière monétaire).
Parmi les expédients financiers, Philippe le Bel et ses conseillers recoururent aussi à des altérations de la valeur nominale ou de la valeur intrinsèque du cours de la monnaie. Ces mutations monétaires procuraient au roi un double bénéfice par la taxe qu’il levait sur le monnayage et surtout par le soulagement que l’abaissement de la valeur nominale apportait aux dettes royales. Mais la diminution des revenus qui en résultait à la longue, les pertes occasionnées par l’inflation qui suivait aux catégories sociales payées en monnaie dévaluée (seigneurs, rentiers du sol, salariés) annulaient largement les effets bienfaisants mais éphémères de ces dévaluations pour les finances royales. Aussi les dévaluations de 1295-1296, 1303, 1305 sont-elles suivies de «renforcements» ou rétablissements de la «bonne» monnaie en 1306 et 1313. Mais ces mesures de déflation frappaient lourdement le petit peuple, surtout celui des villes, dans la mesure en particulier où les propriétaires réclamaient le paiement des loyers en monnaie forte. D’où, en 1306, de graves émeutes à Paris, où les artisans de corporations semblent avoir joué un rôle de premier plan. L’exécution de meneurs et de chefs des corporations, la suppression (provisoire) des corporations parisiennes laissent soupçonner que cet épisode mal connu n’a fait que révéler et exacerber des antagonismes sociaux profonds. De façon plus générale, les mutations monétaires sont dues sans doute autant aux conséquences des fluctuations du commerce de l’or et de l’argent entre l’Orient et l’Occident qu’aux besoins financiers de la monarchie, ou plutôt ceux-ci s’aggravent en fonction de celles-là. Les mutations monétaires révèlent donc les difficultés financières de la royauté, la sensibilité croissante de la société française à l’économie monétaire et la fragilité de la position française sur le théâtre du commerce international. Cette politique, qui valut à Philippe le Bel la réputation de «faux-monnayeur», compliqua ses relations avec le Saint-Siège, draineur d’argent du royaume et allié aux banquiers florentins, créanciers des rois.
Les premières assemblées nationales (1302-1314)
Les difficultés financières contribuèrent aussi à la convocation par le roi d’assemblées de délégués de la nation appelés à le soutenir non seulement en paroles mais aussi par des subsides. Les prédécesseurs de Philippe le Bel avaient déjà réuni des représentants soit de la noblesse, soit du clergé, soit de la bourgeoisie urbaine. Mais c’est en 1302 que Philippe le Bel convoqua pour la première fois ensemble des représentants des trois ordres ou états. D’autres assemblées furent les premiers «états généraux», selon une expression qui est postérieure.
Par ces consultations (étroitement dépendantes du bon vouloir royal), par de vastes campagnes d’opinion, par l’action étendue des agents royaux, le roi et ses conseillers contribuèrent à créer une opinion publique nationale. Ils recoururent souvent à la calomnie, à l’intimidation, à la désignation de boucs émissaires individuels ou collectifs, mais l’emploi de ces moyens manifesta la naissance de la raison d’État au niveau de la justification publique. Une telle propagande contribua à renforcer dans la psychologie collective la «religion royale». Cette adhésion massive masqua pour un temps les conflits sociaux et l’inefficacité relative de l’administration.
Les fonctionnaires royaux
Une des causes de l’échec de Philippe le Bel en matière d’impôt est l’impuissance de l’administration à en fixer l’assiette. La monarchie était incapable de connaître le chiffre de la population, la richesse des individus et du pays, de réunir les renseignements indispensables à un gouvernement rationnel. Les gens capables, notamment par leurs compétences juridiques, d’aider la monarchie préfèrent encore souvent au service du roi des carrières privées, plus lucratives (J. R. Strayer).
Il ne faut pourtant pas exagérer l’inefficacité de l’administration de Philippe le Bel. Par l’intermédiaire des baillis et sénéchaux (et de leurs agents, de plus en plus nombreux) que Philippe le Bel choisit en dehors du pays qu’ils devaient administrer et assigna à résidence dans leurs circonscriptions, l’impulsion royale se transmettait peu à peu à tout le pays. Il subsistait encore des cours, des parlements régionaux. Le clivage entre France du Nord et France du Midi, France d’oil et France d’oc, demeurait. Les assemblées des trois états étaient convoquées pour chacune de ces deux France. Mais Paris, dont l’Université brille de tout son éclat, dont la cathédrale s’achève avec le début de la construction des chapelles du chœur, dont le palais royal s’agrandit et se dote d’une magnifique façade nord sur la Seine, où les ateliers d’art (livres enluminés, ivoires) se multiplient, Paris est de plus en plus la capitale de la France.
Malgré quelques notables exceptions, la laïcisation des conseillers royaux s’accélère. Fait nouveau, les gardes des Sceaux, successeurs des chanceliers, sont des laïcs. Les conseillers royaux viennent du Midi comme du Nord. Au Conseil «secret» siègent des «légistes» méridionaux comme Pierre Flote, Guillaume de Nogaret et Guillaume de Plaisians, grands artisans de la politique contre Boniface VIII, un Méridional juriste mais prélat, l’archevêque de Narbonne Gilles Aiscelin, des légistes septentrionaux, formés à Orléans, comme Pierre de Balleperche, Étienne de Mornay. Des nobles sont aussi proches conseillers du roi, tels le connétable Gaucher de Châtillon et surtout Enguerrand de Marigny, petit noble du Vexin normand, qui, à la fin du règne, dirigea aussi bien les affaires financières que les affaires extérieures du royaume. Il doit dès 1314 rendre des comptes au roi sur sa fortune, mais, encore tout-puissant à la mort de Philippe le Bel, il tombe bientôt et est pendu le 30 avril 1315 au gibet de Montfaucon, où son cadavre demeure exhibé pendant deux ans. D’autres conseillers de premier plan sont spécialisés, tels Pierre de Latilly dans la politique fiscale, Raoul de Presles, principal avocat du roi et «tombeur» des Templiers par sa déposition au procès, dans la représentation du roi au Parlement.
Il ne faut pas oublier les juristes de province, tels Pons d’Aumelas qui, après une longue carrière de juge à Montpellier, Rodez, Toulouse, finit au Parlement de Paris, ou Pierre Dubois, avocat royal à Coutances, dont les pamphlets à l’appui de la politique royale ne reçurent pas la consécration parisienne.
Enfin, les officiers royaux restés souvent anonymes, comme les «commissaires aux affranchissements» qui achevèrent d’affranchir les derniers serfs du domaine royal, rappellent que le roi «faux-monnayeur» fut avant tout le roi d’un pays agricole et d’un peuple où les ruraux étaient de loin les plus nombreux. C’est dans l’évolution de la rente féodale qu’il faut sans doute chercher l’explication la plus générale de la crise qui s’annonce sous le règne de Philippe le Bel.
3. La France dans la Chrétienté
Les armées dont dispose Philippe le Bel, et dont il laissa en général le commandement au connétable, aux maréchaux et à son frère Charles de Valois (mais il paya vaillamment de sa personne à Mons-en-Pévèle), ne correspondent pas aux effectifs que laisserait supposer la richesse en hommes de la France. Les difficultés pour réunir l’ost féodal, les facilités de rachat de plus en plus grandes pour les roturiers, l’indiscipline des soudoyés, le manque de cohésion entre Français du Nord, Français du Midi et étrangers, entre cavalerie noble et piétaille roturière expliquent les mécomptes de Philippe le Bel en matière militaire. La force de la marine, pour laquelle il fit construire un arsenal à Narbonne en 1294 et surtout, cette même année, le «clos des galées» de Rouen, arsenal construit par un Génois, ne doit pas non plus être surestimée.
Malgré les entraves financières, dont les plus graves furent précisément dues aux guerres, Philippe le Bel réussit à développer une diplomatie de l’argent. Par l’intermédiaire en effet de fiefs rentes ou fiefs de bourse, il se concilia, contre monnaie, l’alliance et la vassalité de nombreux seigneurs en Flandre et dans l’Empire.
La période de mue que connaît la France de Philippe le Bel se traduit par un certain repli des entreprises militaires sur le royaume. Le père de Philippe le Bel, Philippe III, était mort au palais des rois de Majorque à Perpignan, Philippe le Bel se détourne de la péninsule Ibérique. Il va s’intéresser à la récupération des territoires anglais du royaume, à la Flandre, de plus en plus essentielle à la prospérité et à l’équilibre de la France, à la consolidation de la principale frontière de la monarchie, celle avec l’Empire. Par-dessus tout, il cherchera à se dégager et à dégager l’Église de France de la tutelle de la papauté.
Les mariages anglais et les affaires de Flandre (1294-1305)
Malgré les accords signés avec l’Angleterre sous Saint Louis et Philippe III, la pratique de la vassalité du roi d’Angleterre à l’égard du roi de France pour ses territoires français et de la suzeraineté française sur ces territoires (appels à la justice du roi de France), les incidents constants entre marins des deux souverainetés, le désir probable d’une partie au moins des conseillers de Philippe le Bel de récupérer l’ensemble des terres françaises conduisirent à la rupture et à la guerre en 1294. Philippe le Bel, qui en avait pris l’initiative et avait gagné militairement la partie en Aquitaine (conquise de 1294 à 1296) et en Flandre (où une diversion anglo-flamande échoua en 1297), accepta pourtant l’arbitrage du pape, qui rétablit les choses en l’état antérieur. Deux mariages scellaient la réconciliation (conventions de Montreuil, 1299). Edouard Ier épousait Marguerite, sœur de Philippe le Bel, son fils, le futur Edouard II, Isabelle, fille du roi de France. Cet apparent succès matrimonial pour Philippe le Bel allait fonder, à partir de 1328, les prétentions anglaises à la succession royale française. La Flandre était à la fois, dans sa partie française (l’autre relevait de l’Empire), une des plus riches terres du royaume (grâce à la prospérité artisanale et commerciale des villes), une couverture militaire de l’Île-de-France, et une pomme de discorde avec l’Angleterre que la vente de sa laine aux drapiers flamands liait de façon spéciale à la Flandre. Le roi de France intervenait sans cesse dans les affaires flamandes et poussait ses exigences judiciaires et financières au-delà même de son droit. Il s’appuyait sur une grande partie de la noblesse du pays, les leliaerts (partisans des fleurs de lys), contre le comte, les bourgeois et les artisans. L’intervention du comte en faveur d’Edouard Ier et sa défaite de 1297 amenèrent une forte répression française. Une série d’incidents culminant avec le massacre de Français par les Brugeois en 1302 (matines de Bruges) ranima les hostilités. À la stupeur de la Chrétienté, le 11 juillet 1302, près de Courtrai, la piétaille des artisans flamands anéantit la fine fleur de la chevalerie française. Les vainqueurs y ramassèrent tant d’éperons d’or que ceux-ci donnèrent son nom à la bataille. Philippe le Bel prit en personne sa revanche sur les Flamands à Mons-en-Pévèle en 1304. Un traité très sévère, qui soumettait étroitement au roi de France non seulement le comte, mais, directement, ses sujets, fut imposé aux Flamands à Athis-sur-Orge en 1305. Les quatre ans que prit la ratification, les démonstrations militaires françaises régulières à partir de 1302 («osts de Flandre») montrèrent que le fossé n’était pas comblé entre le roi de France et le plus riche comté du royaume.
La politique flamande peut être considérée comme un élément de la poussée française vers l’Empire sous Philippe le Bel. Cette dernière connut des succès certains en Hainaut, en Lorraine, et surtout à Lyon. Mais, en 1308, Philippe le Bel ne parvient pas à faire de son frère, Charles de Valois, un empereur.
Difficultés avec la papauté (1296-1312)
Avec le pape Boniface VIII (1295-1309), les relations s’étaient d’abord maintenues avec des hauts et des bas et, par égard pour le roi de France, le pape avait en 1298 canonisé son grand-père, Louis IX. Mais les sollicitations financières de plus en plus pressantes faites par Philippe le Bel à l’Église de France se heurtaient aux sollicitations symétriques des finances pontificales, elles aussi alourdies par le développement de la centralisation romaine. La rigidité du Conseil royal et les maladresses du pape et de la Curie amenèrent une série de crises graves.
L’enjeu en était pour la royauté française l’attachement du clergé au royaume et l’indépendance du monarque dans le gouvernement de tous ses sujets.
En 1296, le pape interdit par la bulle Clericis laicos le versement par les clergés français et anglais de subsides à leurs souverains. Philippe le Bel ayant réagi vivement, Boniface fit machine arrière en 1297, mais, au cours de l’affaire, des arguments en faveur, d’une part, du droit d’immixtion du pape dans les affaires temporelles des princes et, d’autre part, de la souveraineté des princes laïques dans leurs États envenimèrent les choses.
L’arrestation et la condamnation de Bernard Saissel, évêque de Pamiers, en conflit avec le comte de Foix et le roi de France son suzerain pour des droits sur la ville de Pamiers, entraînaient à nouveau en 1301 une bulle, Ausculta fili , où était réaffirmée la supériorité du pape sur le roi. Philippe le Bel et ses conseillers réagirent en convoquant les assemblées des trois états qui, en 1302 et 1303, appuyèrent à fond – même dans la grande majorité du clergé – la politique royale. Boniface VIII aggrava la tension par une nouvelle bulle reprenant les formules de «théocratie pontificale» élaborées depuis Grégoire VII: Unam Sanctam (nov. 1302). Le roi de France lança alors un appel à un concile général qui devait juger le pape, accusé d’hérésie, simonie, crimes de toutes sortes. Guillaume de Nogaret fut envoyé en Italie pour s’assurer de la personne du pape et le garder en vue du concile. Avec l’aide des ennemis italiens de Boniface VIII (des nobles romains, les Colonna, surtout), il fit prisonnier le pape dans son palais d’Anagni, le 7 septembre 1303. Au cours de l’arrestation, Sciarra Colonna frappa le pape et Nogaret fut accusé, selon une légende probablement fausse, de l’avoir giflé. Dès le 9 septembre, Boniface fut délivré par ses partisans. Brisé par l’épreuve, le pape mourut à Rome le 11 octobre.
Les papes à Avignon (1309-1314)
Ses successeurs, le modéré Benoît XI (1303-1304) et surtout Clément V (le Français Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux dans l’Aquitaine anglaise), rétablirent de bonnes relations avec Philippe, sans toutefois céder à toutes ses exigences. Le procès posthume de Boniface VIII réclamé par le roi n’eut lieu qu’en 1310-1311 à Avignon. Philippe le Bel fut déclaré innocent des événements d’Anagni et les mesures de Boniface le concernant furent annulées. Mais Boniface ne fut pas condamné. Nogaret, astreint à des pèlerinages de pénitence et à la croisade, négligea d’obéir, sans être inquiété. Le 13 octobre 1307, Philippe le Bel faisait arrêter tous les Templiers de France, sous des accusations infamantes (sodomie, sacrilège, idolâtrie), pour des motifs qui ne sont pas clairs. Il dut harceler le pape pour obtenir finalement la suppression de l’ordre dans toute la Chrétienté par le concile de Vienne, le 3 avril 1312.
Le plus important succès de Philippe le Bel dans ses rapports avec la papauté fut peut-être involontaire et alors insoupçonné: l’installation de la papauté à Avignon, à portée des pressions et influences françaises. Dictée par la situation italienne, cette solution provisoire allait se prolonger pendant trois quarts de siècle, valoir un surcroît de puissance à la France, mais, en préparant le Grand Schisme, se révéler, comme le mariage anglais, une victoire à la Pyrrhus.
De même, les progrès de la puissance royale dans le royaume pouvaient apparaître fragiles à la lumière des soulèvements, fomentés par les seigneurs, qui éclatèrent en 1314 et allaient s’étendre en 1315 sans toutefois compromettre en définitive le renforcement du pouvoir royal.
Citant la violente attaque de Dante dans La Divine Comédie contre les Capétiens et les «brigands» d’Anagni, Michelet commentait: «Cette furieuse invective gibeline, toute pleine de vérités et de calomnies, c’est la plainte du vieux monde mourant, contre ce laid jeune monde qui lui succède. Celui-ci commence vers 1300; il s’ouvre par la France, par l’odieuse figure de Philippe le Bel.»
Il y a peu de chances d’élucider la psychologie du souverain, mais l’étude de plus en plus poussée des moyens matériels et humains de sa politique et de leurs résultats, d’autre part l’analyse des procès, qui par leurs caractéristiques (énoncé non des vrais motifs politiques, mais d’accusations infamantes fausses, aveux dans de nombreux cas d’accusés, sans doute innocents mais incapables d’échapper au système) rappellent d’autres procès politiques de l’histoire, permettront sans doute de mieux définir un moment critique dans l’évolution d’une société politique et la formation d’une «raison d’État».
Encyclopédie Universelle. 2012.